ZORN, Fritz
Mars
Z. est l'aîné d'une riche famille suisse, habitant la “Rive dorée” du lac de Zurich. Il est élevé dans une maison où l'harmonie règne au point d'étouffer tout conflit, toute contradiction, toute idée personnelle. Les sujets qui risquent de fâcher - tout ce qui n'est pas totalement anodin - sont écartés de la conversation comme trop “compliqués”. Le seul avis que l'on puisse avoir est celui de l'autre, pour éviter toute friction. Les choses sont bonnes ou mauvaises sans qu'il soit possible d'interroger cette dichotomie. Tout ce qui est moderne, qui n'a pas encore été validé par la tradition, est mauvais. Le corps, le sexe sont éminemment mauvais et compliqués, à tel point qu'il n'ont tout simplement pas d'existence. Tout ce qui n'est pas parfaitement comme il faut, et, plus largement, tout ce qui est vivant, est ridicule. Seuls ne sont pas ridicules l'immobilisme le plus total, la tranquillité - conçue comme l'absence de toute agitation, même positive, l'ennui le plus profond.
Lorsque Z. va à l'école, il est un bon élève - il étudie par devoir et non par plaisir - sauf en sport, naturellement. Il n'est ni détesté ni aimé par ses camarades, il échoue à créer de réelles relations avec eux, de même qu'il échoue à entrer en contact avec les filles. Il a quelque temps l'illusion d'une supériorité - car il s'intéresse aux choses élevées - mais rapidement, il doit constater son infériorité car il ne sait rien de la vie. A l'âge adulte, lorsqu'il entreprend des études universitaires, la situation se prolonge : il n'éprouve d'attirance sexuelle ni pour les hommes ni pour les femmes, a une foule de connaissances mais pas d'amis, se sent seul y compris lorsqu'il est avec d'autres, ne se passionne pour rien, n'éprouve pas de plaisir à voyager ou à voir le soleil briller. Il est dépressif et cache sa dépression derrière une apparence d'insouciance, de sérénité immuable, de normalité.
Après sa thèse (langues romanes), il commence à enseigner et cesse d'habiter chez ses parents. La dépression perdure et les premières tentatives de psychothérapie échouent, car Z. n'est pas prêt à remettre en cause sa normalité. Il passe des heures à écrire le mot tristeza sur du papier quadrillé, à contempler douloureusement le coucher du soleil. Jusqu'au jour où une grosseur cancéreuse apparaît sur son cou. Le cancer : naturellement, se dit-il. La maladie lui permet de briser enfin la carapace de normalité derrière laquelle il tentait de s'abriter. Une course contre la montre s'engage alors : parviendra-t-il à guérir psychologiquement et physiquement ? Parviendra-t-il à connaître des états de bonheur avant que la maladie ne l'emporte ? La réponse est non : Z. meurt à 32 ans, impuissant, sans avoir connu l'amour et avec la conscience aiguë d'avoir raté sa vie, de n'avoir rien pu faire de ce qu'on avait fait de lui. Une fois la maladie déclarée, l'écriture montre trois étapes : une phase d'amélioration, caractérisée par l'espoir d'une double guérison ; une phase de révolte haineuse et dévorante lorsque le cancer se généralise et que Z. réalise qu'il n'aura peut-être pas le temps de guérir de sa névrose avant de mourir ; enfin, une période d'analyse plus froide mais tout aussi désespérée.
Sans complaisance vis-à-vis de lui-même, Z. fait un portrait acerbe de la société suisse dans laquelle il a grandi, il conspue avec véhémence la bourgeoisie, la religion chrétienne, la sclérose de ces milieux. Il pardonne aux individus que sont son père et sa mère, tout aussi malheureux que lui au fond, mais continue à maudire la figure du Père et de la Mère (analogie avec Marie-Antoinette, à laquelle il était vain de couper la tête en tant que femme, mais utile de couper la tête en tant que Reine). Il considère qu'on l'a démoli, suffisamment pour qu'il ne puisse plus réagir, et que, d'une certaine manière, ses parents et son milieu l'ont dévoré avant son cancer. Sa souffrance - celle d'un homme qui constate que sa vie se termine sans avoir ni bonheur ni sens - est brûlante, angoissante. Z. considère que la seule utilité de son existence est peut-être d'être lui-même une cellule cancéreuse du corps social et ce livre est l'appel le plus extraordinairement individualiste à la révolution.
Quelques remarques complémentaires :
- Z. ne parle qu'une fois de son frère. Celui-ci a-t-il pu faire quelque chose de ce qu'on a fait de lui ? A-t-il développé lui aussi une névrose ? Il aurait été intéressant d'avoir ce contrepoint.
- Z. donne du cancer une explication 100% psychosomatique, ce qui m'a toujours considérablement angoissée (s'il suffit de larmes rentrées pour avoir un cancer, qui peut y échapper ?). Il va jusqu'à écrire : “Je trouve que quiconque a été toute sa vie gentil et sage ne mérite rien d'autre que d'avoir le cancer”. Cet acharnement contre lui-même pourrait avoir la vertu d'un coup de fouet, mais aussi la force du coup de grâce. Peut-on vraiment s'en tenir à cette explication totalement psychosomatique, sans tenir compte d'autres facteurs aujourd'hui mis en évidence (la connaissance du cancer a formidablement progressé depuis la parution du livre en 1977, postérieure à la mort de Z.). D'autre part, elle impliquerait qu'on ne puisse guérir sans guérir mentalement, ce que pense Z. Il paraît même penser qu'aucune médecine ne peut agir sans que le patient y croie. Il ne s'agit pas pour moi de nier l'effet placebo ni les liens évidents entre l'esprit et le corps. La bonne santé de l'un influe sur la bonne santé de l'autre. Mais il me semble que la réciproque est également vraie : la santé du corps influe sur celle de l'esprit (Montaigne le fait plaisamment remarquer). On peut guérir sans croire à sa guérison. Par haine des choses “compliquées” qui ont étouffé dans son enfance toute possibilité de penser librement et de voir les choses en face, Z. pèche peut-être par excès inverse. Cependant, introduire quelques nuances n'invalide pas la validité générale de son propos.
- d'un point de vue stylistique, Mars n'est peut-être pas un très grand livre. Z. revient encore et encore sur les mêmes sujets, souvent dans les mêmes termes, ressassement parfois assommant. L'analyse froide de son parcours ne recourt ni aux faits ni à l'émotion : il reste un discours qui manque parfois de relief, qui stagne un peu (le même motif est présent du début à la fin, la progressivité de la prise de conscience est écrasée par le jugement de celui qui écrit au temps T+1 et seules les variations apportent une profondeur renouvelée), qui amoindrit les possibilités d'empathie et ne donne pas un grand plaisir de lecture. On imagine qu'un roman aurait pu dire la même chose avec plus d'efficacité encore, en exposant des faits bruts (Banks fait comprendre ainsi ses thèses). Ici nous n'avons que la thèse et pas l'illustration.
2008-01