BEAUVOIR, Lettres à Nelson Algren

De Beauvoir, je connais presque exclusivement les ouvrages biographiques, à quelques romans près. Je regrette vivement de n'avoir pas pris plus de notes sur les Mémoires d'une jeune fille rangée, la Force de l'âge et la Force des choses, lectures marquantes et pourtant déjà si lointaines. De la Force des choses, j'avais retenu - entre autres - le caractère complexe et douloureux de sa relation avec Algren, aussi difficile qu'avaient pu l’être les relations de Sartre avec les “contingentes”. J’en avais déduit que les relations à 3 fonctionnaient mal, mais en conservant une idée finalement assez imprécise du fameux pacte Sartre-Beauvoir et de son fonctionnement. Les lettres de Simone à Nelson, de 1947 à 1964, (les lettres d’Algren qui auraient apportées en retour un éclairage précieux n’ont pas pu être publiées) permettent d’apprendre une foule de choses sur la personnalité de l’auteure et sur cette forme si singulière et si intéressante du couple.

Les relations avec Sartre, Algren et les hommes

La relation Sartre-Beauvoir est devenue asexuée au bout d’une dizaine d’années, après un constat d’échec dans ce domaine. Mais leur lien ne s’est pas affaibli pour autant. Beauvoir explique très bien comment Sartre l’a aidée à devenir ce qu’elle est, et combien lui, en retour, a besoin d’elle pour travailler. Combien leur fiabilité réciproque est un élément indispensable de leur vie affective et intellectuelle. Combien ce serait se trahir que de faire défaut à Sartre. Cela étant, Beauvoir n’a pas attendu Algren pour connaître avec d’autres hommes des relations physiques satisfaisantes (Bost, par ex) même si elle n’a pas à proprement parler collectionné les amants. Sartre et Beauvoir se conseillent l’un l’autre dans leurs amours, veillent l’un sur l’autre, non sans souffrir parfois de ne pouvoir tout donner au tiers ou, à l’opposé, de voir le tiers prendre une trop grande place.

Assurément Algren prend une place tout à fait exceptionnelle dans sa vie, c’est un coup de foudre profond. Leur amour est en quelque sorte condamné dès le départ par la distance et leur incapacité à se transplanter hors de leur milieu. Beauvoir a besoin de Sartre, de Paris, de leur bande, de la France. C’est son vivier, aussi indispensable pour écrire qu’écrire est indispensable à sa vie. Algren, de la même façon, a besoin de Chicago. Cette réciprocité ne semble pourtant pas être vécue comme telle. Algren semble reprocher à Beauvoir - qui se le reproche aussi (sans les lettres d’Algren, il est difficile de savoir si elle se place elle-même dans le rôle de l’amante coupable, tendant la perche à Algren, ou s’il l’accule à cela) - de ne lui avoir pas donné sa vie, alors qu’il était prêt à l’épouser (il a la demande en mariage facile …). Jamais Beauvoir ne lui reproche à lui, de ne pas lui avoir sacrifié Chicago et il ne semble pas penser lui-même à se le reprocher. En quoi serait-elle plus coupable ? Pourquoi ont-ils construit une partie de leur relation sur cette thèse ? Parce qu’Algren était plus en demande qu’elle ? Exiger plus sans donner plus pour le plaisir d’être victime ?

Parce qu’elle est une femme “libre”, Beauvoir ne peut pas se permettre d’afficher des exigences de fidélités “bourgeoises”. Vis-à-vis d’Algren, elle adopte une attitude sincère. Elle admet, comme un fait, un instinct de possessivité, dû à la crainte d’être détrônée dans le coeur de celui qu’elle aime. Mais elle prend ses distances vis-à-vis de ce réflexe jaloux, se moquant d’elle-même, et laisse sa liberté à son amant lointain. Liberté toute relative, dans un premier temps, puisqu’elle lui fait savoir qu’elle risque d’en souffrir. C’est alors la seule liberté qu’elle pouvait lui donner sans mentir. Liberté plus complète ensuite, lorsque la raison a dompté l’instinct et qu’elle n’exige plus de lui qu’une transparence totale.

Beauvoir donne sans cesse l’impression de ménager Algren. Même lorsqu’elle souffre (rupture), même lorsqu’elle lui fait des reproches, elle reste respectueuse, soucieuse de lui ou gentiment ironique. Pas de rancoeur, pas de blâme acerbe. Difficile d’accuser un manque de passion, car on sent combien cette relation la marque, combien son coeur parfois s’affole. Mais elle se reprend. Faut-il y voir un signe de maturité dans l’amour ? Un signe de son intelligence (entendons par là capacité d’adaptation, habilité à se préserver, à retomber sur ses pattes) ? De son relatif équilibre ?

Après la rupture, on sent (trop ?) rapidement qu’elle s’en remet, qu’elle repart, vers de nouveaux livres, vers un nouvel amant, même s’il ne s’agit plus de passion. Si la joie et le bonheur lui font parfois défaut, elle paraît, en regard d’Algren, infiniment plus douée pour l’équilibre. Elle produit, obtient de nombreux succès et même si l’on sent dans sa vie des lacunes, le poids des échecs (politiques), des amitiés qui s’effritent, de l’âge, elle fait figure, auprès d’Algren, de “winner”, non parce qu’elle gagne, mais parce qu’elle sait extraire du bonheur des choses. On sent qu’elle compatit aux difficultés d’Algren, qui court de désastre en désastre, mais on sent surtout la difficulté et la gêne qu’éprouvent les gens globalement satisfaits face aux gens globalement malheureux. Difficulté double face à un ancien amant. En définitive, les années passant, malgré leurs souvenirs, leur relation devient plus artificielle, le fil est rompu. Et on comprend qu’Algren, le perdant de l’histoire, finisse par haïr Beauvoir comme si elle était responsable de ses échecs.

Portrait en creux de Sartre

D’abord Sartre apparaît comme quelque peu inapte à la vie quotidienne (incapable de changer une roue - notons que Beauvoir la féministe se moque de lui sans songer qu’elle-même n’est pas plus capable de la changer - ou de conduire une voiture bien qu’il ait le permis), à la limite du ridicule. Elle le présente comme accaparé par ceux qui lui demandent de l’argent, par la presse, par des actrices qui lui réclament des pièces de théâtre qu’il peine à écrire. Ces lettres regorgent de ce/le “pauvre Sartre”. Par ailleurs, c’est un séducteur qui entretient une sorte de harem, capable de s’enticher follement d’une femme (la brésilienne rousse avec laquelle Beauvoir passe une nuit pour la tenir par la main et l’empêcher de sauter par la fenêtre, drôle de relation avec les maîtresses de son “amour nécessaire”). La place de Beauvoir entre Sartre et “ses” femmes est complexe et ambigüe, tout à fait symptomatique de leur étrange relation-refuge.

L'alcool

Si l’on comptabilise tout ce que Beauvoir dit absorber dans ces lettres, force est d’en conclure qu’elle était comme Sartre alcoolique (au moins au regard de nos critères actuels). Elle parle assez peu de médicaments (plus présents dans la Force des choses). L’étrange vie qu’ils mènent, entre travail, nuits agitées, voyages et activisme politique, sans parler de leur vie amoureuse jamais simple et de tout ce qu’ils refoulent, nécessite des petits coups de pouce.

La famille, le foyer

Dans ses lettres à Algren, Beauvoir rejette son enfance, son foyer exigu à l’ambiance délétère qu’elle s’est promis de ne jamais reproduire. Sa hantise du foyer la pousse très longtemps à ne pas avoir de chez elle. Elle vit à l’hôtel (pension peu amène d’un 6e arrondissement alors populaire), squatte chez les autres. Elle attend la quarantaine pour prendre un appartement, où elle vit seule. On ne trouve pas dans ces lettres l’ombre d’un regret concernant un mari, un enfant. Regretter serait de toute façon remettre en cause l’édifice de toute une vie. Seul Algren lui donne parfois le regret d’une autre vie possible. Mais pour ce qui est des enfants - envers lesquels elle manifeste un indifférence bienveillante - pas de retour de bâton. Elle a son oeuvre, Sartre et des amis.

Son rejet de la famille se manifeste aussi par un rejet de sa soeur à qui elle dénie, justement ou non, tout talent (de peintre). La voir est une corvée dont elle s’acquitte à contre-coeur. Elle parle assez peu de sa mère avant le décès de celle-ci (on sait tout de même qu’Algren lui envoie des colis pour Noël). Ce décès, en revanche, la touche, alors même qu’elle dit ne pas vraiment l’aimer. Témoignage de ce qu’en dépit de tous les fossés qu’on creuse, on est vite rattrapé par les liens du sang. Elle choisit de cacher à sa mère son cancer et sa mort prochaine. Dans les lettres, cette attitude pourtant discutable ne fait l’objet d’aucun doute (il faudrait relire Une mort très douce pour y traquer l’existence d’un débat, à moins que ce ne soient les moeurs de l’époque ; peut-être n’est-ce d’ailleurs pas la pire des solutions, mais l’absence de questionnement me trouble). Quoiqu’il en soit, en bonne écrivaine, elle transforme immédiatement cette mort qui l’affecte en littérature.

L’argent

Quelques ambigüités là encore. Vis-à-vis de l’argent, Beauvoir et Sartre affichent un mépris qui n’est pas qu’affecté. Ils ne mènent pas une vie dispendieuse (hôtel, petits appartements, pas de goût pour les toilettes luxueuses…). La possession matérielle est loin d’être pour eux une obsession : première voiture après la rupture avec Algren, premier phonographe en 1950, pas de radio…

Pourtant on sent chez Beauvoir un rapport étrange avec le “fric”, mot récurrent pour désigner l’argent. Fric qu’elle gagne au fil de la plume, parfois pour des travaux qui l’ennuient dans des revues, fric qu’elle thésaurise pour voyager avec Algren, fric dont elle et Sartre arrosent toute une smala (sa soeur, les femmes de Sartre, et d’autres qui gravitent autour d’eux), sans que l’on sache bien s’il s’agit d’une vraie générosité (consentie toutefois avec lassitude), d’une sorte d’obligation morale qu’ils se fixent (redistribuer tout excédent) ou d’une générosité vantée (et néanmoins réelle). Elle semble à la fois heureuse de le gagner (comme si elle l’arrachait au grand capital, à l’ennemi de classe) et pleine de haine pour cet argent. Trouve-t-elle que ce fameux fric est gagné trop facilement ou trop abondamment ? Mauvaise conscience de gauche ?

La politique

Sartre, Beauvoir et leur réseau affichent une volonté de se tenir à distance du communisme comme de l’anticommunisme, avec cependant une virulence plus marquée vis-à-vis de l’anticommunisme et du gaullisme. On les sent dans un équilibre difficile à tenir, ce qui explique en partie sa “nostalgie” de l’Occupation. A cette époque, on pouvait définir l’ennemi, sans ambiguités, sans nuance. Il y a chez Beauvoir une très nette exaltation de cette période (à l’approche de la Libération) où il fallait faire beaucoup avec peu et où l’on pouvait se contenter d’un monde en noir et blanc, sans se préoccuper de toutes les nuances de gris.

Elle affiche un anti-américanisme violent : elle réagit bien sûr contre le maccarthysme et les hallucinantes dérives dictatoriales d’une Amérique qui oublie sa tradition libérale (pour l’anecdote, Algren et elle ont parfois beaucoup de mal à obtenir des visas, quand ils ne leur sont pas refusés). MacArthur est aimablement traité de fils de pute et le gouvernement Truman de “sales porcs”.

Les mots ne sont pas les mêmes pour désigner les gaullistes mais le coeur y est. On perçoit une haine sans mélange, quelque peu obtuse et pas forcément très visionnaire (sur les rapports de Gaulle/USA, de Gaulle/Algérie…). A sa décharge, les gaullistes n’ont pas toujours fait dans la dentelle envers communistes et existentialistes.

Pendant quelques temps, elle craint profondément un affrontement russo-américain avec envahissement de la France par les communistes et déportation de Sartre, haï par les deux camps.

Si elle manque de vision sur la Chine ou sur Castro - manque qu’il est facile d’accuser aujourd’hui, dénoncer le castrisme en 1962 lorsqu’on est de gauche demande une remarquable lucidité - elle est en revanche très clairvoyante sur l’Algérie (on est toujours plus critique vis-à-vis de l’adversaire). En 1954-1955, elle décrit très justement ce qui va se dérouler - à ceci près qu’elle n’imagine pas que le salut puisse venir de de Gaulle. La guerre d’Algérie est vécue comme un drame personnel, quelque chose qui la mine intérieurement. Sans doute ne faut-il pas chercher plus loin le caractère déprimé de la Force des choses : c’est un livre écrit dans le contexte de la guerre, d’une France toute entière gaulliste (donc d’un échec politique), d’amis qui s’éloignent en raison de leurs faillites personnelles (divorce de Bost, maladies des uns et des autres), d’une passion qui s’éteint, et bien sûr de l’âge qui gagne. Ecrit dans un moment de noirceur, ce n’est pas le bilan négatif d’une vie. Son pessimisme n’apparaît pas comme tel dans les lettres à Algren.

Les autres écrivains

D’autres écrivains sont bien sûr évoqués dans les lettres :
Koestler : Sartre et Beauvoir ne lui pardonnent pas son américanisme (anti-communiste) de plus en plus virulent, ainsi que son caractère haineux.
Camus : les causes de la brouille ne sont pas très claires, mais en somme ils reprochent à Camus son antimarxisme (à leurs yeux, on a le droit d’être un anti-communiste modéré mais pas un anti-marxiste), qui en fait un homme de droite, donc un ennemi. A noter que Beauvoir préfère l’Etranger à la Peste. Sur ce point nous sommes d’accord.
Vian : “le jeune homme à la trompette” des premières lettres est plus sévèrement jugé quand les années passent. Beauvoir semble apprécier l’impertinence de J’irais cracher sur vos tombes mais elle lui reproche ensuite d’écrire pour l’argent. Il y a chez Vian un goût pour le fric et la dépense qu’elle ne peut accepter. Elle juge sévèrement (injustement) les romans que Vian écrit dans les années 50. Jean-Sol Partre aurait-il irrité Simone ?
Cocteau : il est présenté comme un égocentrique irrécupérable. Beauvoir a vis-à-vis des homosexuels une tolérance de principe mâtinée d’une condescendance agacée, qu’on pourrait qualifier, avec les critères d’aujourd’hui, d’homophobie légère, presque involontaire (de l’ordre du réflexe mal maîtrisé, du mépris qui échappe à la vigilance de la raison).
Violette Leduc : son nom n’apparaît dans les lettres que sur la fin, lorsqu’elle est publiée et reconnue. Auparavant, elle est “la femme laide” - ainsi se nomme-t-elle elle-même, paraît-il - que Beauvoir consent à voir une fois par mois. Violette Leduc a pour eauvoir une passion déclarée (mais elle ne s’intéresse pas véritablement à moi, écrit Beauvoir) que celle-ci écoute patiemment, prodiguant des conseils d’écrivain, là encore avec une certaine condescendance. Beauvoir, de manière générale, se vante beaucoup de son succès auprès des femmes, avec une moue dédaigneuse. Refoulement ?
Gide : c’est probablement un des rares dont elle ne dit pas de mal, à l’exception d’un jugement réducteur sur son oeuvre (il aurait le prix Nobel, selon elle, pour avoir répété sa vie durant qu’il était bien d’être pédé). Elle le décrit comme gentil, drôle, spirituel, intelligent et dénonce l’attitude de la presse à sa mort.

Conclusion

Globalement on peut lui reprocher ses jugements péremptoires, méprisants (sur sa soeur, Cocteau, qui ne l’a peut-être pas volé, et beaucoup d’autres), son incapacité totale à reconnaître les qualités de ces adversaires, son dogmatisme, son absence de doutes. A l’inverse de Gide, il y a probablement dans son système de vie une excessive rigidité, un trop grand souci de cohérence par rapport à soi qui l’empêche de s’ouvrir à certaines choses, qui l’oblige à beaucoup juger et rejeter sous peine de questionner ses valeurs refuges et de voir s’écrouler le fragile équilibre qui lui sert d’abri. Difficile de lui jeter la pierre… Chacun vit comme il peut et il y a sans doute chez elle suffisamment de sincérité, de générosité et d’amour envers ceux qu’elle a aimés, suffisamment d’énergie et de passion dans ses combats pour oublier le reste.

 
litterature/fiches/beauvoir-algren.txt · Dernière modification: 2007/12/02 11:21 (édition externe)     Haut de page