MILLER, Henry

Le colosse de Maroussi

Alors que l'Europe sombre dans la seconde guerre mondiale, Miller s'embarque pour la Grèce, invité par son ami Lawrence Durell, qui vit à Corfou. Pendant un an environ, jusqu'à ce que son consulat lui enjoigne de retourner aux Etats-Unis, il parcourt la Grèce et la Crète, seul ou accompagné d'amis grecs. C'est un voyage initiaque au pays des dieux, qui le fascine avant tout par sa lumière et sa pauvreté, deux éléments constitutifs de sa beauté. A ses yeux, la Grèce est un pays qui a gardé une échelle humaine, et où l'homme ne s'est pas coupé du divin, comme en France ou dans la plupart des pays occidentaux. Il jouit donc pleinement de ce voyage, indépendamment du contexte international, refusant d'ajouter son angoisse à celle d'un monde qui en est saturé. S'il affirme sa sérénité, il n'est pas pour autant indifférent : les réflexions sur la guerre et les conditions réelles de la paix - passant par une conscience universelle et une véritable révolution au sein de chacun - abondent dans le texte.
La Grèce est aussi pour Miller le pays de l'amitié - qui lui a semble-t-il échappé en France - la plus merveilleuse étant celle de Katsimbalis, le colosse de Maroussi, véritable machine à histoires extraordinaires, dont il trace un portrait magnifique.
Si Miller voue presque un culte aux hommes et aux femmes grecs, il est intraitable envers ceux qui ne jurent que par l'Amérique, par le progrès et l'argent (la première incarnant les deux autres), au mépris leur propre pays. Impitoyable, il l'est aussi avec la plupart des occidentaux, à commencer par les Américains, talonnés par les Anglais et les Allemands. Quand il s'agit de faire un sort à la France et aux Français, quelques nuances apparaissent, même si le propos reste mordant. Ces diverses manifestations de dédain, qui frisent l'intolérance et ne sont pas dénuées d'épais préjugés, agacent parfois. Même lorsqu'elles sont fondées, on aimerait plus de nuances, plus d'indifférence amusée et moins de cinglant mépris, notamment pour ces pauvres grecs, certes parvenus et peu éclairés, mais tellement humains dans leur pauvre désir de prospérité. Ce qui fait avaler les jugements les plus sévères, tout comme l'admiration pour la pauvreté, c'est, outre le style et l'humour féroce, le fait que Miller lui-même ait connu la misère. Même s'il y a de sa part une certaine fanfaronnerie quand il évoque son indigence - d'autant qu'il bénéficie de généreux amis, dont le pauvre lambda est bien dépourvu - il faut reconnaître que le principe qu'il défend est juste : la liberté s'acquiert moins par la richesse que par la réduction des besoins, une fois les besoins de base satisfaits (ce qui fait déjà une belle restriction).
Au final, Miller trouve en Grèce l'aboutissement de son évolution antérieure - sa douloureuse et délicieuse libération - et l'élan d'une renaissance. Il y puise la force d'affronter de nouveau un pays qu'il ne porte pas dans son coeur. Ce récit, riche de réflexions sur le rôle de l'écrivain, la guerre et la paix, les hommes, les responsabilités de chacun, porte en lui un peu de la lumière que Miller a trouvé en Grèce et que l'on peut certainement trouvé ailleurs, pour peu qu'on le veuille vraiment. C'est aussi une condamnation sans appel de notre civilisation et de notre matérialisme, qui n'a pas pris une ride.


2008-08

Nexus

Fin de la Crucifixion en rose. Au début du récit, Henry mène une vie infernale car la fantasque Stasia, qui apparaît à la fin de Plexus, vit désormais avec Mona et lui. Ce ménage à trois, plein de jalousies réciproques, rongé par les mensonges perpétuels de Mona, cristallisent les discordes. Incapable d'écrire, Miller souffre et touche le fond : cet épisode explique rétrospectivement le cauchemar qui hante la fin de Sexus. Cette situation stérile et angoissante perdure jusqu'à la fuite de Mona et Stasia vers l'Europe. Abandonné, Miller retourne vivre chez ses parents et trouve un travail aussi peu passionnant qu'exténuant, jusqu'à ce que Mona réapparaisse, seule (on ne sait trop ce qu'est devenue Stasia). Alors commence une vie idéale : Mona obtient de l'argent auprès d'un mystérieux mécène et admirateur, Pop, en lui fournissant un roman qu'elle est censée écrire et que Miller écrit à sa place. Voilà qui permet au couple de mener une vie sereine. Même s'il est insatisfait de ce qu'il écrit, Miller parvient enfin à écrire. Par ailleurs, il se lie d'amitié aux juifs du quartier dont il suscite bien sûr l'admiration. Lorsque le livre est achevé, Mona et Henry ont assez d'argent pour filer tous deux à Paris. Miller quitte sans regret une Amérique qu'il déteste bien volontiers.
Comme toujours le récit est entrecoupé de divagations, qui si elles ne sont pas parmi les meilleures qu'ait produites l'écrivain, recèlent toujours quelques pétites. A noter les passages sur Dostoïevsky, Elie Faure…

2009-02

Plexus

Deuxième volume de la Crucifixion en rose, Plexus est moins frappant que Sexus. D'une part, l'érotisme a disparu, non de la vie d'Henry Miller, on s'en doute, mais de son propos. Il faut bien passer à autre chose, certes, mais c'est un condiment qui manque un peu. D'autre part, les envolées métaphysiques sont bien moins nombreuses. Elles réapparaissent dans toute leur splendeur sur la fin - lorsque Miller rend hommage à Spengler, Faure, Nietzsche et Dostoïevsky, émergent ici et là auparavant, mais leur chaleureuse densité fait parfois défaut. Le passage le plus jubilatoire est peut-être celui où Miller plaque son travail à la société cosmodémonique. Sa joie d'être libre est extrêmement communicative. Cet acte de délivrance, profondément irresponsable du point de vue de la raison bien-pensante, ne va pas sans une lente chute sociale. Si Mona se fait fort de trouver de l'argent, le couple souffre de devoir passer son temps à taper les uns et les autres pour subsister. Henry, qui n'a pas encore trouvé son mode d'expression propre, qui n'ose pas écrire “je”, ne parvient pas à placer un seul article. De squats en grosses galères, les deux époux vivotent : c'est l'occasion d'enchaîner les digressions les plus diverses et de pittoresques anecdotes, où éclate parfois, de manière très drôlatique, l'absence de “sens moral” de Miller. Elles révèlent également la fragilité de l'écrivain : scènes pathétiques avec sa fille qu'il perd de vue au point que celle-ci le fuit lorsqu'elle l'aperçoit et que lui-même ne la reconnaît pas avec certitude ; besoin dévorant d'être encouragé, rassuré sur son talent indéniable mais balbutiant. La puissance d'affirmation de Miller n'est pas sans faille, sans crise, sans souffrance, sans remords.
La situation financière se stabilise quand Mona prend un emploi de serveuse (tandis qu'Henry vend avec plus ou moins d'implication des encyclopédies). Mais assez rapidement, une bonne partie de l'argent et du temps libre de Mona passe à entretenir une certaine Anastasia dont elle s'est entichée. Elle abreuve Henry de mensonges. Celui-ci est finalement contraint de le constater : il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark. Comme le volume précédent, celui-ci s'achève sur l'annonce de malheurs et de douleurs futures. Mais à l'inverse du précédent, il conclut aussi que tout sera surmonté, dépassé et transformé… en littérature.

2008/04

Sexus

Autobiographie, premier volume de la Crucifixion en rose. Miller raconte sa vie à New-York, à une époque où il n'écrit pas encore (ou si peu) mais se sent déjà pleinement artiste. Il cherche à se débarrasser des boulets qui entravent la vie de tout homme, particulièrement de tout créateur, à savoir la famille et le travail. Sa rencontre avec Mara/Mona, entraîneuse de cabaret puis comédienne, menteuse pathologique et néanmoins grand amour de sa vie, sert de catalyseur. Il divorce et abandonne progressivement son travail ubuesque à la société cosmodémonique des télégraphes. Néanmoins le livre s'achève sur une note sombre et inquiétante, où l'auteur se présente réduit à l'état canin par une extrême et honteuse dépendance à l'égard de celle qui est devenue sa nouvelle épouse.

Comme dans Tropique du Cancer, la prose de Miller explose, ses métaphores sont ravageuses (notamment dans les scènes de sexe, toujours très explicites), ses réflexions d'extra-lucide emportent le lecteur. Le fil de l'histoire est moins décousu (à peine), les personnages dépeints sont toujours aussi improbables, Miller incroyablement fat (surtout dans son rôle de sex machine) et ses divagations demeurent aussi profondes qu'intéressantes. Si l'on se perd parfois dans le dédale d'une anecdote ou d'une pensée - par défaut d'attention ou par fatigue - il est aussi des moments d'une rare intensité.

2007-10

Tropique du Cancer

Autobiographie. Henry Miller explore sa vie dans le Paris d'avant-guerre. Une vie errante, ventre creux, aux crochets des uns et des autres, avec parfois un petit boulot ; souvenirs de Mona, des “grues” qu'il a croisées ; cercle d'amis tous plus ou moins ratés - au moins au regard des critères traditionnels de la réussite - et parfois talentueux. Galeries de personnages improbables, suites d'anecdotes, lambeaux d'histoires entrecoupés de longues divagations inspirées. Miller apparaît comme une sorte de voyant sans concession, prêt à dynamiter le monde par une prose crue, aux images fortes. Lui qui fait mine d'ignorer les philosophes (lorsqu'un livre de Spinoza tombe dans ses mains), il est pourtant une parfaite incarnation du surhomme, de l'affirmation de la vie par delà le bien et le mal.

2007-08

Un diable au paradis

Henry Miller, lors de son séjour à Paris, avant guerre, se lie d'amitié avec Conrad Téricand, un astrologue effroyablement fataliste. L'homme est absolument incapable de se prendre en charge et vit au crochet de ceux qui veulent bien l'entretenir. Après la guerre, alors que Miller vit avec sa femme et sa petite fille dans un coin perdu de Californie, il reçoit un appel au secours de Téricand, sans un sou en Suisse. Ayant parfaitement conscience de commettre une bêtise, il l'invite à venir loger chez lui, dans des conditions peu confortables, mais avec l'assurance de voir sa subsistance assurée. Téricand accepte. Mais le paradis de Miller est un enfer pour Téricand, qui y vient avec toute sa suffisance, ses exigences folles, son refus farouche de toute adaptation. Il refuse catégoriquement de voir sa responsabilité dans ses propres malheurs. Après moults tergiversations, Miller finit par se débarrasser de ce parasite qui le menace en guise de gratitude. Au passage, passage attendrissant sur les rapports de Miller avec sa fille, son incompréhension totale avec sa femme et sur les postures de chacun face à l'existence.


 
litterature/fiches/millerhenry.txt · Dernière modification: 2009/03/05 10:21 (édition externe)     Haut de page