VARGAS LLOSA Mario

Eloge de la marâtre

Don Rigoberto est père d'un jeune garçon (collégien ?), Alfonso (dit Fonfon) et occupe dans une compagnie d'assurances un poste qui lui garantit un niveau de vie luxueux, à Barranco, Lima. Il a épousé en secondes noces Lucrecia, séduite par l'originalité de cet homme, malgré son nez immense et ses oreilles d'éléphant. Sitôt sorti de son travail, purement alimentaire, Rigoberto s'enferme dans une bulle où l'imaginaire règne en maître. Libertin monogame, il pratique en compagnie de son épouse (au consentement éclairé) un érotisme fortement intellectualisé, s'inspirant d'oeuvres littéraires et picturales, qui transforme un acte banal en mise en scène toujours renouvelée. L'équilibre bienheureux dans lequel ils vivent commence à tanguer quand Fonfon se met à allumer sa marâtre, au point de l'embraser totalement et de la conduire à l'inceste. Tout se passe bien jusqu'au jour où l'enfant lit à son père une rédaction intitulé « Eloge de la marâtre », dans laquelle il compte leurs frasques sexuelles. L'équilibre est rompu, Lucrecia chassée, Rigoberto souffre. Fonfon a-t-il manoeuvré dès le début pour chasser sa belle-mère, avec une complète perfidie ? On pourrait le croire à la fin de ce premier volume, sans que la question soit définitivement tranchée, tant Fonfon semble faire le mal en toute innocence. Au milieu de cette trame, il ne faut pas oublier les ablutions maniaques de Don Rigoberto, à la précision redoutable. Un univers délicieux et inédit.

2005

L'homme qui parle

Vargas Llosa raconte ici l'histoire de l'un de ses condisciples qui après avoir étudié en ethnologue les Machiguengas, une tribu amazonienne, les rejoint pour devenir l'un d'eux, et plus précisément l'un de leurs conteurs d'histoire, un homme qui parle. L'occasion d'une analyse des rapports entre ces tribus et les blancs, rapports délétères pour la culture des premiers. Qu'il s'agisse de l'exploitation économique violente de la forêt et de ses hommes, ou de l'évangélisation humaniste des tribus, les blancs apportent la sédentarisation, l'acculturation, la dissolution de l'identité. A partir de ce constat, deux thèses : celle de l'ami de Vargas Llosa et des indigénistes, qui veulent sanctuariser la forêt pour que ces peuples puissent y vivre selon leur culture hors de tout contact avec les blancs. Celle de Vargas Llosa, qui pense que le mal est déjà fait et que la contamination ayant déjà eu lieu, il ne reste plus qu'à poursuivre au plus vite l'intégration des indigènes pour qu'ils cessent, dans leur ignorance et leur pauvreté, d'être les victimes de la brutalité des blancs. (Llosa refuse également la sanctuarisation de la forêt dont l'exploitation raisonnable est une source de revenus pour un pays pauvre qui en a bien besoin). Idéalisme contre réalisme. Pas tout à fait. Car si la position de Llosa est bien fondée sur un constat réaliste, son espoir de voir leur situation s'améliorer par les vertus du progrès et de la croissance est elle aussi idéaliste. En plusieurs siècles d'acculturation des indiens, le Pérou n'en a toujours pas fini avec le racisme. Si la croissance du pays pourrait dans l'absolu améliorer le niveau de vie de tous (comme cela s'est passé en France), il y a fort à parier, dans un Pérou devenu riche (fantasme ?), que les perdants relatifs (les futurs SDF, RMIstes) seront ces indigènes. Qui pourrait affirmer que leur situation serait alors préférable à celle qu'ils occupaient dans la forêt ? Il y a quelque chose de désespérant à songer qu'on vient rompre l'équilibre (archaïque) de ces peuples sans leur apporter autre chose qu'une misère certes moderne mais déstructurante. Comme si chaque hectare de planète devait forcément être mis en coupe réglée par le marché et la pensée occidentale.

2007

La tante Julia et le scribouillard

Roman semi-autobiographique. Mario, dix-huit fait des études de droit tout en travaillant comme journaliste dans une radio de Lima. Sa tante Julia, soeur d'une de ses tantes, divorcée et beaucoup plus âgée que lui, vient vivre à Lima auprès de sa soeur, espérant trouver un mari. Marito, qu'elle considère au départ comme un gamin, noue avec elle une idylle très innocente (baisers au ciné, balade main dans la main) et néanmoins clandestine, avec la complicité d'une de ses cousines, la petite Nancy, et d'un de ses amis. Lorsque le scandale éclate, la tante Julia est sommée de quitter le territoire tandis que le père de Mario menace de tuer son fils s'il n'obéit pas. Après un mariage rocambolesque et illégal (en l'absence de majorité du marié), Julia doit s'exiler quelque temps avant que la famille finisse par accepter le mariage, qui durera finalement huit ans. Dans le même temps, Mario fait la connaissance d'un “scribouillard”, auteur génial de feuilleton radio populaire, qui ne vit que pour son travail. Ses préjugés (contre les Argentins, notamment), son ascétisme, son éloquence guindée en font un personnage à part, qui connaît cependant une fin de carrière tragique, une défaillance de sa mémoire l'entraînant à mélanger les personnages de ses différents feuilletons. Entre chaque chapitre de l'histoire s'intercale des extraits des feuilletons en question, un exercice de style plutôt amusant qui permet à l'auteur de multiplier les histoires tragiques, grotesques et délirantes.

2005

La ville et les chiens

Le roman a pour décor Lima et le lycée militaire Léoncio Prado, les chiens étant les plus jeunes élèves. S'y croisent le Jaguar, délinquant sans peur, meneur capable de s'imposer par la force, le Boa, brute sans malice doté d'un bel appareil qui lui vaut son surnom, le Poète, qui écrit contre des cigarettes des lettres d'amour et des récits pornographiques, l'Esclave, incapable de se défendre, tête de turc de tous.

Le Jaguar, qui a soudé sa section autour de lui en se défendant lors du bizutage, a organisé un Cercle, dont l'activité principale est le vol de sujets d'examen, qu'il revend ensuite. Un jour un vol se passe mal et toute la section est privée de sortie jusqu'à dénonciation du coupable. L'Esclave, qui veut absolument sortir pour retrouver sa belle, Teresa, finit par moucharder. Le cadet responsable du vol est renvoyé, sans avoir dénoncé ses complices. Au cours des manœuvres d'entraînement qui suivent, l'Esclave est tué d'une balle. Les militaires qui dirigent le lycée concluent à un accident, mais le Poète, Alberto, est très perturbé par ce décès. D'une part, il se sent coupable envers l'Esclave, qui le considérait comme un ami, alors qu'il s'était mal comporté envers lui. En effet, Alberto ne le défendait que mollement contre les autres cadets et il avait en outre profité d'une simple commission confiée par l'Esclave pour sortir avec sa promise. D'autre part, il pense que le Jaguar est responsable du crime.
Il finit par le dénoncer au lieutenant Gamboa, responsable de la section, et estimé de tous pour son intégrité et son autorité. Il parle également du vol des sujets, de l'alcool et des cigarettes qui circulent en douce, pour démontrer que les autorités ignorent tout de ce qui se passe dans les sections. Gamboa fait remonter l'affaire, malgré l'absence de preuves dénoncée par son supérieur et les conseils de modération de ce dernier. Arrivé devant le colonel en charge du lycée, Alberto se dégonfle, faute de preuve, et par crainte que ne soient divulgués ses écrits pornographiques, saisis avec l'alcool et les cigarettes. Gamboa ait muté pour n'avoir pas étouffé l'affaire plus tôt, la hiérarchie se moquant éperdument de la vérité. Le Jaguar, qui avait été mis en quarantaine, apprend de la bouche d'Alberto qu'il l'a accusé de crime. Le Jaguar nie, les deux garçons se battent. Au final, le Jaguar, tout en traitant Alberto de mouchard, semble respecter son désir de venger l'Esclave. Quand ils retournent dans la section, les cadets, qui ignorent tout de l'affaire, pensent que c'est le Jaguar qui a raconté leurs petits trafics lors de son arrestation. Le Jaguar, déçu par leur attitude et leur ingratitude (alors qu'il a fait d'eux des “hommes”), ne dément pas. Il avoue à Gamboa qu'il a bien tué l'Esclave, mais celui-ci refuse cette fois de transmettre, espérant que la mort de ce dernier et ses suites permettront au Jaguar de réfléchir et de s'amender.
A la sortie, Alberto, cherchant à oublier tout ce qui se rattache au lycée, laisse tomber Teresa pour retrouver les filles de Miraflores. C'est le Jaguar qui l'épouse après l'avoir croisé par hasard, car Teresa est son amour d'enfance, amour éconduit qui l'avait poussé vers la délinquance, dont il semble à peu près sorti.

On retrouve des éléments biographiques dans deux des personnages au moins, Alberto - car Vargas Llosa a survécu au lycée militaire en jouant les poètes - et l'Esclave. Comme Vargas Llosa, ce dernier a été transporté au cours de son enfance d'un milieu provincial aimant à la maison liménienne d'un père excessivement sévère et colérique, qui bat mère et fils et envoie son rejeton au lycée pour en faire un homme, sans voir que son attitude en a fait un esclave.
Au passage, V.L dénonce une discipline stupide et inefficace, car sans cesse contournée, un modèle éducatif qui favorise par les brimades la violence des élèves entre eux, et l'hypocrisie d'une hiérarchie sans honneur ni intégrité. Le seul avantage que semble avoir le lycée, c'est, au fond, la mixité sociale qui obligent des jeunes de milieux différents à se fréquenter, au moins quelques années.

Un excellent et passionnant roman.

2011-06

Les cahiers de Don Rigoberto

Suite d'Eloge de la marâtre. Lucrecia vit seule avec la bonne Juanita qui l'a suivie dans sa disgrâce. Fonfon a l'outrecuidance de s'introduire chez elle pour protester de son innocence, de ses regrets et chercher un pardon qu'elle finit par lui accorder, incapable de résister à cet enfant, sans toutefois retomber dans l'inceste. Fonfon, toujours auréolé de son innocence perverse, lui parle de sa fascination pour Egon Schiele, auquel il s'identifie (comme une sorte de réincarnation). Lucrecia ne cesse d'être troublée par cet enfant étrange, de même qu'elle ne cesse de regretter le paradis perdu. De son côté, Don Rigoberto relit ses cahiers et, à partir d'eux, fantasme sa relation perdue avec Lucrecia, en faisant l'inventaire des particularismes sexuels (triolisme, fétichisme, échangisme, zoophilie…), de manière toujours aussi intellectualisée et non vulgaire. Il fait aussi l'éloge de l'individualisme, rejetant toutes les formes de communauté (des associations féministes au rotary club) et vilipendant la vulgarité (le sport, play-boy…) avec une verve excessive et drolatique. Pour finir, Fonfon ruse, par le biais de lettres anonymes qu'il envoie à l'un ou à l'autre, pour rapprocher les séparés, qui finissent par se retrouver, dans la joie et l'allégresse, en s'interrogeant sur la personnalité énigmatique d'Alfonso.
Vargas Llosa ne tranche jamais totalement entre innocence et rouerie, jetant sur l'enfant un éclairage délibérément ambigu, psychologiquement invraisemblable, mais qui ne choque pas une fois le parti pris accepté. Comme quoi « faire vrai » n'est pas une fin en soi. Peut-être quelques longueurs dans ce pavé, un peu moins de grâce que dans le premier volume, mais également des théories intéressantes et des passages très drôles.

2005

Lituma dans les Andes

Roman. Le brigadier Lituma est affecté dans les Andes, à Naccos, en plein coeur d'une puna qui lui paraît aussi hostile que ses habitants, peones superstitieux et méfiants. Lui et son adjoint Tomasito, qui lui raconte ses aventures avec son amoureuse Mercedes, doivent enquêter sur une triple disparition. Le brigadier finit par comprendre que les trois disparus ont été victimes de la superstition des indiens, poussés au crime par Adriana et Dioniso, deux tenanciers du bar local, qui ont sacrifié ces victimes (dévorées dans une communion) pour apaiser les apus (esprits des montagnes) et éloigner les pistachos (sorte de diables) : en vain puisqu'un huayco (sorte d'avalanche de pierres) se produit tout de même, provoquant la fermeture du chantier déjà moribond sur lequel travaillait les peones. Entre cette histoire s'intercalent quelques récits des massacres perpétrés par le Sentier lumineux, permettant de comprendre le fanatisme des rebelles et l'injustice profonde qui régit le choix de leurs victimes, dans une logique aussi implacable qu'absurde. L'activisme du Sentier lumineux sert de décor à l'histoire, expliquant le climat de terreur et de décrépitude qui régnait alors dans les Andes. On ne peut que noter le regard somme toute assez méprisant que le fin liménien qu'est Vargas Llosa porte sur les peones. Sans chercher à analyser la validité de ce jugement partial - Vargas Llosa ne prétend certainement pas à la neutralité - on peut comprendre qu'il vaille à l'auteur l'inimitié de certains de ces compatriotes.

2005

Tours et détours de la vilaine fille

Ricardo, petit garçon riche de Miraflorès, tombe amoureux dès l'enfance d'une fascinante petite chilienne, laquelle s'avère être une pauvre petite péruvienne, qui se faisait passer pour chilienne afin de pénétrer la société riche de Lima. Des années plus tard, Ricardo réalise son rêve d'aller vivre à Paris. Il y rencontre Paul, militant péruvien du MIR, qui s'occupe d'acheminer vers Cuba, via Paris, de futurs révolutionnaires. Ricardo, qui l'aide à l'occasion, rencontre ainsi une future guerillera, Arlette, qui s'avère être la petite chilienne d'antan, qui cherche à échapper à son pays natal. Ricardo, toujours amoureux, la laisse néanmoins partir pour Cuba, d'où elle revient marié à un diplomate français, qu'elle quittera ensuite pour un riche anglais, avant de tomber entre les griffes d'un japonais sadique, dont elle est victime et complice. A chaque fois Ricardo sera son amant, son pitchounet qui lui dit des cucuteries, le seul qui l'aime vraiment, mais qui est trop pauvre pour la retenir. Elle ne revient vers lui que lorsqu'elle s'échappe de l'enfer que lui a fait vivre Fukuda, mutilée physiquement et psychiquement. Mais dès qu'elle va mieux, elle finit par partir à nouveau avec un plus riche, laissant un Ricardo affaiblit. Au final, les deux amants se revoient à Madrid : la vilaine fille, atteinte d'un cancer fort avancé, est sur le point de mourir et veut laisser à Ricardo les derniers biens qu'elle a pu obtenir.

Un roman sympathique mais guère brillant : pas de réelle profondeur psychologique, des personnages caricaturaux (le coup du japonais yakuza sadique, c'est peu gros quand même, une vieille rancune envers Fujimori peut-être ?), une intrigue peu crédible. Les seuls passages vraiment intéressants sont ceux où s'expriment quelques avis personnels sur divers sujets (la vie intellectuelle française post 68, par ex). Un gros bof, pour un auteur qui est capable de faire tellement mieux.

2010-07

Un poisson dans l'eau

Vargas Llosa raconte en parallèle son enfance et sa campagne électorale de 1990. Sa mère est issue d'une famille bourgeoise d'Arequipa, son père est un self-made man liménien et caractériel, qui abandonne sa femme peu après la naissance de l'enfant. Le petit Mario vit une enfance idyllique dans la famille de sa mère. Mais le jour où ses parents se réconcilient, il apprend brutalement l'existence de son père et découvre tout aussi brutalement l'autoritarisme de celui-ci. C'est dans la crainte des coups et de ses colères qu'il grandira désormais, en arrachant ça et là de brefs moments de répit (autorisation d'aller dans la famille maternelle, à Miraflores). Jeune homme, il se lance dans le journalisme tout en poursuivant ses études et en se mêlant de politique, dans les rangs communistes. Plus tard, il épouse la tia Julia, avant de partir pour l'Europe. La publication du roman la Tia Juilia y el escribidor le fâche définitivement avec son père, lequel avait auparavant tenté de se rapprocher de lui, Mario ne réussissant toutefois jamais à éprouver envers lui d'autres sentiments que de la compréhension.
Ce récit d'une enfance pas aussi dorée qu'on aurait pu le penser, de ses engagements de jeunesse à l'extrême gauche, jette un éclairage intéressant sur son engagement politique ultérieur, lequel est souvent qualifié de néolibéral, ce qui est un peu rapide. Le premier engagement de Vargas Llosa, c'est pour la démocratie, dans un pays qui a beaucoup souffert des dictatures, franches ou déguisées. C'est ensuite l'initiative individuelle, libérée de la gangrène d'une administration pléthorique et corrompue, toujours à la solde du pouvoir. S'il prône l'ouverture de l'économie sur l'extérieur, c'est parce qu'il considère que cette recette a fait ses preuves dans les pays asiatiques. C'est l'engagement d'un homme qui ne connaît rien à la politique politicienne - d'où de nombreuses erreurs durant une campagne entravée d'alliés plus intéressés par leur propre élection que par les idées nouvelles - mais qui voudrait rompre le cycle infernal qui tire le Pérou vers le bas, en finir avec le gâchis d'une économie autrefois florissante et désormais ravagée. En contant cette campagne qui se termine de façon calamiteuse, en essayant de comprendre ses torts, ceux de ses alliés et de ses adversaires, en disant somme toute son écœurement, Vargas Llosa livre un document intéressant, tant sur lui-même que sur l'histoire de son pays.

2010-06

 
litterature/fiches/vargasllosamario.txt · Dernière modification: 2011/06/22 14:23 (édition externe)     Haut de page