YALOM, Irvin

Et Nietzsche a pleuré

Josef Breuer est un médecin viennois réputé, passionné par son métier, et un respectable père de famille. Juif et athée, il est ami du jeune Freud et s'intéresse, au-delà des pathologies du système nerveux, aux possibilités de thérapies psychologiques. Il a soigné, avec des résultats intéressants, Bertha Pappenheim (Anna O.), qui souffrait d'hystérie : la cure a dû s'arrêter en raison des relations équivoques qui se nouaient entre la patiente et son médecin, attirant la jalousie de Mathilde, la femme de Breuer. Tout en poursuivant son existence ordinaire, le bon docteur reste obsédé par Bertha.
L'histoire commence lorsqu'il se fait harponné par Lou Salomé. Celle-ci réussit à le convaincre de soigner le désespoir de Nietzsche, dont elle sait être en partie la cause. Elle fera en sorte que le philosophe vienne consulter Breuer, à charge pour le médecin d'inventer une thérapie, sans révéler au patient le patronage de Lou.
Lorsque Nietzsche survient commence une sorte de lutte entre le médecin qui veut retenir son patient et ce dernier qui ne demande qu'à fuir et qui se braque dès qu'on manifeste de la compassion à l'égard de ses souffrances physiques, sans jamais vouloir évoquer sa souffrance psychique. Lorsque celle-ci est enfin admise, Nietzsche affirme avec force combien cette souffrance est indispensable à son travail et à son être : elle est le prix à payer pour entrevoir la vérité, pour devenir ce qu'il est. Il est donc hors de question de la liquider.
Pour retenir un client qui le fascine, Breuer finit par proposer un marché un Nietzsche : tandis que lui essaiera de soulager la douleur physique du philosophe, Nietzsche tentera de guérir Breuer de son propre malaise psychologique, de son obsession pour Bertha, de son mariage qui l'étouffe, de l'angoisse éprouvée devant le temps qui passe et les promesses non tenues. Les deux hommes s'apprivoisent l'un l'autre. C'est en s'abandonnant complètement à son fier et farouche client que Breuer finira par provoquer ses confidences et l'aveur du douloureux amour pour Lou.
Au final, Breuer ne changera pas grand-chose à son existence et Nietzsche poursuivra la sienne en solitaire. Pourtant, pour l'un comme pour l'autre, quelque chose a changé : leur regard sur les choses. Breuer, en se frottant à l'idée d'éternel retour, réalise qu'il se trompe de cible en reprochant à sa femme de l'étouffer. Elle vieillit, comme lui, elle subit le même destin, elle est un compagnon de route et non un obstacle. Le véritable ennemi, c'est la hantise du temps. Quant à Bertha, en affrontant son fantasme, il pénètre le sens de celui-ci, en démonte les mécanismes et l'élimine. Ceci compris, il aide Nietzsche à se débarrasser du fardeau que représente son amour pour Lou et à accepter sa solitude. Tous deux repartent vers leur destin avec cette fois le sentiment de l'avoir choisi. Il s'agit moins d'une résignation que d'un plein consentement : amor fati, oui à l'éternel retour du même.

L'histoire est fictive mais la rencontre aurait pu avoir lieu. La présentation qui est faite de quelques éléments de la philosophie nietzschéenne (éternel retour, rôle de la souffrance, de la vérité…) semble assez pertinente. La figure de Breuer, à la fois plus faible et plus humaine que celle du philosophe, est extrêmement attachante. Le tout constitue une passionnante réflexion sur le sens de l'existence et sur les rapports entre déterminisme et liberté.

2009-10

 
litterature/fiches/yalomirvin.txt · Dernière modification: 2009/10/29 14:51 (édition externe)     Haut de page