SADE, marquis de
La Philosophie dans le boudoir
La jeune Eugénie est invitée chez Mme de Saint-Ange pour être “instruite”. Avec l'aide de trois autres libertins, le cynique Dolmancé, l'aimable Chevalier et le brave Augustin, dont le seul mérite est d'être fort bien membré, Mme de Saint-Ange entreprend une éducation libertine complète : non seulement on dépucèle la demoiselle, mais on lui fait oublier tout ce qu'elle a appris à propos de Dieu, de la vertu, des devoirs des hommes les uns envers les autres, pour lui inculquer une morale diamétralement opposée. Eugénie accueille ces leçons avec tant d'enthousiasme que lorsque sa mère survient pour l'arracher à ses corrupteurs, elle est ravie d'en faire sa victime : voilà donc la vilaine maman perturbatrice violée par tous, avant qu'on ne lui inocule la petite vérole. L'histoire se clôt sur ce charmant tableau…
J'ai relu la Philosophie dans le boudoir, en prenant cette fois en compte l'intégralité du texte et non les seuls ébats des personnages, qui avec le recul de l'âge, paraissent somme toute un peu grotesques. Sade affiche quelques postulats que j'ai fait miens : le matérialisme, l'athéisme, la désacralisation de l'espèce humaine, que je considère, moi aussi, comme une espèce parmi d'autres, dont la disparition n'empêcherait certainement pas la vie de se poursuivre. De ces postulats, il tire en revanche des conclusions qui sont tout à fait étrangères aux miennes. Car mon éthique personnelle, comme celle de beaucoup de gens fort heureusement, m'interdit le viol, le meurtre, la torture, toutes choses que Sade justifie allègrement à longueur de pages. Il est évident que la désacralisation de l'espèce humaine peut conduire à une déshumanisation. Il est tout aussi évident que ce n'est pas là une fatalité. La confrontation avec Sade permet de se tenir sur ses gardes, vis-à-vis de ses propres convictions. C'est donc une lecture très stimulante. Toute la pensée de Sade vise à justifier ses penchants, comme le dit très bien Simone de Beauvoir : “De sa sexualité il a fait une éthique, cette éthique il l'a manifestée dans une oeuvre littéraire ; c'est par ce mouvement réfléchi de sa vie d'adulte que Sade a conquis sa véritable originalité.” Les ficelles qu'il utilise pour défendre ses propres goûts (vibrant éloge de la sodomie) sont parfois grossières, l'hypocrisie derrière laquelle il masque sa misogynie est transparente, son usage de la nature, qui sert à justifier tout et n'importe quoi, est aussi abusif qu'absurde, ses contradictions crèvent les yeux. En témoigne son besoin pathologique de transgresser pour jouir (blasphème, Mme de Saint Ange énumérant ses crimes pour s'exciter…), qui entre en conflit avec sa volonté de diffuser sa morale, voire de l'installer socialement (d'où le pamphlet Français encore un effort pour être républicain), car si cette morale venait à s'imposer, elle tuerait la source de son plaisir. Alors qu'une bonne partie du livre est consacrée à démontrer que les crimes punis par la société (inceste, viol, meurtre, pédophilie) n'en sont pas, chacun des personnages se délecte d'appeler “crime” et “mal” ses turpitudes. L'autre indispensable compagne de la jouissance est la souffrance, celle de l'autre essentiellement, qui n'a de réalité pour le bourreau que dans la mesure où elle est une composante de son plaisir. Si Sade rejette radicalement toute religion, il ne s'est apparemment pas défait du goût judéo-chrétien pour la douleur. Son érotisme n'a en tout cas rien de bien joyeux. On peut ajouter que le propos est souvent redondant - défaut propre à de nombreux livres à thèse -, que certains échanges frisent le ridicule et qu'on finit par s'ennuyer ferme. Mais ce n'en est pas moins une lecture dérangeante, dont on comprend qu'elle ait cristallisé la colère de tous les censeurs. Si Sade était aujourd'hui vivant, peut-être serait-il en prison, et ses livres ne seraient sans doute pas publiés. Non contente de solliciter notre réflexion sur notre propre morale et ses fondements, l'oeuvre de Sade interroge donc aussi la liberté d'expression. C'est en cela qu'elle est précieuse. Brûler Sade, ce serait condamner bêtement de mauvaises réponses sans tenir compte de la pertinence des questions posées. Et puis, on sait bien où mènent les autodafés…
2009-01