MARTIN DU GARD, Roger

Les Thibault

Le roman s'ouvre par la fugue Jacques, le cadet des Thibault, furieux qu'on ait surpris et osé juger son amitié sacrée pour Daniel de Fontanin, un jeune protestant, de ce fait fort mal vu par le père de Jacques, qui est pour sa part un catholique dévot. Ramené à Paris par son frère Antoine, son aîné de plusieurs années, il se heurte à l'intransigeance paternelle et est envoyé pour s'amender à Crouy. Monsieur Thibault a fondé là une oeuvre sociale, dont le but est d'accueillir et de corriger de jeunes délinquants par un traitement des plus spartiates, qui a surtout pour effet de briser les volontés, et donc les résistances. Antoine, qui finit par s'inquiéter de l'état de son frère, va faire là-bas une visite surprise. Malgré l'habileté du directeur à masquer la dureté du régime, malgré la défiance de Jacques, il comprend qu'il est temps d'arracher son frère à cette vie étouffante et abêtissante. Grâce à l'appui du confesseur de M.Thibault, il obtient de son père la permission de prendre en main l'éducation de son jeune frère. Il se développe entre les deux jeunes gens une relation empreinte de tendresse, de complicité (face au père) mais aussi de profonde incompréhension. Antoine, médecin passionné par son métier et qui n'existe pour lui, est un homme à l'esprit pratique, dédié à l'action, sans être incapable de la réflexion, ni de l'écoute nécessaire pour évoluer. Il accepte la société comme une donnée avec laquelle il faut composer, qu'il faut sans doute parfaire et qu'il s'acharne d'ailleurs à parfaire, mais dans son domaine uniquement. Jacques, au contraire, refuse la société en bloc, lui opposant farouchement et maladroitement un idéalisme aux contours d'abord imprécis. Il cherche toujours en tâtonnant une réalisation de soi qui le conduit à fuir et blesser tous ceux qui l'approchent. Tout au long du roman, ces attitudes antagonistes face à la vie et au monde empêcheront les deux frères de réellement communiquer.

Quelques années après le retour de Crouy, Jacques est reçu à l'Ecole normale. Il passe docilement l'été qui suit à Maisons-Laffite, dans la maison familiale. Il fréquente secrètement les Fontanin : non seulement Daniel, peintre séducteur dont la vie a été bouleversée par les Nourritures terrestres, mais aussi sa soeur Jenny, un être farouche, fragile et replié, à la vie intérieure intense. La jeune fille est persuadée de haïr Jacques, alors que celui-ci ressent pour elle une forte attirance. Cet été leur permet de se rapprocher l'un de l'autre, pas à pas. Dans le même temps, Jacques séduit involontairement Gise, une jeune créole élevée par M. Thibault comme une fille adoptive. L'attirance sensuelle pour Gise s'oppose dans le coeur de Jacques à son amour éthéré pour Jenny. Surtout, il ne sait que faire de cette vie qui s'offre à lui. Après s'être violemment opposé à son père pour un motif quelconque, il choisit de fuir sans dire un mot à personne. Jenny et Gise reste avec leurs amours brisées, chacune souffrant, chacune espérant. Antoine cherche en vain son frère. Daniel souffre de n'avoir pas été averti. Le père est persuadé que son fils s'est suicidé. Le même été, Antoine s'est pris d'une violente passion, la seule qu'on lui connaîtra, pour une jeune femme, Rachel, dont la liberté l'aidera à s'affranchir complètement du cadre moral dans lequel il a été élevé. Lorsqu'elle le quitte, la disparition de son frère offre par l'action qu'elle demande, un puissant dérivatif à sa douleur. L'action est toujours pour Antoine le moyen de surmonter les épreuves qu'il doit affronter : une autre forme de fuite, au fond (plus productive et moins néfaste pour autrui me semble-t-il).

La maladie du père est pour Antoine l'occasion de retrouver Jacques. Alors qu'il soigne le malade, dont l'interminable agonie est éprouvante pour tous, Antoine reçoit par hasard un courrier qui le met sur sur la piste de son frère, lequel vit en Suisse et exerce ses talents de journaliste au service de l'Internationale socialiste. Lorsqu'il parvient à ramener son frère à Paris, il est trop tard pour que le père reconnaisse son fils. Pour Jacques, comme pour les autres, ce décès est à la fois un bouleversement et un soulagement. A cette occasion, il revoit Gise dont il brise définitivement toutes les espérances. Ce décès conduit aussi Antoine à s'interroger sur certains principes médicaux et à accepter l'euthanasie. C'est aussi l'occasion, face au directeur de conscience de son père, d'affirmer son athéisme.

Jacques repart ensuite pour la Suisse. Bientôt la menace de la guerre plane sur l'Europe. Les socialistes de tous pays affirment leur désir de s'unir pour s'opposer fermement à celle-ci. Jacques s'accroche de toutes ses forces à cet espoir d'imposer la paix par la mobilisation des masses. Il ignore que certains de ses coreligionnaires, et notamment celui qu'il admire le plus, le Pilote, pensent cyniquement que cette guerre, quoique prématurée, est l'occasion d'avancer le temps de la révolution. Tout en doutant au fond de lui de la capacité de l'homme au progrès moral, Jacques défend aveuglément ce principe avec toute l'obstination dont il est capable. Lorsqu'il retourne à Paris, sa certitude de détenir la vérité - face à un frère peu clairvoyant sur les questions politiques, il est vrai - l'amène à un mépris mêlé de pitié face à Antoine, Daniel et bien d'autres. Il rêve d'agir sans savoir comment faire. Il ne pourra que constater les défections dans les rangs socialistes, le progrès sournois du nationalisme, le retournement rapide et facile des masses, manipulées par la presse. Martin du Gard explique longuement (trop peut-être), la mécanique folle qui précipitent les peuples dans la guerre, en leur faisant croire, de part et d'autre des frontières, que c'est l'attitude belliqueuse de l'adversaire qui justifie l'action défensive de la nation. La mort seule épargne peut-être à Jaurès la trahison de l'idéal pacifiste. Jacques, qui dans cet été fiévreux a retrouvé et aimé Jenny, reste seul fidèle à cet idéal. Il déserte pour la Suisse, où la jeune femme doit le rejoindre. Mais tout amoureux qu'il soit, il a autre chose en tête. Il estime qu'il ne peut accomplir son destin que par un sacrifice total. Il convainc donc le Pilote (qui, abandonné par la femme qu'il aimait, a perdu tout cynisme, tout intérêt révolutionnaire et toute envie de vivre) de conduire un avion au-dessus des lignes, tandis que lui même lâcherait des tracts pacifistes bilingues. Même s'il sait au fond de lui qu'il s'agit sans doute d'une illusion, il a l'espoir fou de susciter un sursaut de lucidité chez les soldats. Pour le Pilote, c'est une façon comme une autre de se suicider. Pour Jacques, c'est un accomplissement. Le moment venu, l'avion s'écrase près du front pour un boulon mal ajusté. Le Pilote et les tracts brûle dans la chute. Jacques survit : grièvement blessé, il ne peut parler. Il est pris pour un espion. Les troupes françaises en débâcle le trimballent un temps avec eux. Puis un soldat l'achève (après des heures d'atroces souffrances) pour ne pas avoir à trimbaler plus longtemps ce poids mort.

1917 : on retrouve Antoine dans une clinique militaire du sud de la France. Il a été gazé et espère s'en remettre. On apprend que Daniel a été blessé et amputé (on comprend plus tard qu'il est aussi devenu, comme il le dit “un être sans sexe”), que Jenny a accouché de l'enfant de Jacques, Jean-Paul, portrait craché de son père. Mme de Fontanin, Gise et Jenny tiennent un hôpital à Maison Laffite. Antoine et Jenny, grâce à l'enquête d'un ancien patient d'Antoine, ont compris la mort de Jacques. Jenny, convertie au socialisme, entretient le flambeau de sa pensée, plutôt épanouie par son rôle de veuve vaillante et de mère. Antoine, quant à lui juge cette mort absurde, ce qui ne l'empêche pas d'en souffrir. Mais il doit bientôt affronter une autre réalité. Dans le regard de son vieux maître Philip, il comprend ce qu'il essayait de se cacher : sa propre condamnation à une mort aussi lente qu'inévitable. Le journal qu'il tient durant ses derniers est l'occasion d'un retour sur soi sans complaisance (comprend sa suffisance, son absence de véritable mérite) ni reniement (confirmation de l'athéisme, de sa foi dans la science)et d'une acceptation progressive de la mort (non sans rechute). Il lui permet surtout d'espérer laisser une trace dans l'esprit de Jean-Paul, véritable destinataire du carnet, en lui montrant qui il est et en lui prodiguant des conseils (apologie très gidienne du doute et de la remise en cause). S'il s'intéresse à la marche du monde, et à l'espoir d'un avenir meilleur, durant ses longues semaines de souffrance, les derniers jours révèlent un terrible repli sur soi et sur son corps douloureux. A la date du 11 novembre, l'armistice n'a pas de place car c'est le début de l'agonie. Pourtant la fin est, selon ses derniers mots, “plus facile qu'on ne croit”.



Les Thibault regorge de caractères forts et complexes : Daniel, artiste veule et sympathique, dépossédé de lui-même lorsque la guerre l'émascule ; Jenny, l'âme sensible et renfermée, révélée à elle-même par son deuil (plus que par la maternité) et qui trouve sa place en défendant les convictions et la mémoire de l'homme qu'elle a aimé (au point de s'avouer que ce dernier n'aurait guère sa place dans sa vie s'il n'était pas mort) ; Mme de Fontanin, protestante illuminée par la foi qui se découvre, en dirigeant son hopital de guerre, l'âme autoritaire d'une dame patronnesse.
Cependant, trois figures dominent le roman : Antoine, Jacques et leur père. Le Père, c'est la figure de l'autorité, au charisme écrasant, que personne n'aime vraiment. C'est le croyant aveugle, qui fait de bonnes oeuvres pour mériter sa place au paradis, tout gonflé de son propre mérite et qui n'entrevoit son orgueil que par petites bouffées de lucidité. C'est le bourgeois qui érige patiemment une fortune que ses héritiers dilapideront (Jacques donne sa part à l'Internationale, Antoine achète des emprunts russes). Une figure insupportable et touchante dans son agonie, un savant mélange de bonne et de mauvaise foi. Jacques, c'est la pureté de celui qui dit non à tout, par principe : non à son père (on le comprend), non à ses études, non à l'amour (il fuit Jenny par deux fois), mais aussi non à la guerre. Il suscite l'amitié mais se sent toujours seul. Il a le mérite de remettre en cause le cadre établi. Mais grisé par ses propres convictions, il refuse d'écouter ses propres doutes, cherchant finalement la voie d'un non définitif, celui d'une mort qu'il s'efforce de croire utile, mais qui est pourtant des plus vaines. Son intransigeance doctrinaire le conduit à un mépris orgueilleux très insupportable envers ceux qui font d'autres choix de vie qui lui paraissent socialement inutiles, alors qu'ils ne sont pas plus illusoires que ses propres choix (la révolution, bel idéal pour quel résultat). Persuadé de tout savoir, il nie que son frère, parce qu'il est médecin, puisse connaître autant que lui ce que sont les hommes.
Reste Antoine, l'incarnation du médecin dévoué corps et âme à son métier, qui certes espère “arriver” grâce à lui, mais qui n'en reste pas moins un médecin exemplaire. Il n'est pas exempt de défaut : comme son père, il croit à son propre mérite et fait preuve de la suffisance que donne une vie facilitée par l'argent. Avant la guerre, il reste aveugle à tout ce qui ne concerne pas son domaine. Pourtant, il est capable d'interroger ses principes, d'écouter son frère, de se remettre en cause avec sincérité (même s'il finit généralement par retomber sur ses pieds, presque identique, mais toujours un peu différent). Son optimisme et son appétit de vivre le rendent d'autant plus sympathique qu'il est dépourvu de l'intransigeance propre à son père et à son frère. Humain, trop humain, c'est sans doute le plus attachant des personnages et l'on est bien triste d'avoir à le quitter.

2010-08à11

 
litterature/fiches/martindugardroger.txt · Dernière modification: 2010/11/05 22:46 (édition externe)     Haut de page