MALAMUD, Bernard
L'homme de Kiev
Roman. Yakov Bok n'a pas de chance. Juif ukrainien, il perd ses parents dans un pogrom. Devenu réparateur, il mène une vie misérable dans le shtettel (zone provinciale réservée aux juifs). Il y épouse Raisl, qui voudrait le pousser à partir pour tenter de trouver ailleurs une vie meilleure. Au bout de quelques années, la vie du couple se dégrade : Yakov n'ose pas tenter l'aventure, Raisl ne lui donne pas d'enfant (il l'accuse donc, selon les préjugés de l'époque, de stérilité) et le réparateur commence à passer plus de temps à lire Spinoza – entre autres livres qu'il trouve çà et là – qu'à partager la couche de sa femme. Celle-ci s'enfuit avec un autre. Cet événement met le réparateur en mouvement, lui donnant l'impulsion qui lui manquait jusqu'alors. De même qu'il avait abandonné ses croyances en lisant Spinoza, il quitte le shtettel pour Kiev, terrifié par l'inconnu mais allant néanmoins de l'avant, tenaillé par une soif de s'instruire. A Kiev, il rejoint d'abord le quartier réservé aux juifs, mais peu à peu s'aventure au dehors pour tenter de trouver du travail. Un soir, il trouve le nez dans la neige un riche russe complètement ivre, qui porte l'insigne des Cents-Noirs, un mouvement antisémite. Il prend néanmoins la décision de le sauver. Pour manifester sa reconnaissance, le russe, qui ignore que son sauveur est juif, l'engage d'abord pour de menus travaux, puis pour superviser le fonctionnement de sa briqueterie (entre-temps, sa fille boiteuse a fait des avances à Yakov, qui les a repoussées). L'honnêteté de Yakov lui vaut rapidement l'inimitié du contremaître qu'il empêche de voler des briques. De plus, sa tâche l'oblige à résider sur place, c'est-à-dire hors de la zone réservée. Lorsqu'un enfant meurt assassiné de multiples coups de couteau, il est immédiatement désigné comme bouc émissaire et arrêté.
Rapidement, il est confronté à deux hommes, le juge d'instruction Bibikov et le procureur Grubeshov. Le premier est un libéral épris de justice, qui apprécie de trouver en Yakov un lecteur, même maladroit, de Spinoza. Le second est un antisémite carriériste qui n'aura de cesse de prouver la culpabilité du juif, selon le principe : « Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage ». L'enquête patiemment menée par Bibikov tend à prouver que la mère de l'enfant et son amant, deux truands, sont les véritables meurtriers. Mais Grubeshov se moque bien de la vérité et préfère l'accusation de meurtre rituel, que viennent appuyer une multitude de faits détournés de leur sens et de mensonges éhontés. L'opinion publique et l'appareil d'Etat, profondément antisémites, sont tout disposés à suivre le procureur.
Yakov est donc mis en détention préventive. Il y restera deux ans et demie, sa situation ne cessant de se dégrader, victime des machinations des uns, de la bêtise, de l'antisémitisme et de la violence des autres, rapidement mis à l'isolement, soumis plusieurs fois par jour à des fouilles humiliantes, à une tentative d'empoisonnement, finalement enchaîné nuit et et jour. Attendant un acte d'accusation qui seul lui permettra de voir un avocat, Yakov se décharne et manque de devenir fou, mais résiste. A chaque fois que le procureur, en manque de preuves consistantes, tente de le faire avouer, en menaçant ou en promettant, il proclame son innocence. Entre temps, il perd le soutien de Bibikov, assassiné – sans doute l'un des coups de théâtre les plus désespérants de l'ouvrage – mais apprendra sur la fin qu'une partie éclairée de l'opinion publique, opposée à la politique réactionnaire du tsar, se mobilise en sa faveur. Au terme d'une longue attente dont Malamud nous fait habilement sentir chaque minute, Yakov reçoit en fin son acte d'accusation. Si ses chances de s'en sortir sont minces, le roman s'achève, juste avant l'ouverture du procès, sur un espoir révolutionnaire : « Une chose que j'aurais apprise, […] c'est que personne ne peut se permettre d'être apolitique, et surtout pas un juif. […] Que dit Spinoza ? Si l'Etat agit d'une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire […]Vive la révolution ! Vive la liberté ! »
Magnifique et passionnant, ce roman est également fort instructif. Il permet de mesurer ce qu'est l'antisémitisme, terreau fertile sur lequel s'épanouira la fleur puante du nazisme, de mieux comprendre la vie des juifs assignés à une zone de résidence et terrifiés par les pogroms – leur enfermement, l'ignorance d'un monde extérieur qui les rejette, leur peur résignée, leur Dieu comme un talisman. Il dresse un tableau peu glorieux de la Russie tsariste, emplie de superstitions et d'archaïsme. A cette société si hostile, Maladmud oppose le plus misérable des hommes, juif dissident, athée, habité seulement d'une soif de connaître et surtout d'obtenir une vie meilleure, dont la résistance et l'entêtement à faire valoir son innocence, semblent pouvoir fissurer le système tout entier. Car de ce cas individuel si spécifique, un juif, héritier bien involontaire de l'histoire de son peuple, et si insignifiant, Malamud rebondit vers l'universel, vers la révolution sociale, qui ne concerne alors plus les seuls juifs, mais toute la société comprimée par la gangue réactionnaire.
2008-10