GIDE, André
Ainsi soit-il ou les jeux sont faits
Derniers écrits de Gide avant sa mort. Au milieu de quelques considérations anodines, il évoque son anorexie, perte partielle de l'appétit de vivre et amoindrissement de sa curiosité intellectuelle (anorexie sans tristesse mais non sans une sorte de satisfaction, liée à “une perte de sève” et à un excédent de temps) ; son rapport à ses propres souvenirs (la façon dont ceux-ci lui échappent ou se transforment parfois) ; il règle sans trop de méchanceté quelques comptes avec tous ceux qui ont tenté de le convertir ; il affirme à la fois un relatif pessimisme face à l'époque et une confiance jamais totalement perdue en l'homme. Il s'interroge sur la façon d'être utile, sur la sympathie et l'indifférence aux misères d'autrui.
Par bien des petites anecdotes, il réaffirme certains traits particulièrement attachants de son caractère : son indépendance d'esprit têtue (vis-à-vis de tous les croyants, catholiques et communistes, entre autres), son refus d'un salut qui ne soit pas immanent (illustré par une charmante anecdote, le petite Gide, alors qu'il ne comprenait pas bien l'anglais, répondant poliment “No, thank you” à une dame protestante qui lui demande s'il veut être sauvé), ce sentiment d'être constamment hors de la réalité, à la fois soucieux et protéger d'elle.
Rien dans ces dernières lignes n'est vraiment triste ou amer. C'est une joie mêlée d'inquiétude quant aux générations à venir, à la misère de ceux qui souffrent, sans apitoiement sur l'âge, sans l'ombre d'un regret véritable quant au passé. Les derniers mots qu'il nous laisse sont ceux-ci : “Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l'aurore moins belle.”
2009-11
Corydon
Essai sur l'uranisme, un peu ennuyeux dans sa forme (on est loin du grand art de Gide), peu convaincant dans son argumentation, mais capital pour son auteur (une sexualité enfin affirmée aux yeux de tous et une notoriété une fois de plus exposée aux pires attaques), et par la thèse qu'il défend : celle d'une homosexualité naturelle, qui doit être acceptée de tous.
ScPo
L'immoraliste
Austère érudit dont les travaux historiques et philologiques constituent le seul horizon, Michel épouse Marceline pour satisfaire son père mourant, sans éprouver pour elle un quelconque sentiment amoureux. Les jeunes époux partent en voyage de noces. A peine débarqué en Tunisie, Michel tombe malade, les poumons rongés par la tuberculose. Il commence par se résigner, prêt à quitter une vie pour laquelle il a peu de goût. Mais Marceline ne l'entend pas ainsi : elle le transporte jusqu'à Biskra, en Algérie, où elle le soigne avec un dévouement exemplaire. Au contact des jeunes enfants si vivants que sa femme amène pour distraire sa convalescence, il s'attache à l'existence. Bientôt sa guérison devient son seul objectif et sa santé sa seule morale ; prenant de lui-même un soin jaloux et exclusif, il traque la maladie, se fiant à sa seule volonté et rejetant les prières de son épouse. Des promenades de plus en plus longues dans les oasis, seul ou accompagnés d'enfants, achèvent de le remettre. Il tombe progressivement amoureux de sa femme.
Lorsque les époux quittent l'Algérie pour l'Italie, Michel n'est plus le même et commence à peine à prendre la mesure de ce changement qui l'effraie et qu'il dissimule. Ivre d'un corps longtemps nié et enfin retrouvé, plein d'un secret de ressuscité, il s'abandonne à la sensualité. S'il reprend goût au travail, la culture livresque et historique ne concentre plus son attention. L'idylle avec Marceline s'affirme.
Quand Michel se décide à abandonner la vie errante du voyage, c'est pour s'installer en Normandie, dans une propriété familiale, La Morinère. Il y mène une existence apaisée de travail et d'amour, auprès de sa femme désormais enceinte. L'arrivée de Charles, le fils du régisseur, Bocage, bouleverse ce tranquille équilibre. En compagnie du jeune homme, il multiplie les promenades sur son domaine, à pied ou à cheval, délaissant quelque peu Marceline. Sous l'influence de la pragmatique intelligence de son compagnon, il s'inquiète de la gestion de ses terres, en prenant certaines en gestion directe, s'exaltant des travaux agricoles. L'hiver le ramène cependant à Paris.
Là commence une vie qui lui paraît artificielle, hypocrite et futile. Il se sent étranger à la société qu'il fréquente. Le cours qu'il donne au Collège de France tend à montrer que la culture, née de la vie, finit pas tuer la vie (exemple du Bas-Empire romain et des Goths). Mal compris, son propos lui attire en revanche l'amitié de Ménalque, un aventurier peu conformiste et peu moral, que Gide a pris soin de faire aussi sec et dur qu'il a fait Marceline angélique. Ce dernier, tout en l'obligeant à noter à quel point il est encore possédant, et donc possédé, offre à Michel un écho affirmé, assumé, de ses idées nouvelles, qui l'attirent mais qu'il s'efforce de haïr, en percevant le danger. Après avoir passé une nuit avec Ménalque, à la veille d'un voyage que celui-ci doit entreprendre, Michel apprend en rentrant chez lui que Marceline a fait une fausse couche. L'enfant qui incarnait à ses yeux l'avenir, auquel il s'accrochait pour repousser la tentation que représente désormais pour lui la vie aventureuse d'un Ménalque, disparaît. Marceline peine à se relever : la maladie est en elle, la maladie la tâche, comme les attitudes grossières des invités tâchent les meubles délicats du salon. Or, le lecteur est averti : il suffit qu'un meuble soit abîmé pour perdre tout intérêt aux yeux de Michel. En attendant, celui-ci soigne sa femme avec dévouement. Mais lorsque celle-ci lui réclame un chapelet, il sent sa dévotion mise en doute par ce besoin d'un secours extérieur.
Pour affermir la santé de Marceline et s'occuper de ses fermes, Michel retourne en Normandie. S'il se préoccupe peu du fonctionnement de ses terres, il est fasciné par la vie de ses fermiers et tente de gagner leur amitié pour partager leurs secrets. Les retrouvailles avec Charles le déçoivent et l'embarrassent plus qu'elles ne le réjouissent : Charles est devenu un homme sérieux, responsable, loin de l'état d'esprit de Michel, qui se lie au contraire d'amitié avec le cadet de Charles, Alcide, un braconnier. Le propriétaire et le voleur s'allient pour braconner chaque nuit, Michel semblant irrésistiblement attiré par tous les comportements immoraux, où il croit que se réfugie la seule sincérité possible de l'instinct. Fuyant une morale contrefaite, il ne voit que le vice comme alternative. Tout en braconnant, il finance la lutte contre le braconnage que mène le vieux Bocage. Lorsqu'un de leurs complices se fait prendre, il est obligé de donner l'ordre de le renvoyer. Le coupable vend la mèche : le régisseur, trop bon, n'en croit pas un mot. Mais Charles, qui accepte mal qu'on se moque de son père, vient défier Michel. Ce dernier décide alors de vendre La Morinière, se sentant de moins en moins l'âme d'un propriétaire.
Il entraîne Marceline dans les Alpes, alors que celle-ci souffre désormais d'une tuberculose dont l'origine probable le dérange. Le froid sec semble profiter à la jeune femme. Mais bientôt l'ennui vainc le désir qu'a Michel de guérir son épouse. Sans cesser de l'aimer, mais en la sacrifiant délibérément (elle y consentant implicitement), il l'entraîne dans une longue fuite en avant, un voyage de noces à l'envers, qui les ramène à Biskra et même plus loin encore dans le désert algérien, jusqu'à ce que Marceline meurt d'épuisement. Tout au long du périple, Michel affirme sa morale de fort, sa santé, sa sensualité, un goût de la vie nomade et sobre (il dépense sans compter afin de se débarrasser d'une fortune qui lui pèse), qui ne supporte aucune contrainte, aucun frein, fusse l'amour d'un être fragile et délicat. Il s'agit moins de la quête d'un hédonisme paillard que d'un ascétisme qui exige qu'on se dépouille de tout, à commencer par la douceur tiède de l'amour conjugal.
C'est un Michel encore hébété par sa course folle qui raconte son histoire et demande aux amis venus l'écouter de l'arracher à la fascination d'une Algérie dans laquelle il se noie. Il doit désormais se prouver que le sacrifice n'a pas été accompli pour rien. « Savoir se libérer n'est rien ; l'ardu, c'est savoir être libre. »
2008-04
La Symphonie pastorale
Roman. Un pasteur recueille une orpheline aveugle, Gertrude, et l'élève. Il en tombe amoureux, ainsi que son fils Jacques, qui renonce à la jeune fille à la demande de son père. Gertrude aime innocemment le pasteur, qui ne lui enseigne que le Bien : la jeune fille ignore ainsi tout ce qui concerne le Mal dans la Bible, elle ignore Saint Paul. Lorsqu'elle retrouve la vue à la suite d'une opération, Jacques (converti au catholicisme) lui fait découvrir ces passages. Gertrude prend alors conscience de la peine qu'elle causait à Amélie, la femme du pasteur, et, ne voulant pas rajouter au mal sur terre, elle se suicide.
Lycée
Les Faux-Monnayeurs
Roman. Bernard Profitendieu, alors qu'il s'apprête à passer son baccalauréat, découvre qu'il n'est pas le fils de celui qu'il croyait être son père. Il décide sur le champ de quitter la maison familiale en laissant à ce père honni une cinglante lettre d'adieu. Le jeune homme passe une première nuit chez son ami Olivier, avant de partir à l'aventure. Peu après, alors qu'il observe de loin les retrouvailles d'Olivier et de son oncle Edouard dans une gare, il voit Edouard jeter machinalement le reçu de la consigne où il a déposé sa valise. Bernard va chercher la mallette et se trouve ainsi en possession d'un peu d'argent et du journal d'Edouard, par ailleurs écrivain, qu'il se met à lire.
D'autre part, on suit le parcours de Vincent Molinier, frère aîné d'Olivier, étudiant en médecine, passionné de biologie animale, qui, lors d'une cure, a rencontré Laura Douviers, jeune mariée, qu'il séduit. Pour les deux amants, qui se croient atteints de maladies graves, leur relation en porte pas à conséquence. Mais lorsqu'ils retrouvent guéris et Laura enceinte, leur histoire prend un tour plus dramatique. Vincent, qui perd au jeu, en espérant l'augmenter, la somme qu'il devait donner à sa maîtresse pour l'aider, abandonne Laura à son triste sort. Celle-ci fait appel à son ex-amour platonique, Edouard, l'oncle d'Olivier et Vincent. Vincent, débarrassé de son amour, mais pas de ses scrupules, entame une relation avec la belle Lilian, une femme plus âgée et riche, qui décide d'en faire son protégé. Tous deux partiront en voyage, s'enfonceront en Afrique où un Vincent semi-dément tuera sa maîtresse.
Olivier, de son côté, est déçu par ses retrouvailles avec son oncle, pour qui il éprouve une vive affection, d'ailleurs partagée. Les deux hommes, timides et gauches, mal assurés des sentiments de l'autre, ne savent exprimer leur joie d'être ensemble. C'est Bernard, qui, incidemment, va prendre auprès de l'écrivain la place que son ami aurait pu occuper. En effet, informé par la lecture du journal d'Edouard et par des confidences d'Olivier des mésaventures de Laura, il décide d'aller trouver celle-ci pour l'aider. Il rencontre alors Edouard, venu dans le même but, rend à celui-ci son bien et se fait engager. Edouard l'entraîne en Suisse avec Laura. Dépité de s'être vu préféré Bernard, Olivier accepte une proposition du comte de Passavant, un écrivain superficiel et imbu de lui-même que fréquente son frère Vincent et qui lui offre la place de rédacteur en chef dans une revue à paraître.
En Suisse, Edouard retrouve le petit Boris. Ce dernier est le petit-fils du vieux La Pérouse, ancien professeur de piano d'Edouard, qui aimerait connaître l'enfant avant de mourir. Boris, qui souffre d'une maladie nerveuse (suite à des pratiques masturbatoires violemment réprimées), est soigné par une doctoresse (sorte de psychanalyste) et sa fille Bronja. Quand la doctoresse le déclare guéri, Edouard propose d'envoyer Boris à la pension Vedel - tenue par les puritains parents de Laura - où lui-même, ainsi que ses neveux ont fait leurs études. Pendant ce temps, Bernard déclare à Laura son amour (platonique) que celle-ci repousse gentiment, expliquant qu'elle va retourner auprès de son mari, lequel a appris et pardonné sa faute.
De retour à Paris, la rencontre entre Boris et son grand-père se passe mal. De plus, le vieux La Pérouse, qui comptait se suicider après avoir vu son petit-fils, constate avec amertume qu'il est incapable d'accomplir ce geste. Il accepte la charge de surveillant que lui propose le vieil Azaïs Vedel. Dès la rentrée des classes, le petit Boris se sent attiré par Georges Molinier, frère d'Olivier et Vincent. Georges, passablement dévoyé, n'a d'yeux que pour Léon Ghéridanisol, jeune voyou piloté par son cousin Strouvilhou, lui-même complice de Passavant. Sous l'influence de Ghéridanisol, Georges se mêle d'écouler des fausses pièces et sa tendance à la malhonnêteté trouve une émulation.
Lorsque Bernard et Olivier se retrouvent, un fossé s'est creusé entre eux. Olivier, qui se croyait plus sûr de lui, est toujours aussi dépendant de l'opinion d'autrui - notamment celles de Bernard et Edouard - et n'a appris de Passavant qu'une piètre superficialité. Bernard, plus mûr et plus assuré, est rempli de son amour pour Laura, qui a révélé en lui un esprit de sérieux et lui a fait prendre conscience d'une force dont il ne connaît pas encore l'emploi. Oliver convie Bernard et Edouard à la soirée de lancement de la revue qu'il doit diriger. Ceux-ci viennent accompagner de Sarah Vedel, une des soeurs de Laura. Sous l'effet de l'alcool, Olivier a une altercation avec un rival. Alors qu'il explose, il se raccroche à Edouard qui l'emmène chez lui. Le lendemain matin, le jeune homme tente de suicider, par excès de bonheur semble-t-il. Sa mère Pauline accepte, de plus ou moins bon coeur, qu'il vive désormais chez son oncle. Edouard, comblé par cet amour, peut enfin se mettre à écrire les Faux-monnayeurs. Passavant, dépité, remplace Olivier par le cynique et désenchanté Armand Vedel. Pendant ce temps, Bernard a avec Sarah une brève aventure, interrompue par la soeur de celle-ci, la vertueuse et douce Rachel. Après avoir obtenu son bachot, il quitte la pension, y laissant seul un Boris sans défense. Ce dernier, manipulé par Ghéridanisol, haineux et sans scrupule, se suicide sous les yeux du vieux La Pérouse. Georges, qui a participé au complot sans en prévoir l'issue fatale, entre dans une phase de rédemption.
Bernard, tout en cherchant un emploi pour gagner sa vie, et un projet pour utiliser sa force, retourne chez son père, dont il accepte enfin l'amour.
Gide développe une intrigue complexe, en usant pour la raconter de toutes les possibilités de narration : le récit, le journal d'Edouard, la correspondance (on apprend indirectement la fin des aventures de Lilian et Vincent par le biais de deux extraits de lettres dont la production s'intègre parfaitement dans le récit). Bien qu'omniscient, le narrateur semble souvent ne pas en savoir plus que ces personnages. Le procédé le plus souvent mis en valeur à propos de ce livre est bien sûr la mise en abîme. Les personnages sont parfois décevants : Edouard irrite par ses maladresses, ses grands discours, son caractère falot. On peine à y reconnaître son inspirateur ; Bernard, pour lequel l'auteur a une incontestable tendresse, est parfois trop rempli de lui-même pour bien écouter les autres. Il ignore la fragilité d'Olivier et alors même qu'il rêve de grandes causes, ignore le drame de Boris, qui se déroule sous son nez. Certains personnages secondaires sont extrêmement réussis : c'est le cas de Lilian, Pauline - dont le sacrifice, comme celui de Rachel, inspire plus de pitié que de respect - ou encore Georges. En outre, le livre déborde de pétites : le vieillissement du couple La Pérouse, l'immoralité de Lilian, les réflexions sur la famille. Roman protéiforme, il se distingue peut-être plus par ses bons morceaux épars, par son habilité, par le brio du style, que par sa force générale.
2008-01
Paludes
Les mises en abyme sont nombreuses dans l'oeuvre de Gide et Paludes en est un exemple. Paludes est avant tout l'histoire d'un narrateur qui écrit Paludes. Le personnage principal de ce Paludes II, dont on lit quelques extraits, est Tityre, un homme qui vit satisfait au milieu de marécages paludéens et dont le narrateur souhaite justement dénoncer la satisfaction. Ces marécages - le monde étroit des littérateurs, l'étouffant salon d'Angèle, sa bonne et brave compagne -, le narrateur tente justement d'y échapper, aussi vainement qu'il essaie d'alerter les autres, de les inquiéter, de les sortir d'une torpeur dont ils se contentent trop aisément.
Paludes s'inscrit en rupture avec le passé de Gide - la selve obscure à laquelle il vient d'échapper - et annonce les Nourritures terrestres. Biskra apparaît déjà, comme le voyage que le narrateur devrait faire, qu'il est incapable d'entreprendre et que réalise finalement l'homme d'action - ou plutôt d'agitation - un peu fat qu'est “le grand ami Hubert.” Essentiellement satyrique, l'oeuvre connaît aussi de belles envolées lyriques (notamment les passages dictés à Angèle sur l'enfermement). C'est cependant l'ironie qui domine, Gide se moquant salutairement de tous “le contrôlé, le contrôleur, celui qui veut lever les contrôles, et celui qui ne sait pas y échapper” et bien sûr de lui-même (“Walter, que je ne peux pas sentir”).
2008-03
Voyage au Congo
Le voyage de Gide et Marc Allégret, qui a si cruellement blessée Madeleine, a aussi fait beaucoup de bruit lorsque Gide en a publié ce compte-rendu. On parle souvent de dénonciation du colonialisme : c'est faux. Gide ne conteste pas le colonialisme, il critique sa mise en œuvre : mauvaise gestion des administrateurs, manque de moyens de l'administration, cruautés infligés aux indigènes par des potentats locaux au service des blancs, système économique inique, prédation des grandes compagnies privées. C'est déjà beaucoup et apparemment suffisant pour provoquer l'ire des colonialistes de tout poil, pour atteinte aux intérêts de la France.
Si la classe politique s'est émue de ce récit, et s'il a sans doute provoqué quelques prises de conscience, il ne s'agit pourtant pas d'un brûlot, ni d'un livre politique. Gide, malgré son ouverture d'esprit, ne s'y défait jamais totalement de ses préjugés et de son attitude de blanc. A sa compassion pour les plus miséreux se mêlent des jugements esthétiques peu flatteurs (sur la peau des de certains indigènes, sur les danses des vieilles femmes), un regard parfois sévère (sur l'apathie et la bêtise de certaines tribus) et toujours paternaliste.
Le voyage et les multiples bagages exigent le recours au portage : si Gide essaie de ne pas abuser du tipoye, il s'en sert tout de même beaucoup (il n'est plus tout jeune) ; s'il condamne les recrutements forcés, il trépigne lorsqu'on ne trouve pas de porteurs ; et il faut bien réquisitionner du manioc pour les porteurs (prestation qui fait l'objet d'une rémunération, évidemment). Bref, on n'est jamais dans une relation d'égalité, d'homme à homme, mais toujours dans une relation maître serviteur.
Néanmoins le maître est bon : il s'étonne de ce que tous les blancs qu'ils croisent se sentent obligés de mal parler à leurs serviteurs noirs ; il s'attache à ceux qui l'entourent, les soignent, apprend à lire à son interprète, veille à débrouiller les situations que l'on soumet à son attention, à protéger ceux qui osent dénoncer les injustices dont ils sont victimes (illusoire et éphémère protection). Il tente d'être utile et souffre de ne pouvoir faire plus.
Bref, c'est le récit d'un homme bon, qui s'efforce d'être juste, et qui va jusqu'aux limites de ce que peut penser un individu de ce milieu et de cette époque, sans jamais franchir ces dernières. Pas de remise en cause fondamentale, pas d'engagement politique : il ne rompt pas ici comme il a su le faire par ailleurs.
Dernier point, concernant le rapport à la nature : c'est un rapport admiratif (quand il est séduit et que le paysage n'est pas trop monotone), curieux et scientifique (découvrir de nouvelles espèces, notamment d'insectes, et tenter de les capturer pour les étudier en France), mais aussi meurtrier : pour mieux voir un oiseau, on le tire. D'ailleurs, on tire sur tout ce qui bouge (crocodiles, volatiles, gibier) et on réfléchit après. Certes les espèces étaient sans doute moins menacées alors. Mais par le naturel de cette attitude, on comprend pourquoi certaines sont désormais en voie de disparition.
2011-02
La Porte étroite
Voir le texte rédigée pour Wikipédia.