FAULKNER, William

Sanctuaire

L'avocat Horace Benbow quitte son domicile et sa femme Belle, la vie avec elle lui paraissant brusquement insupportable, notamment en raison des sentiments ambigus et inavoués qu'il éprouve envers sa belle-fille, Little Belle. Sur son chemin, il croise Popeye, un homme maigre et sinistre qui l'entraîne dans la maison d'un bootlegger, Lee Goodwin. Celui-ci y vit avec sa compagne, Ruby, leur maladif enfant, un vieillard sourd, aveugle et peu ragoûtant, divers trafiquants, dont Popeye, et un noir sympathique, Tommy. Après une nuit passée là-bas, Horace repart avec une livraison vers Jefferson, où habite sa soeur Narcissa, une veuve respectable qui entend bien le rester. Narcissa est courtisée par un étudiant veule, Gowan Stevens, qui fréquente également une jeune fille de bonne famille (de l'âge de Little Belle), Temple Drake, une petite allumeuse fière de sa beauté mais qui ne sait pas à quel jeu elle joue. Après un bal d'étudiants, Temple s'évade de son lycée bien pensant pour un petit tour avec Gowan. Mais la balade tourne mal : le couple se dispute et la voiture va se planter dans un arbre. Tommy emmène le couple chez Goodwin. Gowan, amoché, est rapidement ivre mort. Temple attire immédiatement les regards de tous les hommes. Partagée entre la volonté de protéger cette fragile femelle du sort qui la guette et l'agacement haineux que suscite chez elle cette oie blanche qui ne peut qu'attirer des ennuis, Ruby lui conseille de déguerpir avant la tombée de la nuit. Mais la belle, effrayée par tout ce qu'elle voit, ne cesse de courir d'un coin à l'autre de la maison, virevoltant sous le nez des hommes sans aller nulle part, incapable de prendre une décision à même de la mettre hors de danger. La nuit et l'alcool attisent les convoitises : Goodwin tente de tenir ses hommes mais lui-même est tenté. Tommy, à vraiment vouloir la protéger, surveille Popeye. Ruby finit par cacher la belle dans la grange, où elle dort au milieu des rats, qui la terrifient à peine moins que les hommes. Au matin, alors que Gowan s'en va en abandonnant Temple, Tommy vient monter la garde auprès de la jeune fille. C'est alors que survient Popeye, qui le tue avant de violer Temple avec un épi de maïs (lui-même étant impuissant, comme on l'apprend par la suite). Popeye s'enfuit alors avec la jeune fille, qu'il emmène à Memphis, chez Miss Reba, une très bourgeoise tenancière de bordel. La grosse dame est chargée de veiller sur la protégée du tueur. Temple, choquée, effrayée, se met à boire sans chercher à fuir. Popeye l'inonde d'argent mais le couple se dispute, se bat. Pour mieux assouvir ses fantasmes, Popeye fait venir un autre homme dans le lit de Temple, au grand dam de miss Reba. Lorsque Temple cherche à s'enfuir avec ce nouvel amant, Red, celui-ci est condamné. Quant à Temple, elle finit par être relâchée, on se sait trop comment.
Pendant ce temps, Goodwin a été accusé du meurtre de Tommy et est incarcéré à Jefferson. Horace choisit d'assurer sa défense et de veiller sur Ruby et son enfant. Cette volonté de protéger un assasin - il n'y a guère que Benbow pour croire à son innocence - et une femme non mariée, ex-putain, indigne Narcissa qui devant l'obstination de son frère fait tout ce qui est en son pouvoir pour que l'affaire soit rondement menée et qu'elle soit conclue par une condamnation : c'est à ses yeux le seul moyen de conserver sa respectabilité à Jefferson. Narcissa en veut d'autant plus à son frère que tout le monde imagine que l'avocat se paiera sur la femme. Ruby elle-même pense que c'est le deal implicite. Personne n'imagine qu'il agit ainsi parce qu'il pense qu'il le faut. Horace peine d'autant plus à assurer la défense de son client que Goodwin refuse catégoriquement d'évoquer Popeye, persuadé que ce dernier viendra le tuer, y compris dans sa cellule. Il finit par remettre la main sur Temple, mais celle-ci disparaît au moment où il veut la faire appeler. Et quand elle vient finalement témoigner au procès, c'est pour dire que Goodwin est responsable du meurtre et du viol. Si elle se cabre un peu en ressortant de la salle, son père (le juge Drake, respectable lui aussi) empêche tout retour en arrière. Ce mensonge est-il destiné à masquer aux yeux du monde l'épisode de la cohabitation avec Popeye ? S'agit-il d'un deal avec Popeye qui aurait fait de cet aveu une condition pour que le père retrouve son unique enfant ? On ne sait. Toujours est-il que le soir même, les bonnes gens de Jefferson extirpe Goodwin de sa prison et le brûle, menaçant d'en faire autant avec Benbow qui tente d'arrêter le massacre.
Epilogue : Benbow rentre finalement chez lui. Il retrouve Belle comme s'il ne s'était rien passé, apparemment aussi soumis que s'il ne s'était pas révolté. C'est à peine s'il ose téléphoner en bredouillant à Little Belle. On le sent complètement écrasé par ces deux femmes. On retrouve Temple et son père, comme deux fantômes impassibles, au jardin du Luxembourg. Quand au sinistre Popeye, on apprend enfin son histoire. Né d'une mère abandonnée par son mari, élevé par une grand-mère pyromane, on diagnostique très tôt qu'il ne sera jamais un homme comme les autres. Très tôt aussi, son sadisme fait surface. Une arrestation pour un meurtre qu'il n'a pas commis met fin à sa carrière de brigand, de tueur et de psychopathe. Il attend la mort sans trace de peur ou de regret, froid, cynique, comme pressé d'en finir.
Il n'est pas évident de retracer linéairement une histoire qui ne l'est pas, où la chronologie est bouleversée, les repères brouillés, les ambiguités et les ellipses nombreuses et où certaines questions restent irrésolues. Sanctuaire, quoi qu'en dise Malraux, n'est pas à proprement parler un roman policier (plutôt un roman noir, s'il faut lui attribuer un genre) puisqu'il n'y a guère de suspense. Il est incontestable en revanche qu'il s'apparente à la tragédie grecque. Il était inévitable que Benbow perde son affaire et revienne docilement chez lui, inévitable que Temple soit violée et brisée, inévitable que Ruby soit condamnée à souffrir à la fois par une société mesquine et par un homme incapable de lui rendre son dévouement. Si quelque chose paraît clair ici, c'est le fil de l'irrémédiable. Faulkner croque une société à bien des égards répugnante, qu'il s'agisse des bien-pensants au coeur sec de Jefferson, glacés par leur respectabilité et néanmoins avides d'une violence à laquelle ils se livrent volontiers lorsqu'elle est conforme à leurs préjugés, des bas-fonds de Memphis où Miss Reba et ses amies singent la bourgeoisie avec une réjouissante vulgarité, de la justice qui ne cesse de condamner des hommes pour autre chose que ce qu'ils sont faits et qui ne rime à rien. Personne ne sort vainqueur de ce roman, ni les victimes, ni les bourreaux.

2008-11

Tandis que j'agonise

Addie Bundren agonise, tandis que son fils aîné, Cash, fabrique à sa demande son cercueil sous ses yeux. Elle a demandé à être enterré près de ses parents, à Jefferson, loin de son foyer rural et misérable. Lorsque le décès survient après la visite in extrémis du médecin, son mari Anse et ses enfants - quatre fils, Cash, Jewel, Darl et Vardaman, et une fille, Dewey Dell - s'engage dans un aventureux et tragique périple. Ils commencent par perdre leurs mules dans la traversée d'une rivière en crue, tandis que Cash se brise une jambe et qu'on repêche à grand peine ses outils de charpentier. Il supportera des jours durant les chaos du voyage en charrette, étendu à côté du cercueil de sa mère. Jewel - fruit d'un adultère inavoué - doit ensuite sacrifier le cheval qu'il a gagné à la sueur de son front pour remplacer les mules. Darl, le visionnaire fou, met le feu à la grange d'un de leurs hôtes, dans le but probable de faire flamber le cercueil de la mère et de dissiper ainsi l'odeur qui s'en dégage, attirant les busards et humiliant le souvenir de la défunte. Après l'enterrement de sa mère, il est arrêté et interné. Dewey Dell, engrossée par un amant de passage, cherche vainement un médicament susceptible de la faire avorter et est abusée par un étudiant en pharmacie. Pour clore le tout sur une note grotesque, on s'aperçoit que Anse, dont la paresse répugne à toute action mais qui s'y entend parfaitement pour manipuler les autres, n'a finalement pensé qu'à une chose : se faire poser un râtelier (avec de l'argent arraché à Dewey Dell) une fois sa défunte épouse enterrée, et profiter du passage en ville pour emmener une nouvelle Madame Bundren.
Chaque épisode de cette triste farce est racontée par la voix d'un de ses acteurs. Le lecteur est projeté à l'intérieur de cette tribu paysanne, soumis à leur mode de pensée et d'expression. Si l'on a pu considérer au XIXe siècle que La Terre de Zola était un roman naturaliste, c'est que Faulkner n'avait pas encore écrit ce tour de force qu'est Tandis que j'agonise. La narration est de ce fait chaotique et pas toujours évidente à suivre, il n'en sort pas moins une œuvre puissante et prenante.

2009-07

 
litterature/fiches/faulknerwilliam.txt · Dernière modification: 2009/07/13 10:18 (édition externe)     Haut de page