CIORAN, Emil

La tentation d'exister

De ce livre je retiendrai surtout les deux premiers et le dernier chapitre. Dans “Penser contre soi”, Cioran oppose la vaine révolte et le rapport au temps propres à la culture occidentale, au non-agir et au rejet de la vie intense qui caractérise la sagesse orientale, notamment la pensée taoïste. Quoique admiratif de celle-ci, quoique considérant que la rébellion jouit d'une “honorabilité indue”, il estime que la sagesse orientale est inaccessible au penseur occidental, incompatible avec sa nature : “et si je donne mille fois raison à Lao-tse, je comprends mieux un assassin.” Ou encore : “Tao Te King va plus loin qu'Une saison en enfer ou Ecce homo. Mais lao-tse ne nous propose aucun vertige, alors que Rimbaud et Nietzsche, acrobates se démenant à l'extrême d'eux-mêmes, nous invitent à leur danger. Seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits pour donner un sens à leur vie.” Cioran présente les penseurs occidentaux comme des “incurables qui protestent, des pamphlétaires sur un grabat”, “contaminés par la superstition de l'acte”, prisonniers de la durée et des “affres du je”, c'est-à-dire d'un pluralisme qui rompt avec “la quiétude de l'Unité”. Il n'est pas d'autre solution pour l'Occidental que de se torturer, de penser contre soi.

Le second chapitre, “Sur une civilisation essoufflée”, est une brillante analyse du déclin de l'Europe (notamment ces “grandes puissances”), mais aussi une réflexion sur l'incompatibilité entre la lucidité et l'acte :“Quand la clairvoyance investit l'acte et s'y insinue, l'acte se défait”, valable tant au niveau d'une civilisation que de l'individu. Cioran met en garde contre “l'intellectuel fatigué” : “les excès de sa lassitude affermiront les tyrannies.”

Dans le dernier chapitre, “La tentation d'exister”, Cioran affirme : “Le non m'excède, le oui me tente.”. Oui à la mort(c'est-à-dire non à la peur de la mort, de l'agonie), tout d'abord, mais à la mort comprise comme un tonifiant qui révèle”la nullité du temps et le prix infini de chaque instant” et transforme notre “inanité en absolu”. “Anéantissement printanier, accomplissement plutôt qu'abîme, la mort ne nous donne le vertige que pour mieux nous soulever au-dessus de nous-mêmes.”
Cioran cherche à se dépêtrer de son nihilisme. “Je proteste cependant contre ma lucidité. […] Je veux […] me trouver un monde coûte que coûte. Ne le trouverais-je pas, que je me contenterais d'un brin d'être, de l'illusion que quelque chose existe sous mes yeux ou ailleurs. Je serai le conquistador d'un continent de mensonges. Etre dupe ou périr : il n'est d'autre choix.” Ou encore : “Exister est un pli que je ne désespère pas d'attraper. J'imiterai le autres, les malins qui y sont parvenus, les transfuges de la lucidité, je pillerai leurs secrets et jusqu'à leurs espoirs, tout heureux de m'agripper avec eux aux indignités qui mènent à la vie.” Penser contre soi, contre sa chair, entretenir ses conflits internes (à la façon des mystiques), c'est aller chercher le délire pour s'opposer à nos doutes et à nos évidences, notre lucidité, pour tenter d'exister, pour pouvoir dire oui.

Entre deux, on trouve des réflexions sur la mort du roman, sur le style, sur le commerce des mystiques (qui présentent une certaine exemplarité, du point de vue de Cioran), une charge contre Epicure, un réquisitoire flamboyant contre Saint Paul… et un nihilisme parfois complaisant.

2007-12

 
litterature/fiches/cioranemil.txt · Dernière modification: 2007/12/27 14:26 (édition externe)     Haut de page