BLOY, Léon
Le Désespéré
Roman autobiographique. Caïn Marchenoir est un écrivain catholique que sa foi et son génie intransigeants condamnent à la misère. Son catholiscime est résolument “antimoderne”, dans la lignée de Louis de Bonald et de Joseph de Maistre. Monarchiste, il flirte avec l'antisémitisme (même si Léon Bloy a par ailleurs écrit le Salut par les juifs, il est difficile de trouver que certains passages du Désespéré relèvent de la philosémie). Son style est celui du pamphlet sans concession, d'une virulence inouïe. Marchenoir tire son inspiration d'une brûlante et constante indignation, d'une rage profonde envers la République, les anticléricaux, les écrivains à succès, les journalistes, tous ces êtres dont il traque les ridicules, les compromis, les petitesses. Le Panthéon littéraire français est déchiqueté par ses mots ardents : George Sand est qualifiée de vieille truie et Victor Hugo est à peine mieux traité, sans parler de Maupassant et plus encore, des écrivaillons de l'époque. Seuls trouvent grâce à ses yeux Barbey d'Aurevilly, Baudelaire et, plus étrangement, Flaubert. Plus que tout, Marchenoir dénonce la tiédeur des catholiques et la mollesse d'un clergé présenté comme trop modéré dès qu'il est raisonnable. Bien entendu, une telle attitude ne peut que lui valoir haines et insuccès. Il ne compte qu'un seul ami, qui l'empêche de mourir de faim, Leverdier.
Par ailleurs, Marchenoir est un coeur saignant. Il a épousé deux femmes qui sont mortes, directement ou non, de misère, tout comme son fils. Quelques temps après, devenu chaste, il recueille une splendide prostituée, Véronique, dont il fait rapidement une parfaite dévote, convaincue comme lui que la chair, à laquelle elle se plaisait pourtant jadis, n'est que fange infernale. Mais la chair ainsi insultée se venge. Marchenoir finit par être obsédé par sa protégée. Plutôt que de l'épouser et de replonger avec elle dans la fange susmentionnée, au risque diabolique d'être heureux, le bon Caïn confie à la jeune femme son terrible dilemme. Celle-ci tente alors de le détourner d'elle en se mutilant : non seulement elle fait tondre sa belle chevelure, mais elle se fait également arracher toutes les dents (par un juif, bien sûr). Lorsque son confesseur lui reproche un excès de zèle, c'est l'occasion pour Bloy de tonner contre ces catholiques trop veules pour savoir souffrir. Le sacrifice est pourtant vain, il exalte l'amour du malheureux Marchenoir plus qu'il ne le refroidit. Ce désir qui ne peut être assouvi et dont Véronique ne peut le délivrer finit par rendre la jeune femme tout à fait folle. En revenant de l'asile où il l'a emmenée, Marchenoir est renversé par un véhicule. Il meurt sans l'assistance d'un prêtre, que sa concierge imbécile n'a pas voulu aller chercher.
Commençons par signaler ce qu'il y a de profondément agaçant dans ce roman, pour peu qu'on ne partage les options théologico-politiques de Bloy : d'abord, le goût immodéré pour la souffrance, les larmes. Pour Bloy, la décadence commence à la Renaissance, quand certains êtres malfaisants commencent à diffuser cette sotte idée selon laquelle la souffrance est inutile et néfaste. Depuis ce n'est qu'une longue décrépitude, dont la médiocratie de la IIIe République n'est qu'un avatar. Parce que la souffrance semble être pour Bloy consubstantielle à la foi, tout homme heureux est déjà, pour ce seul fait, condamnable. Et le corps, source potentielle de tant de plaisirs, ne peut être qu'honni. L'agacement provient aussi de l'outrecuidance du propos. Marchenoir est le seul coeur pur, l'unique détenteur de la vérité, autour de lui tout n'est que médiocrité bonne à être piétinée (c'est d'autant plus insupportable que le récit est autobiographique et que cette autosatisfaction, même flagellée et douloureuse, semble émaner de l'auteur lui-même). Les longs pamphlets contre tel ou tel journaliste finissent par lasser plus qu'ils n'amusent, la virulence du style souffre de son excès même, la richesse du vocabulaire est à la fois extraordinaire et un peu cuistre. Le flamboyant pourfendeur s'érige en juge, impitoyable mais surtout incapable d'accepter la moindre altérité et d'interroger sa méthode : car enfin, sa noble intransigeance conduit une femme en bonne santé à l'asile et à s'égosiller dans le désert, il ne ramène guère de brebis dans les bras du Sauveur. Marchenoir n'est que rage là où le Christ n'était (presque) que douceur.
Pourtant, il faut bien reconnaître quelques mérites à Marchenoir-Bloy. D'une part, ses victimes ne méritent souvent pas plus de considération qu'il ne leur en accorde. Avec un peu moins d'emphase et de détails, le portrait de la presse et du monde littéraire aurait pu sonner juste. La démocratie qu'il conspue est souvent digne des reproches qu'il lui fait. Quoique dans une optique philosophique différente, on trouve des reproches similaires chez Nietzsche. Mais on peut se demander si la grandeur monarchique qui aurait la préférence de Bloy n'est pas une illusion rétrospective… D'autre part, si Marchenoir est dur avec les bien-pensants, les possédants, il est doux avec les femmes, avec les pauvres. Il accueille les prostituées sans les blâmer : ce sont des brebis égarées, victimes à délivrer de leur prison fangeuse. S'il conduit Véronique à la folie, c'est bien malgré lui, prisonnier qu'il est, lui, de ses options spirituelles. Son sadisme est des plus involontaires et des plus désespérés. Enfin, Bloy produit dans le Désespéré un plaidoyer pour les pauvres et contre les inégalités sociales, d'une virulence et d'une force incroyable. Le pur chrétien qu'il est ne tolère pas l'indifférence de ses coreligionnaires, les regards lourds de reproche qui se portent sur les miséreux (cachez ce pauvre que je ne saurais voir), les portes qui se ferment sur des intérieurs chaleureux et exclusifs. Tout cela n'est justifié que s'il y a une justice dans l'autre monde. Or cette arrogante bourgeoisie veut priver les pauvres de Dieu : qu'elle s'attende alors à la révolution. Sans Dieu, tous les nihilismes et tous les attentats sont justifiés. Dans la colère qui envahit le coeur de Marchenoir-Bloy, il y a l'ombre du doute : il faut que Dieu existe pour que ces douleurs aient un sens, sinon… Son indignation est une révolte contre le monde, mais aussi contre Dieu lui-même (que fait-il, pourquoi tolère-t-il ?), elle le nie autant qu'elle le crée. Le désespoir de Marchenoir est celui d'un homme que le silence de Dieu rend fou.
Pour cet élan et pour sa sincérité, malgré tout ce qu'il peut avoir de dérangeant, Bloy mériterait sans doute une autre place dans la littérature française. Mais aujourd'hui comme hier, il est parfaitement infréquentable.
2008-05