BANKS, Russel
De beaux lendemains
Dolorès Driscoll conduit depuis des années le bus de ramassage scolaire de Sam Dent. Un jour de neige et de malchance, le bus quitte la route car sa conductrice croit avoir vu un obstacle sur la route. Le véhicule plein d'enfants tombe dans une sablière remplie d'eau glacée. Beaucoup meurent, d'autres, comme la jolie Nicole Burnell, sont grièvement blessés. Immédiatement, des avocats se mettent à tourner autour des familles des victimes. Personne ne souhaite poursuivre Dolorès, indemne mais à laquelle on octroie le statut ambigu de victime responsable. Les avocats, comme Mitchell Stephens, font miroiter les indemnités qu'on pourrait obtenir en attaquant l'Etat, la municipalité… Pour lui, ce n'est pas l'appât du gain qui le guide, mais sa colère (père d'une droguée avec laquelle il ne sait pas s'y prendre, ivre de sa propre puissance, il bouillonne en permanence) et l'idée que les accidents n'existent pas. Mais d'autres dans le village, comme Billy Ansel, juge ces procès dégradants : veuf depuis peu, il a perdu ses deux enfants dans l'accident et devient alcoolique sans renoncer à une forme de dignité sauvage qui l'oppose à tout compromis. Sa colère convainc le témoin clé, Nicole Burnell, la jeune accidentée qui a perdu ses jambes, de casser par un mensonge tout l'échafaudage monté par Stephens : elle affirme être certaine que Dolorès roulait trop vite. La responsabilité de la conductrice établie, et personne ne souhaitant la poursuivre, les procès s'arrêtent. Dolorès accepte avec une forme de soulagement ce rôle de bouc émissaire, séparée qu'elle était déjà des autres villageois.
Le récit commence et se clôt par le témoignage de Dolorès, d'abord sa vision de l'accident - juste un accident - puis sa place dans le village. Vient le récit de Billy Ansel, son rapport à la mort et son refus de la nier, contrairement à ceux qui cherchent des coupables. Celui de Mitchell Stephens, New-Yorkais chez les péquenots, partagé entre une colère sincère et une évidente soif de manipulation. Enfin Nicole Burnell, estropiée à l'intelligence féroce, pour qui la ruine du procès est également une manière de signifier à son père, qui l'a jadis forcée à des rapports incestueux, que la partie est définitivement perdue pour lui.
2009-12
La dérive des continents
Bob Dubois répare des chaudières à Catamount, New Hampshire, bled paumé habité par des ploucs, des culs-terreux (comparés à l'image internationalement diffusée de l'américain moderne). Il y vit avec sa femme Elaine et leurs deux filles, Emma et Ruthie. De temps à autre, il trompe sa femme, qu'il aime, avec une petite amie, Doris. Mais voilà qu'à la veille d'un Noël, la médiocrité de son existence, de sa routine, lui file la nausée. Pas d'argent pour la moindre fantaisie, les crédits à rembourser, chaque sou à compter, une vie toute tracée, très loin des standards du rêve américain. Il se voit déjà mort, mort-vivant (les vivants sont les personnages de la télé), il se voit devenir comme son père alors qu'il rêvait bien plus haut. Le voyant péter un câble, sa femme lui propose, alors qu'elle n'en a aucune envie, de tout recommencer, ailleurs. Les voilà partis en Floride, à la poursuite des rêves de Bob qui retrouve là-bas son frère Eddie, lequel lui promet la fortune. En attendant celle-ci, il tient le magasin d'alcool de son frère, enviant chaque jour un peu plus la vie dorée de celui-ci. Il trompe sa femme avec une belle noire, Marguerite Dill, sans jamais cesser de la penser en tant que noire. Il est braqué par deux autres noirs, en tue un alors que l'autre s'enfuit. Lorsque sa femme accouche d'un troisième enfant, un fils, Robbie, il rompt avec Marguerite et démissionne, ne voulant plus se servir d'une arme à feu. La dispute avec Eddie révèle non seulement les dissensions entre les deux frères, mais aussi la fragilité de la situation d'Eddie, dont les combines financières commencent à mal tourner. Bob rencontre alors Ave Boone, un ancien ami, qui lui propose de s'associer à lui pour faire fonctionner le Belinda Blue, un bateau destiné, officiellement, à emmener à la pêche des touristes. Bob s'en tient longtemps à cette partie légale, soupçonnant à juste titre son ami de s'enrichir grâce au trafic de drogue. Bob, qui dans le New Hampshire, possédait une maison à lui, habite désormais une caravane qu'il loue. Il a vendu ces derniers biens pour acheter une part du Belinda blue. Son couple et sa famille s'autodétruisent lentement. Lui qui rêvait étant jeune de piloter fièrement un navire sent un décalage persistant entre ses rêves et la réalité, alors même que ceux-ci se rejoignent. Il apprend coup sur coup le suicide de son frère Eddie - tenu à la gorge par ses créanciers - et le mensonge d'Ave Boone, lequel lui a vendu une part d'un bateau qui ne lui appartenait pas à lui, mais à ces créanciers. Pour gagner plus d'argent, Bob accepte de transporter des Haïtiens des Bahamas en Floride. Mais l'opération se passe mal, une patrouille les repère et en pleine tempête, l'homme qui l'accompagne, Tyrone, oblige les Haïtiens à sauter dans la mer déchaînée pour fuir tandis que les autorités tentent de les repêcher. A l'arrivée, il apprend que Boone est arrêté pour trafic de drogue, mais personne ne soupçonne son forfait. Il apprend que tous les Haïtiens, sauf une, se sont noyés. Rongé par ce crime que sa femme découvre avec horreur, il décide d'aller rendre à la survivante l'argent du passage et meurt sous les coups de couteau.
Parallèlement à son histoire est racontée celle de Vanise, la Haïtienne survivante. Avec son neveu Claude et son bébé, elle quitte la misère et la violence de sa terre natale pour l'Eldorado américain. Le premier passeur la largue, avec d'autres, sur la 1ere plage venue de l'île la plus proche, loin des Etats-Unis. Un premier protecteur-violeur les prend en charge jusqu'à ce qu'ils prennent un deuxième bateau pour les Bahamas. Là tout l'équipage la viole, ainsi que des passagers haïtiens plus fortunés. Claude aussi est violé. Arrivé au Bahamas, elle est prise en charge par un second protecteur-violeur qui la prostitue, tandis que Claude s'enfuit. Il revient la délivrer. Puis un jour, en pleine cérémonie dédiée aux loas, les dieux haïtiens, Tyrone vient les chercher pour un troisième et dernier passage. C'est là que son histoire rejoint celle de Bob. Elle est la seule survivante, mentalement grillée.
Deux histoires destinés à montrer comment le rêve américain broie les êtres, Bob et Vanise, mais aussi Eddie et Ave, pour le profit de quelques-uns, banquiers replets, absents du roman et dont la présence néfaste est pourtant plus perceptible que celles des loas. La critique sociale est virulente, qu'elle concerne le racisme (la peur des noirs est viscérale chez Bob et sa femme, mais non dépourvue d'une espèce de fascination curieuse), la machine économique (le rôle du crédit, du surendettement) et les valeurs et fantasmes qui permettent de la faire tourner (la télé, les rêves et mensonges de chacun). Elle montre que la puissance du rêve arrache ses victimes à leur quotidien (pourtant rassurant pour Bob) et les pousse à tout sacrifier jusqu'à les vider d'eux-mêmes. Progressivement, Bob acquiert une certaine lucidité, devenant un adulte qu'il n'a jamais rêvé d'être. Mais il ne parvient pas à établir un parallèle entre lui-même et les haïtiens qu'il transporte et rejette la responsabilité sur un système qui le domine sans voir comment lui échapper.
C'est aussi une vision du monde très globalisante (chaque vie est considérée comme un destin cohérent, pris dans l'engrenage d'un destin plus global, celui de l'humanité, ce qui donne certains passages un peu grandiloquent, à mon goût). C'est roman à thèse - l'auteur, sortant parfois du cadre romanesque, le fait bien savoir - ce qui lui confère une certaine rigidité (et moins de liberté d'interprétation que si les personnages étaient livrés sans mode d'emploi), une objectivité parfois un peu froide (passages très factuels, comme au début, pour décrire la vie de Bob en une énumération de possessions et non possession, procédé intéressant) mais qui n'empêche pas complètement l'empathie et qui ne diminue en rien le vif intérêt de ce livre.
2006-01