AMADO, Jorge
Gabriela, girofle et cannelle
Roman. Nous sommes à Ilhéus, une ville en plein développement de l'Etat de Bahia, Brésil. Peu de temps auparavant, des luttes sanglantes ont agité la région, le temps que des “colonels” se partagent des terres cacaoyères. Les moeurs de la ville, quoique apaisées, gardent les stigmates de cette époque violente : la domination des mâles est rude (femmes adultères et amants peuvent et doivent être tués par leurs maris avec l'approbation de tous), le revolver jamais loin. Le progrès arrive en la personne de Mundinho Falcao. Cadet d'une influente famille de Rio, le jeune homme fuit un amour malheureux et souhaite sortir de l'ombre de ses frères aînés. Il trouve dans le développement d'Ilhéus un facteur d'épanouissement, y fait des affaires, avance des fonds pour aider les plus entreprenants (service d'autocars, journal d'opposition) et se préoccupe d'urbanisme (avenue, élargissement du chenal pour favoriser le commerce). Son activité lui rallie les plus modernistes des habitants et il brigue dès lors un mandat local, ce qui ouvre un conflit avec le potentat du lieu, le colonel Ramiro Bastos. Celui-ci, par son entêtement, son refus catégorique de nouer une alliance, perd progressivement tous ces soutiens, excepté une poignée d'amis fidèles qui tentent à plusieurs reprises de faire le coup de poing. C'est la mort du vieux colonel qui lui épargne la défaite et réconcilie les deux camps d'Ilhéus, tout le monde étant finalement convaincu que la ville doit évoluer.
Parallèlement, nous suivons les aventures du gros Nacib, patron de bar d'origine syrienne, surnommé le Turc. Pour remédier au départ inopiné de sa cuisinière, Nacib engage Gabriela, une retirante, qui se révèle être une splendide jeune femme, une cuisinière surdouée et une amante passionnée. Gabriela est un oiseau exotique, une âme d'enfant : elle aime marcher pieds nus, faire l'amour avec de beaux messieurs comme Nacib - pour le plaisir, l'argent ne l'intéresse pas -, danser, rire, être draguée. Elle n'est jalouse, elle se soucie peu des convenances, travaille avec zèle mais n'aime guère la contrainte. Elle est rapidement courtisée par tous les “beaux messieurs” qui lui offrent de magnifiques situations, propositions qu'elle décline, préférant Nacib à tous les autres. Ce dernier, qui ne peut bientôt plus se passer d'elle, développe une jalousie qui vire au cauchemar jusqu'à ce qu'il trouve une façon de s'attacher définitivement Gabriela : le mariage. La jeune femme accepte pour satisfaire Nacib, mais la situation ne tarde pas à se dégrader. Mariée, Gabriela doit devenir une dame, fréquenter une société où elle est mal à l'aise et mal tolérée, marcher dans des souliers fermés et renoncer à une foule de plaisirs simples (aller au cirque). Entre Nacib et elle naissent des tensions qui nuisent à leur entente sexuelle. C'est le moment que le beau Tonico Bastos, Don Juan falot, choisit pour séduire la belle. Le Turc finit par apprendre qu'il est cocu. Mais alors il monte vers le lieu du délit avec l'intention de tuer les amants, dans la pure tradition d'Ilhéus, il se révèle incapable de tuer : il se contente de coller une beigne à l'amant qui s'enfuit et une sévère rouste à son épouse. Alors qu'il pense que cette “clémence” lui vaudra les quolibets de toute la ville, son ami Joao Flugencio, un homme éclairé, trouve un motif d'annulation du mariage : pas de mariage, pas de cocu, pas d'obligation de tuer. Après quelques temps, alors que Gabriela, hébergée chez une amie, continue à écarter les propositions qui pleuvent sur elle, et que Nacib, qui ouvre un restaurant, peine à trouver une cuisinière, une réconciliation s'opère. Nacib réembauche Gabriela aux cuisines. Il la retrouve souvent le soir pour des nuits à nouveau passionnées, mais sans exclusivité. Et cet amour libre fait dire à Mundinho que ce Turc est un maître de savoir-vivre.
Les deux histoires témoignent de l'évolution des mentalités, de l'apparition de moeurs civilisées, tant en politique qu'en amour. D'autres figures interviennent dans cette évolution. Celle de Malvina, la fille, belle, intelligente et fière, de l'ultra-conservateur Melk Taveres. Malvina écarte les partis qui se présentent à elle, car elle refuse de devenir comme ses concitoyennes une épouse soumise à son mari. Elle veut étudier, être indépendante. Elle se lie avec un ingénieur venu de Rio pour étudier le chenal, espérant qu'il soit différent et qu'il l'emmène loin d'Ilhéus. L'idylle est rompue par l'intervention de Melk, qui bat violemment sa fille et menace de mort l'ingénieur. Alors que celle-ci s'échappe pour fuir avec son soupirant (qui n'est pas son amant), ce dernier se terre dans sa chambre barricadée. Malvina, soulagée d'avoir échappé à un lâche, comprend dès lors qu'elle devra compter sur ses seules forces. Dès qu'elle en a l'occasion, elle fuit, trouve un travail et poursuit ses études. C'est l'incarnation du féminisme qui refuse de croire à l'amour si celui-ci doit être une prison, loin des clichés romantiques : c'est le reflet intellectuel, la pensée de la liberté instinctive de Gabriela.
Enfin, il y a l'histoire de Gloria et Josué. La première est la maîtresse, elle aussi encagée, d'un colonel réputé pour faire respecter son territoire avec dureté. Le second, soupirant déçu de Malvina, se jette cependant dans les bras de la belle courtisane qui expose chaque jour, à la fenêtre de sa prison dorée, ses seins fermes et son besoin d'amour. Le colonel finit par avoir vent de l'affaire. Chacun s'attend au drame. Et pourtant, il se contente de mettre les amants à la porte, pour qu'ils cessent de s'aimer à ses frais. Un peu plus tard, un mari qui a tué sa femme et son amant, est, pour la première fois, condamné. Grâce à Mundinho, Nacib, Gabriela, Ilhéus a changé. Le libraire Joao Fulgencio, qui avait compris avant les autres le besoin de liberté de Gabriela, le désir d'indépendance de Malvina, applaudit cette évolution : c'est la figure de l'intellectuel qui accompagne en douceur la délivrance de ces concitoyens.
Un magnifique roman, chaud et sensuel comme le corps de Gabriel, exaltant la liberté de l'amour, du plaisir et des femmes avec un optimisme réjouissant, à défaut d'être réaliste.
2007-12