Barbusse, Henri

L'Enfer

La femme lève les yeux, et dit, timidement, pour protester : L’enfant… « L’enfant, qui vint nous secourir… » « L’enfant que l’on fait vivre et qu’on laisse mourir ! » répond l’homme… Il ne veut pas qu’on dissimule la souffrance, et il trouve, dans le passé, plus de malheur encore qu’on ne croyait ; il y a une sorte de perfection dans sa recherche ; son jugement sur la vie est beau comme le jugement dernier : « L’enfant par qui la plaie humaine saigne encore. Créer, recommencer un cœur, faire renaître un malheur ; enfanter : sacrifier un être ! Engendrer, en hurlant, une plainte de plus ! La douleur d’enfanter. Elle ne finit plus ; elle s’immensifie en angoisses, en veille… » […]
– Ils grandissent, et puis… Il dit, l’œil ardent : « Caïn ! » elle dit, la voix sanglotante : « Abel ! » Elle souffre au souvenir des deux enfants qui se sont haïs et frappés. Ils l’avaient frappée, elle, puisqu’ils étaient dans son cœur ; c’était comme s’ils étaient encore dans sa chair. Puis un autre souvenir l’appelle tout bas ; elle pense au tout petit qui est mort : « Le petit, le meilleur… Il n’est plus, et moi, moi, qui sans cesse le regarde ! » Elle distend ses bras dans l’impossible, elle geint, déchirée par le baiser vide : « Il n’est plus, et moi qui le caresse ! » Et l’homme gronde : « La mort, méchanceté des adorés, bonté sinistre qui nous quitte », et elle a ce cri suprême : « Oh ! la stérilité d’être mère ! » […]
– Puis ils se revoient abandonnés par leurs enfants, dès que ceux-ci ont grandi et ont aimé. « Vivant ou mort, l’enfant nous laisse, à cause qu’il est doux de haïr la vieillesse quand on est jeune et qu’on est fort et qu’on est clair ; que le printemps terrible ensevelit l’hiver, qu’un baiser n’est profond que sur des lèvres neuves. Notre immense caresse, ô mères, devient veuve. Tu quitteras ton père et ta mère et fuiras l’embrassement stérile et pesant de leurs bras… »

2008-03
Parents-enfants

L'Enfer

Elle parlait d’une voix chantante et changée :

– J’ai toujours pensé à la mort. Une fois, j’ai avoué à mon mari cette hantise. Il est parti en guerre avec fureur. Il m’a dit que j’étais neurasthénique et qu’il fallait me soigner. Il m’a en-gagée à être comme lui qui ne pensait jamais à ces choses, à cause qu’il était sain et équilibré d’esprit.
« Ce n’est pas vrai. C’est lui qui était malade de tranquillité et d’indifférence : une paralysie, une maladie grise, et son aveuglement était une infirmité, et sa paix était celle d’un chien qui vit pour vivre, d’une bête à face humaine.
« Que faire ? Prier ? Non ; l’éternel dialogue où l’on est tou-jours seul est écrasant. Se jeter dans une occupation, travailler ! C’est vain : le travail, n’est-ce pas ce qui est toujours à refaire ? Avoir et élever des enfants ? Cela donne à la fois l’impression qu’on finit, et celle qu’on se recommence inutilement. Pourtant, qui sait ! »

C’était la première fois qu’elle mollissait.

– L’assiduité, la soumission, l’humiliation d’être mère m’ont manqué. Peut-être cela m’aurait-il guidée dans la vie. Je suis orpheline d’un petit enfant.

Pendant un instant, baissant les yeux, laissant aller ses mains, laissant régner la maternité de son cœur, elle ne pensa qu’à aimer et à regretter l’enfant absent – sans s’apercevoir que, si elle le considérait comme le seul salut possible, c’était parce qu’elle ne l’avait pas…

2008-03
Parents-enfants Vie/Bonheur

L'Enfer

Le jeune homme s’écria :

– À l’ulcère du monde, il y a une grande cause générale. Vous l’avez nommée : c’est l’asservissement au passé, le préjugé séculaire, qui empêche de tout refaire proprement, selon la rai-son et la morale. L’esprit de tradition infecte l’humanité ; et le nom des deux manifestations affreuses, c’est…

Le vieillard se souleva sur sa chaise, ébauchant déjà un geste de protestation, comme s’il voulait lui signifier : « Ne le dites pas ! »

Mais le jeune homme ne pouvait pas s’empêcher de parler :

– C’est la propriété et la patrie, dit-il.

2008-03
Société Préjugés/dogmatisme

L'Enfer

Je me soulève sur mon coude comme sur un moignon d’aile. Je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose d’infini !

* * *

Je n’ai pas de génie, de mission à remplir, de grand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais je voudrais, mal-gré tout, une sorte de récompense…
De l’amour ; je rêve une idylle inouïe, unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu tout mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure l’ombre, à côté de la mienne, sur la route.
De l’infini, du nouveau ! Un voyage, un voyage extraordinaire où me jeter, où me multiplier. Des départs luxueux et affairés au milieu de l’empressement des humbles, des poses lentes dans des wagons roulant de toute leur force comme le tonnerre, parmi les paysages échevelés et les cités brusquement grandissantes comme du vent.
Des bateaux, des mâts, des manœuvres commandées en langues barbares, des débarquements sur des quais d’or, puis des faces exotiques et curieuses au soleil, et, vertigineusement ressemblants, des monuments dont on connaissait les images et qui, à ce qu’il semble dans l’orgueil du voyage, sont venus près de vous.

Mon cerveau est vide ; mon cœur est tari ; je n’ai personne qui m’entoure, je n’ai jamais rien trouvé, pas même un ami ; je suis un pauvre homme échoué pour un jour sur le plancher d’une chambre d’hôtel où tout le monde vient, d’où tout le monde s’en va, et pourtant, je voudrais de la gloire ! De la gloire mêlée à moi comme une étonnante et merveilleuse blessure que je sentirais et dont tous parleraient ; je voudrais une foule où je serais le premier, acclamé par mon nom comme par un cri nouveau sous la face du ciel.

Mais je sens retomber ma grandeur. Mon imagination puérile joue en vain avec ces images démesurées. Il n’y a rien pour moi : il n’y a que moi, qui, dépouillé par le soir, monte comme un cri.[…]
Mon Dieu, je suis perdu. Ayez pitié de moi ! Je me croyais sage et content de mon sort ; je disais que j’étais exempt de l’instinct du vol ; hélas, hélas, ce n’est pas vrai, puisque je voudrais prendre tout ce qui n’est pas à moi.

2008-03
Soi Vie/Bonheur

L'Enfer

Cet homme [le mari d'Aimée] n’est pas heureux, et cependant j’envie son bonheur. Dites-moi ce qu’il y a à répondre à cela, sinon que le bonheur est en nous, en chacun de nous, et que c’est le désir de ce qu’on n’a pas ! […]

J’ai pitié de ceux qui vont deux à deux, enchaînés par l’indifférence. J’ai pitié du pauvre cœur qui a si peu longtemps ce qu’il a ; j’ai pitié des hommes qui ont un cœur pour ne plus aimer.
Et, pendant un instant, devant la scène si simple et si déchirée, j’ai subi un peu le martyr énorme, innombrable, de ceux qui ne souffrent plus. […]

[Une fois Aimée partie, le mari lutine la femme de ménage ] Parce qu’il ne la connaît pas, parce qu’elle est autre que celle qu’il connaît. Avoir ce qu’on n’a pas… Ainsi, quoique cela puisse paraître étrange, c’est une idée, une haute idée éternelle qui conduit l’instinct. C’est une idée qui, devant la femme inconnue, tend ainsi l’homme, fauve, la guettant, l’attention aiguë, avec des regards comme des griffes, mû par un acharnement aussi tragique que s’il avait besoin de l’assassiner pour vivre.

Je comprends, moi à qui il est donné de dominer ces crises humaines, – si déchaînées que Dieu, à côté, paraît inutile, – je comprends que beaucoup de choses que nous situons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret. Comme les voiles tombent, comme les simplicités apparaissent, comme la simplicité apparaît !

2008-03
Vie/Bonheur Amour

 
litterature/citations/barbussehenri.txt · Dernière modification: 2008/03/16 12:02 (édition externe)     Haut de page