Yourcenar, Marguerite
Archives du Nord
De Malo-les-Bains à L'Écluse ondoient les dunes bâties par la mer et le vent, déshonorées de nos jours par les coquettes villas, les casinos lucratifs, le petit commerce de luxe ou de camelote, sans oublier les aménagements militaires, tout ce fatras qui dans dix mille ans ne se distinguera plus des débris organiques et inorganiques que la mer a lentement pulvérisés en sable.
2008-12
Temps
Archives du Nord
Du fait de nos conventions familiales basées sur un nom transmis de père en fils, nous nous sentons à tort reliés au passé par une mince tige, sur laquelle se greffent à chaque génération des noms d'épouses, toujours considérés comme d'intérêt secondaire, à moins qu'ils ne soient assez brillants pour en tirer vanité. En France surtout, lieu d'élection de la loi salique, « descendre de quelqu'un par les femmes » fait presque l'effet d'une plaisanterie. Qui — sauf exception — sait le nom de l'aïeul maternel de sa bisaïeule paternelle? L'homme qui l'a porté compte autant, néanmoins, dans l'amalgame dont nous sommes faits, que l'ancêtre du même degré dont nous héritons le nom. Du côté paternel, le seul qui m'occupe ici, quatre arrière-grands-parents en 1850, seize quadrisaïeuls vers l'An II, cinq cent douze à l'époque de la jeunesse de Louis XIV, quatre mille quatre-vingt-seize sous François Ier, un million plus ou moins à la mort de Saint Louis. Ces chiffres sont à rabattre, tenu compte de l'entrecroisement des sangs, le même aïeul se retrouvant fréquemment à l'intersection de plusieurs lignées, comme un même nœud à l'entrecroisement de plusieurs fils. Pourtant, c'est bien de toute une province que nous héritons, de tout un monde. L'angle à la pointe duquel nous nous trouvons bée derrière nous à l'infini. Vue de la sorte, la généalogie, cette science si souvent mise au service de la vanité humaine, conduit d'abord à l'humilité, par le sentiment du peu que nous sommes dans ces multitudes, ensuite au vertige.
Je ne parle ici que selon la chair. S'il est question de tout un ensemble de transmissions plus inanalysables, c'est de la terre entière que nous sommes les légataires universels. Un poète ou un sculpteur grec, un moraliste romain né en Espagne, un peintre issu d'un notaire florentin et d'une servante d'auberge dans un village des Apennins, un essayiste périgourdin sorti d'une mère juive, un romancier russe ou un dramaturge scandinave, un sage hindou ou chinois nous ont peut-être davantage formés que ces hommes et ces femmes dont nous avons été l'un des descendants possibles, un de ces germes dont des milliards se perdent sans fructifier dans les cavernes du corps ou entre les draps des époux.
2008-12
Parents-enfants Soi
Archives du Nord
Les temps qu'elle vivra [le bébé Yourcenar] seront les pires de l'histoire. Elle verra au moins deux guerres dites mondiales et leur séquelle d'autres conflits se rallumant çà et là, guerres nationales et guerres civiles, guerres de classes et guerres de races, et même, sur un ou deux points du monde, par un anachronisme qui prouve que rien ne finit, guerres de religions, chacune ayant en soi assez d'étincelles pour provoquer la conflagration qui emportera tout. La torture, qu'on croyait reléguée dans un pittoresque Moyen Age, redeviendra une réalité; la pullulation de l'humanité dévalorisera l'homme. Des moyens de communication massifs au service d'intérêts plus ou moins camouflés déverseront sur le monde, avec des visions et des bruits fantômes, un opium du peuple plus insidieux qu'aucune religion n'a jamais été accusée d'en répandre. Une fausse abondance, dissimulant la croissante érosion des ressources, dispensera des nourritures de plus en plus frelatées et des divertissements de plus en plus grégaires, panem et circenses de sociétés qui se croient libres. La vitesse annulant les distances annulera aussi la différence entre les lieux, traînant partout les pèlerins du plaisir vers les mêmes sons et lumières factices, les mêmes monuments aussi menacés de nos jours que les éléphants et les baleines, un Parthénon qui s'effrite et qu'on se propose de mettre sous verre, une cathédrale de Strasbourg corrodée, une Giralda sous un ciel qui n'est plus si bleu, une Venise pourrie par les résidus chimiques. Des centaines d'espèces animales qui avaient réussi à survivre depuis la jeunesse du monde seront en quelques années anéanties pour des motifs de lucre et de brutalité ; l'homme arrachera ses propres poumons, les grandes forêts vertes. L'eau, l'air, et la protectrice couche d'ozone, prodiges quasi uniques qui ont permis la vie sur la terre, seront souillés et gaspillés. A certaines époques, assure-t-on, Siva danse sur le monde, abolissant les formes. Ce qui danse aujourd'hui sur le monde est la sottise, la violence, et l'avidité de l'homme.
Je ne fais pas du passé une idole : cette visite à quelques obscures familles de ce qui est aujourd'hui le Nord de la France nous a montré ce que nous aurions vu n'importe où, c'est à dire que la force et l'intérêt mal entendus ont presque toujours régné. L'homme a fait de tout temps quelque bien et beaucoup de mal ; les moyens d'action mécaniques et chimiques qu'il s'est récemment donnés, et la progression quasi géométrique de leurs effets ont rendu ce mal irréversible ; d'autre part, des erreurs et des crimes négligeables tant que l'humanité n'était sur la terre qu'une espèce comme une autre, sont devenus mortels depuis que l'homme, pris de folie, se croit tout puissant. […]
L'enfant qui vient d'arriver au Mont-Noir est socialement une privilégiée ; elle le restera. Elle n'a pas fait, du moins jusqu'au moment où j'écris ces lignes, l'expérience du froid et de la faim; elle n'a pas, du moins jusqu'ici, subi la torture ; elle n'aura pas, sauf au cours de sept ou huit ans tout au plus, « gagné sa vie » au sens monotone et quotidien du terme ; elle n'a pas, comme des millions d'êtres de son temps, été soumise aux corvées concentrationnaires, ni, comme d'autres millions qui se croient libres, mise au service de machines qui débitent en série de l'inutile ou du néfaste, des gadgets ou des armements. Elle ne sera guère entravée, comme tant de femmes le sont encore de nos jours, par sa condition de femme, peut-être parce que l'idée ne lui est pas venue qu'elle dût en être entravée. Des contacts, des exemples, des grâces (qui sait ?), ou un enchaînement de circonstances qui s'allonge loin derrière elle, lui permettront d'engranger peu à peu une image du monde moins incomplète que celle que sa petite tante Gabrielle de 1866 consignait sur son gros carnet. Elle tombera et se relèvera sur ses genoux écorchés ; elle apprendra non sans efforts à se servir de ses propres yeux, puis, comme les plongeurs, à les garder grands ouverts. Elle tentera tant bien que mal de sortir de ce que ses ancêtres appelaient le siècle, et que nos contemporains appellent le temps, le seul temps qui compte pour eux, surface agitée sous laquelle se cachent l'océan immobile et les courants qui traversent celui-ci. Par ces courants, elle essayera de se laisser porter. Sa vie personnelle, pour autant que ce terme ait un sens, se déroulera du mieux qu'elle pourra à travers tout cela.
2008-12
Histoire Monde/Humanité Temps
Quoi l'éternité
Dans un accès de lucidité amère, surtout à cet âge, elle constate qu'il est souvent bien vain, et parfois tyrannique, d'essayer d'être utile.
2011-03
Expérience
Quoi l'éternité
Mais il serait bien vain de s'affronter au sujet de sottises criminelles vieilles d'une trentaine d'années ; les événements politiques qui nous ont fait horreur et ont failli nous entraîner dans leur ressac se succèdent et s'annulent comme les brisants sur une plage. On finit par se rendre compte qu'on a affaire au rythme des choses.
2011-03
Histoire Expérience
Souvenirs pieux
[Si sa mère avait vécu, l'aurait-elle aimée ?] Tout porte à croire que je l'aurais d'abord aimée d'un amour égoïste et distrait, comme la plupart des enfants, puis d'une affection faite surtout d'habitude, traversée de querelles, de plus en plus mitigée par l'indifférence, comme c'est le cas pour tant d'adultes qui aiment leur mère.
2009-08
Parents-enfants
Souvenirs pieux
L'instinct maternel n'est pas si contraignant qu'on veut bien le dire, puisque, à toute époque, les femmes d'une condition sociale dite privilégiée ont d'un coeur léger confié à des subalternes leurs enfants en bas âge, jadis mis en nourrice, quand la commodité ou la situation mondaine de leurs parents l'exigeait, naguère laissés aux soins souvent maladroits ou négligents des bonnes, de nos jours à une impersonnelle pouponnière.
2009-08
Parents-enfants
Souvenirs pieux
[Si la philosophie consiste à créer des concepts, Octave n'est pas philosophe] Si, au contraire, la philosophie est principalement lente percée par delà les notions habituelles que nous entretenons sur les choses, patient cheminement intérieur vers un but situé à une distance qu'on sait être infinie, Octave a quelque droit au titre de philosophe.
2009-08
Préjugés/dogmatisme Soi
Souvenirs pieux
Ils [les paysans de l'Ancien régime] souffraient, certes, de maux que les naïfs progressistes du XIXe siècle crurent à jamais révolus : ils manquaient de vivres en temps de disette, quitte à se bourrer en temps d'abondance avec une vigueur que nous imaginons mal ; ils ne se sustentaient pas d'aliments dénaturés à l'intérieur desquels circulent d'insidieux poisons. Ils perdaient un tragique pourcentage d'enfants en bas âge, mais une sorte d'équilibre se maintenait entre le milieu naturel et la population humaine ; ils ne pâtissaient pas d'un pullulement qui produit les guerres totales, déclasse l'individu et pourrit l'espèce. Ils subissaient périodiquement les violences de l'invasion ; ils ne vivaient pas sous la perpétuelle menace atomique. Soumis à la force des choses, ils ne l'étaient pas encore au cycle de la production forcenée et de la consommation imbécile. Il y a cinquante ans ou trente ans à peine ce passage d'une existence précaire de bêtes des champs à une existence d'insectes s'agitant dans leur termitière semblait à tous un progrès incontestable. Nous commençons aujourd'hui à penser autrement.
2009-08
Société Monde/Humanité
Souvenirs pieux
L'admirable jeune homme [Rémo] souffre du défaut qui, depuis deux siècles, caractérise la pensée de gauche : son optimisme. [… Il pense notamment que l'homme, l'ouvrier surtout, est bon, qu'il ne fait le mal que par ignorance et que l'éducation est donc la clé de tout] Et le jeune enthousiaste n'a pas tort : l'ignorance est au fond de toutes nos erreurs et la connaissance en est la guérison, mais il s'agit d'une ignorance plus redoutable qu'un quelconque analphabétisme, et que n'élimine pas d'un seul coup l'école primaire.
2009-08
Education Politique Monde/Humanité
Souvenirs pieux
A une époque où le triple accroissement de la population, des produits manufacturés et des espèces passe déjà pour remédier à tous les maux, et où Voltaire se fait l'écho de la voix publique en protestant contre l'église qui, par ses fêtes chômées, prive l'ouvrier de jours de travail, les bienfaits de l'industrie, y compris celle des armes à feu, sont devenus un dogme laïc qui aura la vie dure.
2009-08
Politique Préjugés/dogmatisme Société