Page, Martin

Comment je suis devenu stupide

Je me déshabille. Mon sexe surgit de mon caleçon. Je sursaute. Ca fait longtemps qu'on ne s'est pas retrouvé nez à nez. Comment ça va ? Silence. Mon gland me fait la gueule.
Non seulement je ne couche avec personne, mais je ne me baise plus. Je suis devenu un vieux couple à moi tout seul. C'est certainement un exploit. Je ne désire même plus mes fantasmes, les vagins virtuels mon font bailler, les seins imaginés me laissent froid. Ma propre queue m'emmerde.
Le côté magique de la voir se transformer, grandir, gonfler, grossir, même cela ne m'amuse plus. Abracadabra! Le lapin ne sort plus du chapeau.
Il y a toujours cette petite érection du matin. Mais c'est le vestige d'une architecture jadis normalement superbe.
Je bande sans conviction. C'est un réflexe, je bande comme je baille. Je me rappelle que j'ai une verge quand je suis au cinéma, enfoncé dans mon fauteuil, lorsqu'elle se prend dans les plis de mon caleçon, je dois la pousser du doigt discrètement pour qu'elle trouve une position plus confortable sur le coussin testiculaire.
Il y a une époque où je bandais 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant les vacances et les jours fériés. J'avais l'impression que Barnum avait établi son chapiteau dans mon pantalon. Je loupais l'arrêt de bus et de train, ne pouvant me lever, ni marcher avec des érections aussi voyantes. Je bandais au petit-déjeuner, sous le jet de la douche, en faisant mes lacets; je bandais en me lavant les dents, en préparant à manger, en faisant la vaisselle et en passant l'aspirateur; je bandais en cours, à midi, assis, debout, allongé; je bandais en métro, en voiture, en avion, en parachute, à ski, à vélo, sur les escalators; je bandais à jeun, rassasié, saoul, fatigué, seul, en société; je bandais en riant, en pleurant, en parlant, en pissant. Je bandais à l'ouest, à l'est, au nord, au sud, dans toutes les directions comme une boussole ou un panneau de signalisation; je bandais en amont, en aval, à marée basse, à marée haute; je bandais à bâbord, à tribord, au soleil, à la lune, sous la pluie, dans les flocons de neige et au niveau des brumes inquiétantes. Je bandais à en avoir des courbatures, mon sexe tendu et gonflé dans l'air frais comme la voile de mes sentiments.
Tous les samedis en fin d'après-midi, je vais acheter quelques revues pornos chez le marchand de journaux du centre commercial à côté. J'attends qu'il y ait assez de clients dans la boutique, je prends un air contrit et je dépose mes revues sur le comptoir transparent qui abrite tous ces joyeux jeux de grattage et de chance.
Sitôt rentré chez moi, je ne fais rien. Les superseins, les superculs, les superchattes des superblondes ne provoquent qu'un demi-sourire de mon gland. Mes couilles frissonnent un peu, réaction hormonale normale, sexogramme plat. Soit ma bite est cynique, soit elle est romantique.
Quand elles ne vont pas nourrir ma poubelle, ces pages me servent à créer des grues et des fleurs en papier, d'autres éléments naturels aussi. C'est un art japonais, de l'origami, peu de choses sont aussi magnifiques. Je passe des heures à transformer des pin-up en ibis majestueux et des femmes aux jambes écartées en roses.
Si j'achète des revues porno, c'est pour faire croire à mes voisins que j'ai, au moins, une misérable vie sexuelle. Mieux vaut ça, que passer pour quelqu'un qui n'a pas de vie sexuelle du tout. Hier, ma voisine m'a vu, elle a souri, moqueuse. Elle va en parler aux gens de l'immeuble, ma réputation de branleur pervers amateur de filles aux anatomies atomiques est assurée. S'ils savaient !
Parfois, je pense à tout ce sperme gâché qui n'est pas sorti de mon sexe pour faire éclore le plaisir d'une femme aimée. Peut-être s'est-il transformé en ces larmes qui dessinent la rivière de mon sommeil ou bien forment-ils un océan quelque part dans des limbes à imaginer. Je rêve aux spermatozoïdes qui y nagent et y grandissent pour devenir de magnifiques baleines. Tant de coups n'ont pas été tirés que cet océan doit dépasser l'Atlantique. Je me demande si on y trouve des îles ; une arche de Noé.

2005
Sexe

 
litterature/citations/pagemartin.txt · Dernière modification: 2007/12/22 18:52 (édition externe)     Haut de page