Miller, Henry

Le colosse de Maroussi

« Quoi qu'il en soit, la vie est ainsi et nous n'y pouvons rien… » Non, Lillis a bien raison — nous n'y pouvons rien. Et voilà pourquoi je tourne avec tant de plaisir mes regards vers la Grèce. A l'instant même où je posai le pied sur le bateau américain qui devait me ramener à New-York, j'ai senti que j'étais dans un autre monde. Je me retrouvais parmi les joueurs de coude, parmi ces âmes inquiètes qui, ne sachant pas vivre leur propre vie, voudraient changer le monde pour tous.

2008-08
Société

Le colosse de Maroussi

Je me sentais complètement détaché de l'Europe. Je venais d'entrer dans un nouveau royaume, en homme libre — tout s'était conjuré pour donner à cette expérience un caractère unique et fécond. Dieu, que j'étais heureux. Mais heureux avec, pour la première fois de ma vie, la pleine conscience de mon bonheur. Etre heureux, simplement, ce n'est pas mal ; savoir qu'on l'est, c'est un petit peu mieux ; mais comprendre son bonheur, en savoir le pourquoi et le comment, et le sens, connaître la suite d'événements qui en est cause, et continuer à être heureux, heureux de l'être et de se savoir tel, ma foi, cela bat le bonheur, c'est de la félicité, et si on avait tant soit peu de sens commun, on devrait se tuer sur place et en finir un bon coup. Voilà comme j'étais — sauf que je n'eus ni la force ni le courage de me tuer sur le moment. Et je fis rudement bien de ne pas me liquider, soit dit en passant, parce que je devais connaître d'autres moments, plus grands encore, plus grands, même, que la félicité, si grands que si on avait voulu me les décrire, je n'y aurais probablement jamais cru.

2008-08
Vie/Bonheur

Le colosse de Maroussi

(Eleusis) Il faut se glisser le long de cette gorge étroite, avec d'infinies précautions ; nu, seul, débarrassé du christianisme et de toutes ses farces. Il faut rejeter deux mille ans d'ignorance et de super­stition, de mensonge et de vie morbides, mal­sains, souterrains. Quand on vient à Eleusis, ce doit être dépouillé des barnacles et des moules dont s'est recouverte la carcasse depuis des siè­cles, dans son cimetière d'eaux stagnantes. A Eleusis, on se rend compte, si la chose ne vous est jamais arrivée, qu'il n'y a pas de salut dans l'adaptation à un monde de démence. A Eleusis, c'est au cosmos qu'on s'adapte. Extérieurement, Eleusis peut avoir l'air d'un vieux débris, désintégré comme le passé en miettes. En fait, Eleusis reste intact ; les vieux débris, la dispersion, l'endettement, la poussière, c'est nous. Eleusis vit, d'une vie éternelle, au milieu d'un monde à l'agonie.

2008-08
Vie/Bonheur

Le colosse de Maroussi

(La visite à Poros) J'ai toutes raisons d'être triste en ce moment : toutes mes prémonitions de ces dix dernière années se sont vérifiées. Nous sommes à l'un des moments les plus bas de l'histoire de l'humanité. Sans un signe d'espoir à l'horizon. Le monde entier se trouve impliqué dans le massacre et le sang versé. Pourtant, je le répète — je ne suis pas triste. Le monde n'a qu'à prendre son bain de sang ; moi, je m'accroche à Poros. Des millions d'années peuvent passer ; moi-même, je peux bien revenir et revenir encore sur telle ou telle autre planète, homme, diable ou archange (comment, qui, quoi, quand, je m'en moque) — jamais mes pieds ne quitteront ce bateau, jamais mes yeux ne se fermeront à cette scène, jamais ne disparaîtront mes amis. Un moment comme celui-là, se perpétue, survit aux guerres mondiales, dépasse en durée la vie de la planète Terre.

2008-08
Vie/Bonheur

Le colosse de Maroussi

(A Epidaure) C'est le matin du premier jour de la grande paix : celle du cœur, qui vient avec l'abdication, le renoncement. Il a fallu que je vienne à Epidaure pour savoir le sens véritable de la paix. Comme n'importe qui, je m'étais servi de ce mot, toute ma vie, sans me rendre compte une seule fois que je me servais d'une contrefaçon. La paix n'est pas plus le contraire de la guerre, que la mort, celui de la vie. La pauvreté du langage, c'est-à-dire : la pauvreté de notre imagination ou de notre vie intérieure, a créé une ambivalence absolument fausse. Naturellement, il s'agit ici de la paix qui dépasse l'entendement. Il n'en est pas d'autre. La paix que la plupart d'entre nous connaissent, n'est qu'une cessation d'hostilités, une trêve, un interrègne, une accalmie, un répit — toutes choses négatives. La paix du cœur est positive et invincible ; ne pose pas de conditions, ne requiert pas de sauvegardes. Elle est, simplement. Si elle est victoire, c'est une victoire d'un genre particulier ; car elle repose entièrement sur l'abdication et le renoncement — volontaires, bien sûr.

2008-08
Vie/Bonheur

Le colosse de Maroussi

Les gens veulent rarement dire ce qu'ils disent. Quiconque prétend brûler de faire autre chose que ce qu'il fait, ou d'être ailleurs que là où il est, se ment à lui-même. Désirer n'est pas seulement souhaiter. Désirer, c'est devenir ce que l'on est, essentiellement. Il est des êtres qui, lisant ces lignes, comprendront inévitablement qu'il n'est pour eux d'autre solution que d'aller, dans l'acte, au bout de leurs désirs. Une ligne de Maeterlinck, sur la vérité et l'action, a bouleversé toute ma conception de la vie. Il m'a fallu vingt-cinq ans pour m'éveiller pleinement au sens de cette phrase. D'autres sont capables de coordonner plus rapidement la vision et l'action. Mais le fait est que c'est en Grèce que, pour ma part, j'ai finalement réalisé cette coordination.

2008-08
Vie/Bonheur

Le colosse de Maroussi

C'est la tâche de l'homme, d'extirper l'instinct homicide, infini dans ses ramifications et dans ses manifestations. Il est vain d'en appeler à Dieu, comme il est vain d'opposer la force à la force. Toute bataille est un mariage conçu dans le sang et l'angoisse ; toute guerre est une défaite de l'esprit humain. La guerre n'est qu'une vaste manifestation, dans le genre dramatique, de cette comédie burlesque et creuse que nous offrent chaque jour et partout les conflits qui se jouent, même durant ce qu'on appelle les années de paix. Chacun de nous apporte sa petite part à la continuation du carnage, y compris ceux qui ont l'air de se tenir à l'écart. Nous sommes tous impliqués, nous participons tous, bon gré mal gré. La terre est notre création, et nous devons en accepter les fruits. Tant que nous refuserons de penser en termes de bien universel et biens universels, d’ordre universel, de paix universelle, nous continuerons à nous entretuer et à nous trahir mutuellement. Cela peut continuer ainsi jusqu’au craquement du jugement dernier, si nous vous y prêtons. Rien ne saurait produire un monde meilleur et nouveau, que notre désir d’en changer. L’homme tue par peur, et la peur est une hydre à cent têtes. Une fois le massacre déclenché, il n’en finit plus. Une éternité ne suffirait pas pour vaincre les démons qui nous torturent. Mais qui a installé les démons ? Voilà ce que chacun de nous doit se demander. Que chacun de nous fouille dans son cœur. Ce n’est la faute ni de Dieu, ni du Diable, ni certainement de ces monstres chétifs qui ont nom Hitler, Mussolini, Staline et tutti quanti. Non plus que de ces épouvantails à moineaux qu’on appelle Catholicisme, Capitalisme, Communisme. Qui a installé les démons à demeure dans notre cœur pour nous torturer ?

2008-08
Société Monde/Humanité

Le colosse de Maroussi

Bien avant de m'embarquer pour la Crète, j'avais pensé à la Perse et à l'Arabie, à des pays plus lointains encore. La Crète est un tremplin… Jadis, centre immobile, vital et fécond ; ombilic du monde — elle ressemble aujourd'hui à un cratère éteint. L'avion arrive, vous enlève par le fond de la culotte et vous recrache à Bagdad, Samarkand, dans le Bélouchistan, à Fez, à Tombouctou, aussi loin que vous avez de l'argent. Tous ces lieux autrefois extraordinaires, dont le nom même était un enchantement, sont de nos jours de petits îlots flottants sur la mer orageuse de la civilisation. Ils sont signes de marchandises courantes — caoutchouc, étain, poivre, café, carborundum et autres. Les indigènes sont de pauvres épaves, exploitées par la pieuvre dont les tentacules partent de Londres, Paris, Berlin, Tokio, New York, Chicago, pour s'étendre jusqu'aux extrémités glacées de l'Islande, jusqu'aux étendues sauvages de la Patagonie. Les témoignages de cette soi-disant civilisation s'éparpillent et s'entassent en fumier, à la va-comme-je-te-pousse, en tous lieux où parviennent les longs tentacules visqueux. Personne ne s'en trouve civilisé ; rien ne se trouve profondément changé, au vrai sens du terme. Des gens qui mangeaient autrefois avec les doigts se servent de couteaux et de fourchettes ; d'autres s'éclairent à l'électricité dans leur cahute, au lieu de lampe à pétrole ou de flambeau de cire ; […] qui ont Jésus-Christ et sont bien embarrassés de Lui. Mais tous, du sommet jusqu'à la base, sont inquiets, insatisfaits, envieux, et souffrent dans leur cœur. Tous sont atteints du cancer et de la lèpre de l'âme. Les plus ignorants et les plus dégénérés, on leur demandera d'épauler un fusil et de se battre pour une civilisation qui ne leur a rien apporté, que la misère et la dégradation.

2008-08
Société Politique

Le colosse de Maroussi

L'analyse, en tous lieux, mène un combat désespéré. Pour un individu qu'il restitue au torrent de la vie, qu'il « adapte », comme on dit, douze autres sont frappés d'incapacité. Il n'y aura jamais assez d'analystes, si vite qu'on les fabrique. Une courte guerre suffit à défaire le travail de siècles. Naturellement, la chirurgie fera de nouveaux progrès, encore que l'utilité de ces progrès soit loin d'être claire. C'est toute notre façon de vivre qu'il faut changer, profondément. Nous n'avons que faire d'instruments de chirurgie meilleurs. C'est une vie meilleure qu'il nous faut. Si l'on pouvait distraire de leur travail tous les chirurgiens, tous les analystes, tous les médicastres, et les rassembler quelque temps dans le grand bol d'Epidaure, pour y débattre, dans la paix et le silence, les besoins immédiats et urgents de l'humanité, la réponse ne se ferait pas attendre, unanime : REVOLUTION. Révolution mondiale, du haut en bas, dans tous les pays, toutes les classes, tous les domaines de la conscience. Ce n'est pas la maladie qui est l'ennemi ; la maladie n'est qu'un sous-produit. L'ennemi de l'homme, ce ne sont pas les microbes ; c'est l'homme lui-même, orgueil, préjugés, stupidité, arrogance. Contre cela, il n'est pas de classe qui soit immunisée, pas de système qui offre une panacée. Il faut que tous, individuellement, nous nous révoltions contre une façon de vivre qui n'est pas nôtre. La révolte, pour être efficace, doit être continue et sans relâche. Renverser les gouvernements, les maîtres, les tyrans, ne suffit pas. Ce qu'il faut renverser, ce sont les idées préconçues que l'on, a du droit et du faux, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Abandonner les tranchées chèrement conquises, où nous nous sommes terrés, et sortir à la pleine lumière, rendre nos armes, nos biens, nos droits d'individu, de classe, de nation, de peuple. Un milliard d'êtres humains lancés à la poursuite de la paix, ça ne se réduit pas comme ça en esclavage. C'est nous-même qui, par notre conception mesquine et étroite de la vie, avons fait de nous des esclaves. Il est glorieux de vouer sa vie à une cause ; n'empêche que les morts sont incapables d'accomplir quoi que ce soit. La vie exige qu'on lui voue quelque chose de plus — l'esprit, l'âme, l'intelligence, la bonne volonté.

2008-08
Vie/Bonheur Société

Le colosse de Maroussi

— Et que trouvez-vous à la Grèce, qui vous fasse tant aimer ce pays ? demanda quelqu'un.
Je souris. « Sa lumière et sa pauvreté », repondis-je.
— Vous êtes un romantique, dit celui qui avait parlé.
— Oui, dis-je. Je suis assez fou pour croire que l'homme le plus heureux sur terre, est celui qui a le moins de besoins. Et je crois aussi que, lorsqu'on a une lumière comme celle que vous avez ici, toute laideur s'efface. Depuis que je suis dans votre pays, je sais que la lumière est une sainteté ; la Grèce est pour moi une terre de sainteté.
— Pourtant, vous avez vu combien les gens sont pauvres ; dans quelle misère ils vivent ?
— J'ai vu pire misère en Amérique, répondis-je. La pauvreté ne suffit pas pour rendre à elle seule les gens malheureux.
— Vous pouvez dire ce genre de chose parce que vous ne manquez de…
— Je peux le dire parce que toute ma vie j'ai été pauvre, répliquai-je. Et j'ajoutai : Comme je le suis en ce moment même. J'ai juste assez d'argent pour rentrer à Athènes. Une fois rentré, il me faudra trouver moyen de m'en procurer d'autre. Ce n'est pas l'argent qui me soutient, c'est la foi que j'ai en moi-même et dans mes propres forces. En esprit, je suis millionnaire peut-être est-ce là ce que l'Amérique a de mieux : la foi dans le redressement individuel.

2008-08
Vie/Bonheur Société

Le colosse de Maroussi

(A une française qui trouve la Crète abominable) Madame, je pense à vous en ce moment ; je pense à cette douce et fétide puanteur de passé que vous exhalez. Vous êtes Madame Nostalgie, en train de pourrir au cimetière des rêves invertis. Vous êtes le fantôme en satin noir de tout ce qui se refuse à mourir de sa mort naturelle. Vous êtes l'œillet de bazar en papier, de la féminité dans sa vaine faiblesse. Je vous répudie, vous et votre pays, vos murs, vos vergers et vos cieux tempérés et blanchis à la main. […]Vous êtes un blanc d'œuf punais. Vous puez.
Madame, on retrouve toujours le même choix entre deux routes à prendre ; l'une ramène à la sécurité et au bien-être de la mort, l'autre conduit on ne sait où, mais droit devant.

2008-08
Vie/Bonheur Société

Le colosse de Maroussi

Je ne rencontrais jamais âme qui vive. J'étais comme Robinson Crusoë sur son île de Tobago. Des heures d'affilée, je restais étendu au soleil, à ne rien faire, à ne penser à rien. Garder l'esprit vide, c'est un exploit, et un exploit bon pour la santé. Ne pas dire un mot de toute une journée, ne pas voir de journal, ne pas entendre de radio, ne pas écouter de commérages, s'abandonner absolument, complètement à la paresse, être absolument, complètement indifférent au destin du monde, c'est la plus belle médecine qu'on puisse absorber. Goutte à goutte, on dégorge sa culture livresque ; les problèmes fondent et se dissolvent ; les liens se tranchent doucement ; la pensée, quand on daigne s'y adonner, devient très primitive ; le corps se change en instrument nouveau, merveilleux ; on regarde les plantes, les pierres, les poissons, avec des yeux différents ; on se demande à quoi bon tant de bagarres et de luttes frénétiques ; on sait qu'il y a une guerre en cours, mais la raison, ce qui fait que les gens prennent un tel plaisir à s'entretuer — on n'en a pas la moindre idée ; on regarde un endroit comme l'Albanie — je l'avais constamment sous les yeux — et on se dit : Hier, c'était grec ; aujourd'hui c'est italien ; demain ce sera peut-être allemand ou japonais ; et on le laisse être ce qui lui plaît. Quand on est en règle avec soi-même, peu importe le drapeau qui flotte sur votre tête, ou à qui appartient telle ou telle chose, ou que l'on parle anglais ou monongahéla. Il n'y a pas plus grande, plus extraordinaire bénédiction, que l'absence de journaux, l'absence de nouvelles de ce que font les hommes aux quatre coins du monde, pour rendre la vie plus vivable ou invivable. Si seulement on pouvait éliminer la presse— quel grand pas en avant, j'en suis sûr ! La presse engendre le mensonge, la haine, la cupidité, l'envie, la suspicion, la peur, la malice. Qu'avons-nous à faire de la vérité, telle que nous la servent les quotidiens ? Ce qu'il nous faut, c'est la paix, la solitude, le loisir. Si nous pouvions tous nous mettre en grève et renier sincèrement tout intérêt pour ce que fait le voisin, peut-être arriverions-nous à signer un nouveau bail de vie. A apprendre à nous passer de téléphone, de radio et de journaux, de machines de toute sorte, d'usines, de fabriques, de mines, d'explosifs, de cuirassés, de politiciens, d'hommes de loi, de conserves, de trucs et de machins, même de lames de rasoir ou de cellophane ou de cigarettes ou d'argent. Rêve, fumée, bien sûr. Quand les gens se mettent en grève, ce n'est que pour obtenir de meilleurs conditions de travail, des salaires meilleurs, de meilleures facilités de devenir autre chose que ce qu'ils sont.

2008-08
Société Monde/Humanité Vie/Bonheur

Le colosse de Maroussi

Mais l'affaire de Smyrne, qui laisse loin derrière elle les atrocités de la première guerre mondiale, ou même de la présente, on lui a, pour ainsi dire, mis une sourdine ; on en a presque purgé la mémoire de l'homme d'aujourd'hui. La singulière horreur qui demeure liée à cette catastrophe n'est pas seulement le fait de la sauvagerie et de la barbarie turques ; mais de l'infâme et nonchalant acquiescement des grandes puissances. Ce fut l'un des rares chocs que le monde moderne ait subis: cette conscience que des gouvernements, dans la poursuite de leurs fins égoïstes, peuvent nourrir l'indifférence, peuvent réduire à l'impuissance l'élan naturel et spontané des êtres humains, face à l'extravagante gratuité d'un massacre brutal. Smyrne, comme la révolte des Boxers et autres incidents trop nombreux pour qu'on les mentionne tous, fut un exemple prémonitoire du destin qui attendait les nations européennes ; destin qu'elles accumulaient lentement par leurs intrigues diplomatiques, leurs maquignonnages mesquins, leur culte de la neutralité et de l'indifférence, face aux torts et aux injustices les plus criants. Chaque fois que j'entends parler de la catastrophe de Smyrne, de la véritable castration dont furent l'objet ceux qui faisaient partie des forces armées des grandes puissances et qui se conformèrent stupidement aux ordres stricts de non-intervention de leurs chefs, tandis que des milliers d'Innocents, hommes, femmes et enfants étaient contraints de se jeter à l'eau comme du bétail, mitraillés, mutilés, brûlés vifs, qu'on leur tranchait les mains quand ils essayaient de grimper à bord d'un navire étranger, je pense à cet avertissement préliminaire que j'ai toujours vu dans les cinémas français et que l'on répétait sans doute dans toutes les langues sous le soleil, sauf l'allemand, l'italien et le japonais, chaque fois que les actualités montraient le bombardement d'une ville chinoise. [ Avertissement — Le public est instamment prié de ne pas manifester une émotion déplacée, à la présentation de telles atrocités. On aurait pu tout aussi bien ajouter: rappelez-vous que ce ne sont là que des Chinois et non pas des Français.]
Si je me rappelle ce détail, c'est pour la raison très particulière que la première fois qu'on montra la destruction de Changaï, avec ses rues jonchées de corps mutilés qu'on enlevait hâtivement à la pelle, dans des charrettes, comme des ordures, il y eut dans ce cinéma français un tapage comme je n'en avais jamais entendu auparavant. Le public français était révolté. Et pourtant, de façon pathétique et assez humaine, il était divisé dans son indignation. L'indignation des vertueux couvrait de ses cris la colère des justes. Les vertueux, chose curieuse, trouvaient scandaleux que l'on osât montrer des scènes aussi barbares et inhumaines aux gens bien élevés, respectueux des lois et amis de la paix qu'ils s'imaginaient être. Ils auraient voulu qu'on les protégeât contre l'angoisse d'avoir à endurer une scène pareille, fût-ce confortablement et à trois où quatre mille kilomètres de distance. Ils avaient payé, ils étaient venus voir un drame d'amour dans de bons fauteuils, et voilà que, par un manque de tact monstrueux et sans excuse, on leur fourrait sous le nez cette hideuse tranche de vie, on leur gâchait virtuellement leur paisible soirée de loisir. Telle était l'Europe avant la débâcle présente. Telle est, aujourd'hui, l'Amérique ; tel sera demain le monde, quand la fumée se sera dissipée. Tant que des êtres humains pourront rester assis à béer, bras croisés, pendant que l'on torture leurs semblables, tant que la civilisation ne sera que creuse dérision, fantôme verbeux suspendu comme un mirage au-dessus d'une houle immense de carcasse et de carnage.

2008-08
Monde/Humanité Histoire Politique Société

Nexus

C'était la nature monstrueuse, si l'on peut parler en ces termes de ce qui est grandiose, oui, la nature monstrueuse de ces créations [orientales, notamment indiennes] qui m'attirait, qui répondait à une soif inavouée de mon être. Dans le monde que j'habitais, les créations de mes contemporains ne m'impressionnaient jamais ; nulle part je ne sentais la présence d'une profonde nécessité religieuse, pas plus que d'un puissant désir esthétique ; il n'y avait pas d'architecture sublime, pas de danses sacrées, pas de rituels d'aucune sorte. Une seule chose comptait pour cette masse grouillante : vivre une vie facile. Les grands ponts, les grands gratte-ciel, les grands barrages me laissaient froid. Seule, la nature
pouvait m'inspirer un sentiment d'effroi. Et tout ce que nous savions faire, c'était défigurer la nature. Toutes les fois que je partais en chasse, je revenais les mains vides. Rien de nouveau, rien de bizarre, rien d'exotique. Pis, rien devant quoi se prosterner. J'étais seul dans un univers où tout le monde sautait comme des fous. Ce que je voulais, c'était adorer et vénérer. Ce qu'il me fallait, c'était des compagnons qui éprouvassent les mêmes désirs que moi. Mais il n'y avait rien à adorer ou à vénérer, et il n'y avait pas de compagnons selon mon cœur. Il n'y avait qu'un désert de béton et d'acier, de titres et de valeurs, de récoltes et de production, d'usines, de tréfileries et de chantiers, un désert d'ennui, d'objets inutiles, d'amour sans chaleur et sans joie, sans amour…

2009-02
Monde/Humanité Société

Nexus

À ce moment, mort sans être mort, les portes de la mémoire s'ouvrirent toutes grandes et tout au bout du corridor du temps, je contemplai ce qu'il n'est permis à aucun homme de voir tant qu'il n'est pas prêt à « abandonner le fantôme » : je vis à tous les stades de sa pitoyable faiblesse le pauvre diable que j'avais été, la canaille qui s'était si vainement et ignominieusement débattue pour protéger son misérable petit cœur. Je vis qu'il n'avait jamais été brisé, comme je l'imaginais, mais que, paralysé par la peur, il s'était réduit à presque rien. Je vis que les graves blessures qui m'avaient conduit si bas avaient toutes été reçues dans un effort insensé pour empêcher que ce cœur racorni ne se brise. Le cœur lui-même n'avait jamais été touché ; il s'était ratatiné faute de servir.

2009-02
Expérience Soi Vie/Bonheur

Nexus

- Je n'ai jamais dit que j'étais un raté. Sauf à moi-même peut-être. Comment peut-on être un raté si on continue à lutter, à se battre ? Je n'arriverai peut-être à rien. Je finirai peut-être joueur de trombone. Mais quoi que je fasse, quoi que j'entreprenne, je l'aurai fait parce que j'y aurai cru. Je ne me laisserai pas ballotter par le flot. Je ne hurlerai pas avec les loups. J'aime mieux lutter, tout raté que je suis comme tu dis. J'ai horreur de faire comme tout le monde, de prendre les choses telles qu'elles sont, de dire oui quand je pense non. […]
- Je ne parle pas de lutter pour rien, de résister sys­tématiquement, stérilement. On doit s'efforcer d'at­teindre les eaux plus calmes, plus claires. Il faut lutter pour cesser de lutter. On doit se trouver soi-même, voilà ce que je veux dire.
- Hen, dit-il, tu parles bien et ce que tu dis est plein de sens, mais tu ne sais pas où tu en es. Tu lis trop, voilà ce qui te dérange la cervelle.
- Et toi tu ne t'arrêtes jamais de penser. Et tu ne veux pas accepter ton lot de souffrances. Tu crois qu'il y a une réponse à tout. Il ne t'est jamais venu à l'idée qu'il n'y en avait peut-être pas, que la seule réponse c'est peut-être toi-même, la façon dont tu considères tes problèmes. Tu ne veux pas te colleter avec tes problèmes, tu veux que quelqu'un d'autre les élimine pour toi. Tu ne veux pas comprendre que c'est toi, l'issue de toutes choses.

2009-02
Expérience Soi Vie/Bonheur

Nexus

« Vous êtes assis là avec vos pensées et vous êtes le roi du monde. » Cette innocente remarque de Reb s'était logée dans ma tête et m'avait donné un tel calme que pendant un moment je sus ce que cela voulait dire : être le roi du monde. Le Roi ! C'est-à-dire quelqu'un capable de rendre hommage aux grandes choses comme aux petites ; un être si sensible, si réceptif, si illuminé d'amour que rien n'échappait à son attention ou à sa compréhension. L'intercesseur poétique, en un mot. Non pas un tyran, mais un être adorant le monde par toutes ses fibres.
Revenant devant l'univers quotidien d'Hokusai, je m'étonnai que ce grand maître du pinceau ait pris tant de peine pour reproduire tous les éléments tellement banals du monde. Pour démontrer son habileté ? Stupide. Pour exprimer son amour, pour montrer qu'il n'avait pas de limites, qu'il s'appliquait aussi bien aux douves d'un tonneau, à un brin d'herbe, aux muscles frémissants d'un lutteur, aux rayons obliques de la pluie dans le vent, aux pointes d'une vague, aux arêtes d'un poisson… bref, à toutes choses. Une tâche presque impossible, une tâche qui ne pouvait se mener à bien que dans la joie et la sérénité.

2009-02
Soi Monde/Humanité Vie/Bonheur

Plexus

En fin de compte, un jour doit poindre où, jetant un regard sur ma propre vie comme s'il s'agissait d'un roman, ou d'Histoire, je pourrai y déceler une forme, une trame, une signification. Dès lors le mot défaite n'a plus de sens. Toute rechute sera à jamais impossible. Car ce jour-là je deviens et demeure un avec ma création.
Un autre jour, dans un pays étranger, apparaîtra devant moi un jeune homme qui, conscient du changement qui s'est opéré en moi, me surnommera le «Roc Heureux». C'est là le nom que je présenterai lorsque le grand Cosmocrateur demandera : « Qui es-tu?»
Oui, sans l'ombre d'un doute, je répondrai : « Le Roc Heureux ! »
Et si l'on me demandait : « As-tu joui de ton séjour sur la terre ? », je répondrais : « Ma vie n'a été qu'une longue crucifixion en rose. »
Quant au sens de ces mots, s'il n'est pas déjà clair, il sera élucidé. Si j'échoue, alors je ne suis que le chien du jardinier.
Il fut un temps où je croyais avoir été blessé comme jamais aucun homme ne l'avait été. Parce que tel était mon sentiment, je fis le vœu d'écrire ce livre. Mais longtemps avant que je l'eusse commencé, la blessure avait guéri. Puisque j'avais juré de remplir ma tâche, je rouvris l'horrible blessure.
Laissez-moi le dire d'une autre façon… Peut-être en rouvrant la blessure, ma propre blessure, ai-je refermé d'autres blessures, les blessures d'autrui. Quelque chose meurt, quelque chose fleurit. Souffrir dans l'ignorance est horrible. Tout autre chose est de souffrir délibérément afin de comprendre la nature de la souffrance et de l'abolir à jamais. Bouddha n'a eu toute sa vie qu'une idée fixe, comme nous le savons. C'était d'éliminer la souffrance humaine.
La souffrance est inutile. Mais l'on doit souffrir avant de pouvoir comprendre qu'il en est ainsi. C'est alors seulement, de surcroît, que la vraie signification de la souffrance humaine devient claire. Au dernier moment désespéré — lorsqu'on ne peut plus souffrir ! — quelque chose advient qui tient du miracle. La grande plaie ouverte qui drainait le sang de la vie se referme, l'organisme fleurit comme une rose. On est enfin «libre» et non pas « avec la nostalgie de la Russie » mais avec la nostalgie de toujours plus de liberté, toujours plus de félicité. L'arbre de la vie est maintenu vivant non par les larmes mais par la certitude que la liberté est réelle et éternelle.


Expérience Vie/Bonheur

Sexus

Le chemin de la vie mène à la plénitude, quel que soit son aboutissement. Remettre un être humain dans le courant de la vie, ne signifie pas seulement lui insuffler la confiance en soi, mais une foi soumise et totale dans le processus de vie. Un homme qui a confiance en lui-même doit avoir confiance dans les autres comme dans l'exactitude et la raison de l'univers. Quand un homme est ainsi solidement amarré à ses ancres, il cesse de se soucier de l'exactitude des choses, du comportement de ses frères, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Si ses racines plongent dans le courant de vie, il flottera comme un lotus, s'épanouira et portera fruit. Sa nourriture, il la recevra d'en haut comme d'en bas ; il enfoncera de plus en plus profondément ses racines, ne craignant pas plus les abîmes que les cimes. La vie qui est en lui trouvera son expression dans la croissance, laquelle est un processus sans fin, éternel. Il n'aura pas peur de passer comme l'herbe des champs, car le déclin et la mort font partie de la croissance. Semence il fut en son début, retournera semence. Commencement et fin ne sont que des étapes partielles du processus éternel. Seul, compte : le processus… le chemin…Tao.
Le chemin de la vie! Quelle expression grandiose. Comme qui dirait Vérité. Là tout s'arrête. Tout est contenu.
Et l'analyste, de son côté : «Adaptez-vous !» dit-il. Il ne veut pas dire, comme d'aucuns préfèrent le penser - adaptez-vous à cet état de pourriture qu'est le nôtre ! Non, adaptez-vous à la vie ! Devenez un adepte! Il n'existe pas de plus haut ajustement - faire de soi un adepte.


Vie/Bonheur

Sexus

Se confesser, feindre, se plaindre, se lamenter, il en coûte toujours gros. Chanter, c'est gratis. Et non seulement gratis - on enrichit les autres. Chantez les louanges du Seigneur, dit le commandement, Ouais, donc, à plein gosier ! À plein gosier, ô Maître-maçon ! À plein gosier, heureux guerrier ! Mais, arguez-vous, comment chanter quand le monde tombe en miettes, quand tout, autour de moi, baigne dans le sang et les pleurs ? Vous rendez-vous compte que les martyrs chantaient, pendant qu'ils flambaient sur le bûcher ? Rien à leurs yeux ne croulait en miettes, pas plus qu'ils n'entendaient hurler la souffrance. Ils chantaient parce qu'ils débordaient de foi. Qui peut démolir la foi ? Qui, balayer la joie ? Des hommes s'y sont essayés à travers les âges. Ils ont toujours échoué. Joie et foi sont inhérentes à l'univers. La croissance implique souffrance et lutte ; l'accomplissement, joie et exubérance ; la plénitude, paix et sérénité. Dans l'intervalle des plans et des sphères de l'existence, terrestre et supra-terrestre, se rencontrent des échelles et des claies. Celui qui monte, chante. Il s'enivre et s'exalte à la vue des espaces immenses qui se déploient. Le pied ne lui manque pas, car il ne pense pas à ce qui est en dessous de lui, au cas où il viendrait à glisser et à perdre l'équilibre, mais à ce qu'il voit devant lui. Tout est devant nous. Le chemin ne finit pas ; plus on avance, plus la route s'ouvre à nos yeux. Les marais, la fange, les marécages et la vase mouvante, les trous et les trappes n'existent que dans notre esprit. Ils nous guettent dans l'ombre, attendant pour nous engloutir le moment où nous cessons d'avancer. Le monde des fantasmes est celui que nous n'avons pas achevé de conquérir. C'est un monde du passé, non pas de l'avenir. Aller de l'avant en se cramponnant au passé, c'est traîner avec soi les boulets du forçat. Le prisonnier n'est pas celui qui a commis un crime, mais celui qui se cramponne à son crime et ne cesse de le revivre. Il n'est pas un de nous qui ne soit coupable d'un crime : celui, énorme, de ne pas vivre pleinement la vie. Mais en puissance nous sommes tous libres. Libres d'en finir avec la pensée de ce que nous n'avons pas réussi à faire ; libres de faire ce qui est dans la limite de nos forces et de nos facultés. Ce que peuvent bien être ces forces et ces facultés qui sont en nous, personne n'a jamais osé l'imaginer. Qu'elles sont sans limite, nous nous en rendrons compte le jour où nous reconnaîtrons, face à nous-mêmes, que l'imagination est tout. L'imagination, c'est la voix de l'audace. S'il est en Dieu quelque chose de divin, c'est que Lui a osé tout concevoir par l'imagination.


Vie/Bonheur

Sexus

Mais la joie, la joie est une sorte de saignée extatique, une infamie de super-contentement qui déborde par tous les pores de l'être. On ne rend pas les gens joyeux du seul fait qu'on rend les gens joyeux soi-même. La joie trouve ça source dans l'être : elle est ou n'est pas. Elle se fonde sur des raisons trop profondes pour être comprise ou pour se communiquer. Etre joyeux, c'est être un fou en liberté dans un monde et de fantômes…

2007-08
Vie/Bonheur Société

Sexus

Il y avait encore autre chose qui n'arrivait pas à emporter l'adhésion de mon cœur - le travail. Le travail, c'est une impression que j'ai eue au seuil même de la vie, est un genre d'activité dont le monopole revient de droit aux abrutis. Il se situe à l'extrême opposé de la création, qui est une forme du jeu et qui, du fait même qu'elle est en soi sa seule raison d'être, constitue dans la vie le moteur suprême. Quelqu'un s'est-il jamais risqué à dire que Dieu a créé le monde pour Se donner du travail? En vertu d'une série de circonstances qui n'avaient rien à voir avec la raison ou l'intelligence, j'étais devenu comme tout le monde : une bête de somme. J'avais une excuse qui n'était pas une consolation : l'énergie que je dépensais faisait vivre une femme et un enfant. L'excuse ne valait rien, je le savais : si on m'avait ramassé raide mort un beau matin, femme et enfant se seraient débrouillés pour continuer sans moi. Alors, pourquoi ne pas renverser la vapeur ? Pourquoi ne pas jouer le jeu, être moi-même ? Cette partie de moi qui s'adonnait au travail, qui permettait à ma femme et à mon enfant de vivre, conformément à l'exigence d'un désir qu'elles ne formulaient même pas, cette partie de moi qui s'obstinait à faire tourner la roue - que de fatuité, que d'égocentrisme dans cette idée ! - c'était la partie mineure de mon être. Je n'apportais rien au monde en accomplissant ma fonction de gagne-pain ; mais le monde, lui, percevait sur mon dos son tribut, voilà tout.
Le monde ne commencerait à tirer de moi quelque chose qui valût la peine, que le jour où je cesserais d'appartenir, en membre conscient et organisé, à la société et où je deviendrais moi-même. L'État, la nation, les nations unies du monde n'étaient qu'un vaste agrégat d'individus qui allaient répétant les erreurs de leurs ancêtres. La roue les happait dès la naissance et ne les lâchait qu'à la mort - et c'était à cet esclavage qu'ils tentaient de donner un air de dignité en l'appelant «la vie». Quand on demandait à n'importe qui d'expliquer et de définir la vie, d'en dire tous les tenants et les aboutissants, quelle était la réponse ? Un œil rond. La vie, c'était l'affaire des philosophes et de leurs livres que personne ne lisait. Ceux qui pataugeaient dans la vie, les pauvres cons sous le harnois, n'avaient pas le temps d'envisager d'aussi stupides questions. « Il faut bien qu'on mange, non ? » Cette interrogation, véritable bouche-trou, à laquelle les gens avisés avaient déjà répondu sinon par la négative absolue, du moins par une négative étrangement relative - cette interrogation déclenchait aussitôt avec une rigueur euclidienne toute une séquelle d'autres questions. Du peu de lectures que j'avais faites, j'avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempaient le plus dans la vie, qui la moulaient, qui étaient la vie même, mangeaient peu, dormaient peu, ne possédaient que peu de biens, s'ils en avaient. Ils n'entretenaient pas d'illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou de défendre l'État. Ce qui les intéressait, c'était la vérité, rien que la vérité. Ils n'accordaient de valeur qu'à une seule forme d'activité : créer. Personne ne pouvait espérer s'attacher leurs services ; de leur plein gré, ils s'étaient engagés à donner tout. Ils donnaient gratuitement, parce qu'il n'y a pas d'autre manière de donner. Et cela, c'était le mode de vie qui m'attirait. Le bon sens même. C'était la vie - au lieu du simulacre qu'on adorait autour de moi.

2007-10
Société Vie/Bonheur Littérature/Création_littéraire Soi

Sexus

Mais personne ne sait ce qu'il fait ! Comme si en se levant le matin, on pensait à ce qu'on fabrique ! Je t'en fiche ! On se lève dans le brouillard, on se traîne avec une gueule de bois dans du noir de tunnel. On joue le jeu. On sait que c'est du toc, une immonde pouillerie, mais qu'est-ce qu'on y peut ? On n'a pas le choix. Dès la naissance, on est coincés et encadrés, et toute la vie en est conditionnée : on peut retaper vaguement le décor, ici et là, de même qu'on bouche une voie d'eau sur un bateau; mais quant à refaire l'ensemble, pas le temps ! Ce qu'il faut, c'est arriver au port … Du moins, on s'imagine que c'est ça, l'obligation. Et, bien entendu, jamais on n'y arrivera : le bateau aura sombré avant, crois-moi !

200708
Vie/Bonheur Expérience

Tropique du Cancer

Fillmore dont la tête était encore un peu embuée, avait envie d'aller aussi à la messe. « Pour rigoler ! », comme il me dit. Ça ne me plaisait pas trop […]. Cependant, en avant marche! Le pire qu'on pouvait nous faire, c'était de nous flanquer à la rue.

Je fus si stupéfait par le spectacle qui me fut offert, que mon malaise s'évanouit. Il me fallut un peu de temps pour m'habituer à la pénombre. Je suivais Fillmore en trébuchant, accroché à sa manche. Un bruit étrange, surnaturel, assaillit mes oreilles, une sorte de bourdonnement sourd qui s'élevait des dalles froides. C'était une tombe immense, lugubre, avec des affligés allant et venant, traînant les pieds. Une espèce d'antichambre du monde infernal. Température dans les 55 ou 60 Fahrenheit. Pas de musique, sauf cette indéfinissable marche funèbre manufacturée dans la cave souterraine — comme si des millions de choux-fleurs gémissaient dans les ténèbres. Des gens enveloppés de linceuls, marmonnant éperdument avec cet air désespéré, découragé, des mendiants en transe qui tendent la main, et bafouillent une inintelligible supplication.

Que cette sorte de chose existât, je le savais, mais on sait aussi bien qu'il existe des abattoirs, des morgues et des salles de dissection. On évite instinctivement ces endroits-là. Dans la rue, j'avais souvent dépassé un prêtre avec son petit bréviaire à la main, en train de rabâcher laborieusement ses versets. Idiot, me disais-je en moi-même, et puis c'était tout. Dans la rue, on rencontre toutes les formes de la démence, et le prêtre n'est pas du tout la plus frappante. Deux mille ans de cette histoire nous ont endurcis à la stupidité de tout ça. Cependant, quand on est brusquement transporté au beau milieu de son domaine, quand on voit le petit monde dans lequel le prêtre fonctionne comme un réveil-matin, on est enclin à avoir des sensations entière¬ment différentes.

Pendant quelques instants, ce salivage et ces contorsions labiales furent presque sur le point d'avoir un sens. Quelque chose se passait, une espèce de pantomime qui, sans me stupéfier complètement, me tenait sous le charme. Dans le monde entier, partout où l'on trouve ces tombes mal éclairées, on rencontre ce spectacle incroyable — la même température médiocre, la même lueur crépusculaire, le même bourdonnement. Partout dans la Chrétienté, à certaines heures fixes, des gens en noir rampent devant l'autel où le prêtre se dresse, un petit livre à la main et une clochette ou un vaporisateur de l'autre, et leur marmonne dans une langue qui, même si elle était compréhensible, ne contient plus un seul lambeau de sens. Il les bénit, très probablement. Il bénit le pays, il bénit le chef de l'Etat, il bénit les armes à feu et les cuirassés et les munitions et les grenades. Tout autour de lui sur l'autel se trouvent des petits garçons vêtus comme des anges du Seigneur, et qui chantent alto ou soprano. Innocents agneaux. Tous en robes, sans sexe, comme le prêtre lui-même, qui a souvent les pieds plats et qui est myope par surcroît. Un beau charivari epicène ! Sexe en suspensoir, en bi bémol.

2007-08
Dieu/Religion

Tropique du Cancer

Dans cette espèce de demi-rêverie qui vous permet de participer à un évé­nement, tout en restant cependant parfaitement en dehors, le petit détail qui manquait se mit obscurément, quoique avec insistance, à se coaguler, à prendre une forme capri­cieuse et cristalline, comme le givre qui se dépose contre un carreau. Et de même que ces cristaux de givre qui paraissent si bizarres, si parfaitement gratuits et fantasti­ques de dessin, sont néanmoins déterminés par les lois les plus rigides, ainsi cette sensation qui commençait à prendre forme en moi, me semblait être soumise à des lois inéluctables. Mon être tout entier répondait aux exigences d'une ambiance qu'il n'avait jamais encore éprouvée: ce que je pouvais appeler «moi-même» me semblait se contracter, se condenser, se rétrécir, fuyant les limites banales et coutumières de la chair, dont la surface ne connaît que les modulations des extrémités nerveuses.

Et plus ce cœur de moi-même prenait substance et devenait solide, plus délicate et plus extravagante m'apparaissait la réalité proche et palpable de laquelle j'étais ainsi exclu. Dans la mesure où je devenais de plus en plus métallique, la scène qui se déroulait devant mes yeux prenait de l'ampleur. Cet état de tension était maintenant si aigu que l'intrusion d'une simple particule étrangère, même d'une particule microscopique, aurait pu tout fracasser. Pendant une fraction de seconde peut-être, je fus le siège de cette clairvoyance totale que l'épileptique, dit-on, est seul à connaître. A ce moment-là, je perdis complètement l'illusion du temps et de l'espace : le monde déroulait son drame simultanément le long d'un méridien sans axe. Dans cette espèce d'éternité en suspens, je sentis que tout était justifié, suprêmement justifié. Je sentis les guerres qui avaient laissé en moi cette pulpe et ces déchets ; je sentis les crimes qui bouillonnaient ici pour émerger demain en manchettes sensationnelles ; je sentis la misère moulue dans le mortier sous le pilon, la longue et terne misère qui s'écoule goutte à goutte dans les mouchoirs sales. Sur le méridien du temps il n'y a pas d'injustice ; il n'y a que la poésie du mouvement qui crée l'illusion de la vérité et du drame. Si, à l'improviste et n'importe où, on se trouve face à face avec l'absolu, cette grande sympathie qui fait paraître divins des hom­mes comme Gautama et Jésus se glace et s'évanouit ; ce qui est monstrueux, ce n'est pas que les hommes aient fait pousser des roses sur ce tas de fumier, mais que, pour une raison ou pour une autre, ils aient besoin de roses. Pour une raison ou pour une autre, l'homme cherche le miracle, et pour l'accomplir, il pataugera dans le sang. Il se gorgera d'une débauche d'idées, il se réduira à n'être qu'une ombre, si, pour une seule seconde de sa vie, il peut fermer les yeux sur la hideur de la réalité. Il endure tout — disgrâce, humiliation, pauvreté, guerre, crime, ennui — croyant que demain quelque chose arrivera, un miracle ! qui rendra la vie tolérable. Et pendant tout ce temps un compteur tourne à l'intérieur, et il n'est pas de main qui peut l'y atteindre et l'arrêter. Et pendant tout ce temps quelqu'un dévore le pain de la vie, et boit le vin, quelque sale grosse blatte de prêtre qui se cache dans la cave et l'ingurgite, tandis qu'en haut dans la lumière de la rue une hostie fantôme touche les lèvres, et le sang est aussi pâle que de l'eau. Et de ce tourment et de cette misère éternels ne sort aucun miracle, pas le moindre microscopique vestige de soulagement. Seules les idées, les idées pâles, amaigries, qu'il faut engraisser par le massacre ; idées qui sont dégorgées comme la bile, com­me les tripes d'un cochon lorsqu'on éventre sa carcasse.

Et je pense donc quel miracle ce serait si ce miracle que l'homme attend éternellement se trouvait n'être rien de plus que ces deux énormes étrons que le fidèle disciple avait lâchés dans le bidet. Qu'arriverait-il si, au dernier moment, lorsque la table du banquet est disposée et que les cymbales retentissent, apparaissait subitement, sans aucune espèce d'avertissement, un plateau d'argent sur lequel même les aveugles pourraient voir qu'il n'y a rien de plus et rien de moins que deux énormes étrons ! Cela, je le crois, serait plus miraculeux que tout ce que l'homme a pu attendre et désirer. Cela serait miraculeux parce que jamais rêvé. Cela serait plus miraculeux que le rêve le plus fou, parce que n'importe qui pourrait en imaginer la possibilité, mais personne ne l'a jamais fait, et probable­ment personne ne le fera jamais plus.

Ainsi donc, la certitude révélée qu'il n'y avait rien à espérer eut sur moi un effet salutaire. Pendant des semai­nes et des mois, pendant des années, en vérité toute ma vie, j'avais ardemment attendu que quelque chose arrivât, quelque événement extérieur qui changerait ma vie, et maintenant, subitement, inspiré l'absence totale d'espoir partout, je me sentis soulagé, comme si un lourd fardeau m'était enlevé des épaules. A l'aube je me séparais de mon jeune Hindou, après l'avoir tapé de quelques francs, de quoi payer une chambre. En me dirigeant vers Mont­parnasse, je décidai de me laisser entraîner à la dérive, de ne pas offrir la moindre résistance au destin, sous quelque forme qu'il pût se présenter. Rien de ce qui m'était arrivé jusqu'ici n'avait suffi à me détruire ; rien n'avait été détruit, si ce n'est mes illusions. Moi-même, j'étais intact. Le monde était intact. Demain, il pourrait y avoir une révolution, une peste, un tremblement de terre ; demain, il pourrait ne pas rester une seule âme vers qui se tourner pour chercher de la sympathie, du secours, de la foi. Il me semblait que la grande calamité s'était déjà manifestée, que je ne pouvais pas être plus véritablement seul que je n'étais à ce moment. Je résolus de ne plus tenir à rien désormais, de n'attendre plus rien, de vivre comme un animal, comme une bête de proie, comme un pirate, comme un pillard. Même si la guerre était déclarée, et si mon destin était d'y aller, j'empoignerais la baïonnette, et je la plongerais, je la plongerais jusqu'à la garde. Et si le viol était à l'ordre du jour, eh bien, je violerais, et fichtrement bien ! A cet instant même, dans l'aube tran­quille du jour neuf, la terre n'était-elle pas toute vacillante de crime et de détresse ? Est-ce qu'un seul élément de la nature de l'homme avait été changé, changé de façon fondamentale, vitale, par le cours incessant de l'histoire ? L'homme a été trahi par ce qu'il appelle la meilleure partie de sa nature, et c'est tout ! Aux limites extrêmes de son être spirituel, l'homme se retrouve nu comme un sauvage. Quand il trouve Dieu, pour ainsi dire, il a été nettoyé : il n'est plus qu'un squelette. Il faut de nouveau creuser dans la vie afin de refaire de la chair. Le verbe doit devenir chair ; l'âme a soif de salut. Je veux bondir sur toute miette à laquelle mon œil s'attache, et la dévorer. Si vivre est la chose suprême, alors je veux vivre, dussé-je devenir cannibale. Jusqu'ici, j'ai essayé de sauver ma précieuse carcasse, j'ai essayé de préserver le peu de chair qui recouvrait mes os. J'en ai fini avec ça. J'ai atteint les limites de l'endurance. Je suis acculé au mur, je m'y appuie – je ne peux plus battre en retraite. Historiquement, je suis mort. S'il y a quelque chose au-delà, il me faudra bondir à nouveau. J'ai trouvé Dieu, mais il est insuffisant. Je ne suis mort que spirituellement. Physiquement, je suis vivant. Moralement, je suis libre. Le monde que j'ai quitté est une ménagerie. L'aube se lève sur un monde neuf, une jungle dans laquelle errent des esprits maigres aux griffes acérées. Si je suis une hyène, j'en suis une maigre et affamée : je pars en chasse pour m'engraisser…

2007-08
Expérience

Tropique du Cancer

Notre Monde Occidental ! Quand je vois ces hommes et ces femmes s'agitant sans but derrière les murs de leur prison, bien à l'abri, bien reclus pendant quelques heures fugitives, je suis épouvanté par le potentiel de drame encore inclus dans ces faibles corps. Derrière ces murs gris, se trouvent les étincelles humaines, et pourtant jamais un incendie ne se déclare. Sont-ce là des hommes et des femmes, me demandé-je, ou bien sont-ce des ombres, des ombres de marionnettes tirées par d'invisibles ficelles ? Elles se meuvent apparemment sans contrainte, mais n'ont nulle part où aller. Dans un seul royaume elles sont libres et peuvent vagabonder en liberté — mais elles n'ont pas encore appris à prendre l'essor. Jusqu'à présent, il n'est point de rêve qui ait pris l'essor. Pas un seul homme n'est venu au monde assez léger, assez gai, pour quitter la terre ! Les aigles qui ont fait claquer leurs puissantes ailes pendant quelque temps se sont écrasés sur la terre. Ils nous ont donné le vertige avec le battement et le ronflement de leurs ailes. Restez sur la terre, ô aigles de l'avenir! Les cieux ont été explorés et ils sont vides. Et ce qui gît sous la terre est vide aussi, empli seulement d'ossements et d'ombres. Restez sur la terre, et nagez donc encore quelques centaines de milliers d'années !

2007-08
Monde/Humanité

Tropique du Cancer

Quand un homme apparaît, le monde l'écrase et lui rompt l'échine. Il reste toujours trop de piliers pourris debout, trop d'humanité infectée pour que l'homme puisse fleurir. La super-structure est un mensonge, et la fondation une énorme peur haletante. Si de siècle en siècle paraît un homme avec un regard désespéré, avide, dans les yeux, un homme qui mettrait le monde sens dessus dessous afin de créer une nouvelle race, l'amour qu'il apporte au monde est changé en bile et devient un fléau. Si de temps en temps nous rencontrons des pages qui font explosion, des pages qui déchirent et meurtrissent, qui arrachent des gémissements, des larmes et des malédictions, sachez qu'elles viennent d'un homme acculé au mur, un homme dont les mots constituent la seule défense, et ses mots sont toujours plus forts que le poids mensonger et écrasant du monde, plus forts que tous les chevalets et toutes les roues que les poltrons inventent pour écraser le miracle de la personnalité. Si un homme osait jamais traduire tout ce qui est dans son cœur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment son expérience, ce qui est vraiment sa vérité, je crois alors que le monde s'en irait en pièces, qu'il sauterait en mille miettes, et aucun Dieu, aucun accident, aucune volonté ne pourraient jamais rassembler les morceaux, les atomes, les éléments indestructibles qui ont servi à faire le monde.
Dans les quatre siècles révolus depuis l'apparition de la dernière âme dévorante, depuis le dernier homme à connaître le sens de l'extase, il y a eu un déclin constant et régulier de l'homme dans l'art, dans la pensée, dans l'action. Le monde est foutu : il n'en reste pas un pet de lapin. Qui donc de ceux qui ont l'œil avide et désespéré peut avoir le plus infime respect pour ces gouvernements existants, ces lois, ces codes, ces principes, ces idéaux, ces idées, ces totems et ces tabous ?


2007-08
Monde/Humanité

Tropique du Cancer

J'ai cru autrefois que le but le plus élevé qu'un homme se pouvait proposer était d'être humain, mais je vois maintenant que ce but n'avait d'autre raison d'être que de me détruire. Aujourd'hui, je suis fier de dire que je suis inhumain, que je n'appartiens ni aux hommes ni aux gouvernements, que je n'ai rien à faire avec les croyances et les principes. Je n'ai rien à faire avec la machinerie grinçante de l'humanité — j'appartiens à la terre !

2007-08
Monde/Humanité

Tropique du Cancer

Mon œil… mais j'ai déjà connu ça… il y a des années et des années. J'en ai fini avec ma mélancolique jeunesse. Je me fous éperdument de ce qui est derrière, ou devant. Je me porte bien. Incurablement sain. Pas de chagrin, pas de regrets. Pas de passé, pas d'avenir; le présent me suffit. Au jour le jour. Aujourd'hui ! Le bel aujourd'hui.

2007-08
Expérience Vie/Bonheur

 
litterature/citations/millerhenry.txt · Dernière modification: 2009/03/14 11:49 (édition externe)     Haut de page