Martin du Gard Roger

Les Thibault

Impossible de se débarrasser intégralement de la ques­tion oiseuse : « Quelle peut être la signification de la vie ? » Moi-même, en ruminant mon passé, je me surprends souvent à me demander : « A quoi ça rime?»
A rien. A rien du tout. On éprouve quelque peine à accepter ça, parce qu'on a dix-huit siècles de christianisme dans les moelles. Mais, plus on réfléchit, plus on a regardé autour de soi, en soi, et plus on est pénétré par cette vérité évidente : « Ça ne rime à rien. » Des millions d'êtres se forment sur la croûte terrestre, y grouillent un instant, puis se décomposent et disparaissent, laissant la place à d'autres millions, qui, demain, se désagrégeront à leur tour. Leur courte apparition ne « rime» à rien. La vie n'a pas de sens. Et rien n'a d'impor­tance si ce n'est de s'efforcer à être le moins malheureux possible au cours de cette éphémère villégiature…
Constatation qui n'est pas aussi décevante, ni aussi paralysante, qu'on pourrait croire. Se sentir bien nettoyé, bien affranchi, de toutes les illusions dont se bercent ceux qui veulent à tout prix que la vie ait un sens, cela peut donner un merveilleux sentiment de sérénité, de puissance, de liberté. Cela devrait même être une pensée assez tonique, si on savait la prendre…
Je songe tout à coup à cette salle de récréation, au rez-de-chaussée du Pavillon B, que je traversais tous les matins en quittant mon service d'hôpital. Je la revois pleine de gosses à quatre pattes, en train de jouer aux cubes. Il y avait là de petits incurables, des infirmes, des malades, des convalescents. Il y avait là des enfants arriérés, des demi-imbéciles, et d'autres très intelligents. Un microcosme, en somme… L'humanité vue par le gros bout de la lorgnette… Beaucoup se contentaient de remuer au hasard les cubes qui se trouvaient devant eux, de les déplacer, de les tourner et retourner sur leurs diverses faces. D'autres, plus éveillés, assortissaient les couleurs, alignaient les cubes, composaient des dessins géométriques. Quelques-uns, plus hardis, s'amusaient à monter de petits édifices branlants. Parfois, un esprit appliqué, tenace, inventif, ambitieux, se donnait un but difficile, réussissait, après dix tentatives vaines, à fabriquer un pont, un obélisque, une haute pyramide… A la fin de la récréation, tout s'effondrait. Il ne restait sur le lino qu'un amas de cubes éparpillés, tout prêts pour la récréation du lendemain.
C'est, somme toute, une image assez ressemblante de la vie. Chacun de nous, sans autre but que de jouer (quels gue soient les beaux prétextes qu'il se donne), assemble, selon son caprice, selon ses capacités, les éléments que lui fournit l'existence, les cubes multicolores qu'il trouve autour de lui en naissant. Les plus doués cherchent à faire de leur vie une construction compliquée, une véri­table œuvre d'art. Il faut tâcher d'être parmi ceux-là, pour que la récréation soit aussi amusante que possible…
Chacun selon ses moyens. Chacun avec les éléments que lui apporte le hasard. Et cela a-t-il vraiment beau­coup d'importance qu'on réussisse plus ou moins bien son obélisque ou sa pyramide ?

[Antoine ajoute un peu plus tard]
Mon petit, je regrette ces pages écrites hier soir. Si tu les lis, elles te révolteront. « Pensées de vieillard », diras-tu, « pensées de moribond… » Tu as raison, sans doute. Je ne sais plus où est le vrai. Il y a d'autres réponses, moins négatives, à la question que tu te poses sans doute : « Au nom de quoi vivre, travailler, donner son maximum ? »
Au nom de quoi ? Au nom du passé et de l'avenir. Au nom de ton père et de tes fils, au nom du maillon que tu es dans la chaîne… Assurer la continuité… Trans­mettre ce qu'on a reçu — le transmettre amélioré, enrichi.
Et c'est peut-être ça, notre raison d'être ?

2010-11
Vie/Bonheur

Les Thibault

Ceux qui n'ont jamais adhéré à un système tout construit ; ceux qui - faute d'avoir, à un certain moment de leur évolution, adopté une philosophie précise, une religion, une de ces plates-formes stables, placées une fois pour toutes hors d'atteinte, hors de discussion - sont condamnés à faire périodiquement la révision de leurs points d'appuis, et à s'improviser des équilibres successifs.

2010-11
Amour Expérience Soi

 
litterature/citations/martindugardroger.txt · Dernière modification: 2010/11/07 16:13 (édition externe)     Haut de page