Laborit, Henri
Eloge de la fuite
« Le seul amour qui soit vraiment humain, c'est un amour imaginaire, c'est celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve généralement son origine dans l'être aimé, mais qui n'en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour devenir une véritable création, une image sans réalité. Alors, il ne faut surtout pas essayer de faire coïncider cette image avec l'être qui lui a donné naissance, qui lui n'est qu'un pauvre homme ou qu'une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C'est avec cet amour-là qu'il faut se gratifier, avec ce que l'on croit être et ce qui n'est pas, avec le désir et non avec la connaissance. Il faut se fermer les yeux, fuir le réel. Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l'art, et ne jamais utiliser la clef du placard où Barbe-Bleue enfermait les cadavres de ses femmes. Car dans la prairie qui verdoie, et sur la route qui poudroie, on ne verra jamais rien venir.
Si ce que je viens d'écrire contient une parcelle de vérité, alors je suis d'accord avec ceux qui pensent que le plaisir sexuel et l'imaginaire amoureux sont deux choses différentes qui n'ont pas de raison a priori de dépendre l'une de l'autre. Malheureusement, l'être biologique qui nous gratifie sexuellement et que l'on tient à conserver exclusivement de façon à “réenforcer” notre gratification par sa “possession”, coïncide généralement avec celui qui est à l'origine de l'imaginaire heureux.
L'amoureux est un artiste qui ne peut plus se passer de son modèle, un artiste qui se réjouit tant de son oeuvre qu'il veut conserver la matière qui l'a engendrée. Supprimer l'oeuvre, il ne reste plus qu'un homme et une femme, supprimer ceux-là, il n'y a plus d'oeuvre. L'oeuvre quand elle a pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est du domaine de l'imaginaire, une vie qui ne vieillit pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en plus de peine à cohabiter avec l'être de chair, inscrit dans le temps et l'espace, qui nous a gratifié biologiquement. C'est pourquoi il ne peut pas y avoir d'amour heureux, si l'on veut à toute force identifier l'oeuvre et le modèle. »
2006-07
Amour
Eloge de la fuite
La fleur du désir ne peut être cultivée que sur l'humus de l'inconscient, qui s'enrichit chaque jour des restes fécondants des amours mortes et de celles, imaginées, qui ne naîtront jamais.
2006-07
Amour
Eloge de la fuite
« Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l'oeuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. »
2006-07
Vie/Bonheur
Eloge de la fuite
“Quand il vous arrive de rencontrer un homme qui accepte de se dépouiller de son uniforme et de ses galons, quelle joie ! L'Humanité devrait se promener à poil, comme un amiral se présente devant son médecin, car nous devrions tous être les médecins les uns des autres. Mais si peu se savent malades et désirent être soignés ! “
2006-07
Monde/Humanité Autres_(les) Vérité/Sincérité
Eloge de la fuite
« Mourir pour quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de plus grand que nous, c'est le plus souvent mourir pour un sous-ensemble agressif et dominateur de l'ensemble humain ».
2006-07
Mort Politique Histoire
Eloge de la fuite
« Il y a plusieurs façons de fuir [énumération : drogue, psychose, suicide]. Il y a peut-être une autre façon encore : fuir dans un monde qui n'est pas de ce monde, le monde de l'imaginaire. Dans ce monde on risque peu d'être poursuivi. On peut s'y tailler un vaste territoire gratifiant, que certains diront narcissique. Peu importe, car dans le monde où règne le principe de réalité, la soumission et la révolte, la dominance et le conservatisme auront perdu pour le fuyard leur caractère anxiogène et ne seront plus considérés que comme un jeu auquel on peut, sans crainte, participer de façon à se faire accepter par les autres comme « normal ». Dans ce monde de la réalité, il est possible de jouer jusqu'au bord de la rupture avec le groupe dominant, et de fuir en établissant des relations avec d'autres groupes si nécessaire, en gardant intacte sa gratification imaginaire, la seule qui soit essentielle et hors d'atteinte des groupes sociaux.
Ce comportement de fuite sera le seul à permettre de rester normal par rapport à soi-même, aussi longtemps que la majorité des hommes qui se considèrent normaux tenteront sans succès de le devenir en cherchant à
établir leur dominance […]. Pour rester normal, il ne vous reste plus qu'à fuir loin des compétitions hiérarchiques. Attendez-moi, j'arrive ! ».
2006-07
Vie/Bonheur Société Monde/Humanité
Eloge de la fuite
Ainsi, j'ai compris que ce que l'on appelle « amour » naissait du réenforcement de l'action gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace opérationnel et que le mal d'amour résultait du fait que cet être pouvait refuser d'être notre objet gratifiant ou devenir celui d'un autre, se soustrayant ainsi plus ou moins complètement à notre action. Que ce refus ou ce partage blessait l'image idéale que l'on se faisait de soi, blessait notre narcissisme et initiait soit la dépression, soit l'agressivité, soit le dénigrement de l'être aimé.
J'ai compris aussi ce que bien d'autres avaient découvert avant moi, que l'on naît, que l'on vit, et que l'on meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui n'a qu'une seule raison d'être, celle de se conserver. Mais j'ai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et l'apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette structure, et qu'au niveau de l'organisation du moi, elle n'était plus qu'eux. J'ai compris enfin que la source profonde de l'angoisse existentielle, occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une société de production, c'était cette solitude de notre structure biologique enfermant en elle-même l'ensemble, anonyme le plus souvent, des expériences que nous avons retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre ce que nous sommes et ce qu'ils sont, prisonniers enchaînés au même monde de l'incohérence et de la mort. J'ai compris que ce que l'on nomme amour pouvait n'être que le cri prolongé du prisonnier que l'on mène au supplice, conscient de l'absurdité de son innocence ; ce cri désespéré, appelant l'autre à l'aide et auquel aucun écho ne répond jamais. Le cri du Christ en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Il n'y avait là, pour lui répondre, que le Dieu de l'élite et du sanhédrin. Le Dieu des plus forts. C'est sans doute pourquoi on peut envier ceux qui n'ont pas l'occasion de pousser un tel cri, les riches, les nantis, les tout-contents d'eux-mêmes, les fiers-à-bras-du-mérite, les héros de l'effort récompensé, les faites-donc-comme-moi, les j'estime-que, les il-est-évident-que, les sublimateurs, les certains, les justes. Ceux-là n'appellent jamais à l'aide, ils se contentent de chercher des « appuis » pour leur promotion sociale. Car, depuis l'enfance, on leur a dit que seule cette dernière était capable d'assurer leur bonheur. Ils n'ont pas le temps d'aimer, trop occupés qu'ils sont à gravir les échelons de leur échelle hiérarchique. Mais ils conseillent fortement aux autres l'utilisation de cette « valeur » la plus « haute » dont ils s'affirment d'ailleurs pétris. Pour les autres, l'amour commence avec le vagissement du nouveau-né lorsque, quittant brutalement la poche des eaux maternelles, il sent tout à coup sur sa nuque tomber le vent froid du monde et qu'il commence à respirer, seul, tout seul, pour lui-même, jusqu'à la mort. Heureux celui que le bouche à bouche parfois vient assister.
2006-07
Amour Autres_(les) Vie/Bonheur Société
La nouvelle grille
Je dédie ce livre sans pitié à ceux qui souffrent, aux pauvres, aux aliénés, aux prisonniers, aux drogués, aux contestataires, à tous ceux qui ne se sentent pas tellement bien dans leur peau. Mais je le dédie aussi aux nantis, aux honnêtes gens, aux flics, aux candidats à la présidence, aux notables, à tous ceux qui sont sûrs de détenir la vérité, quelle qu'elle soit, de droite ou de gauches, en espérant qu'ils y découvriront au moins les germes de l'incertitude, soeur de l'angoisse, et mère de la créativité.
2006-11
Préjugés/dogmatisme