Dostoïevski, Fédor
Les frères Karamazov
A une dame qui lui demande comment croire en Dieu et en l’immortalité de l’âme, le starets Zosime préconise l’amour agissant. La dame répond :
« – L’amour qui agit ? Voilà encore une question, et quelle question ! Voyez : j’aime tant l’humanité que – le croiriez-vous – je rêve parfois d’abandonner tout ce que j’ai, de quitter Lise et de me faire sœur de charité. Je ferme les yeux, je songe et je rêve ; dans ces moments-là, je sens en moi une force invincible. Aucune blessure, aucune plaie purulente ne me ferait peur, je les panserais, les laverais de mes propres mains, je serais la garde-malade de ces patients, prête à baiser leurs ulcères…
– C’est déjà beaucoup que vous ayez de telles pensées. Par hasard, il vous arrivera vraiment de faire une bonne action.
– Oui, mais pourrais-je longtemps supporter une telle existence ? continua la dame avec passion, d’un air presque égaré. Voilà la question capitale, celle qui me tourmente le plus. Je ferme les yeux et je me demande : « Persisterais-tu longtemps dans cette voie ? Si le malade dont tu laves les ulcères te paie d’ingratitude, s’il se met à te tourmenter de ses caprices, sans apprécier ni remarquer ton dévouement, s’il crie, se montre exigeant, se plaint même à la direction (comme il arrive souvent quand on souffre beaucoup), alors ton amour continuera-t-il ? » Figurez-vous, j’ai déjà décidé avec un frisson : « S’il y a quelque chose qui puisse refroidir sur-le-champ mon amour « agissant » pour l’humanité, c’est uniquement l’ingratitude. » En un mot, je travaille pour un salaire, je l’exige immédiat, sous forme d’éloges et d’amour en échange du mien. Autrement, je ne puis aimer personne. »
Après s’être ainsi fustigée dans un accès de sincérité, elle regarda le starets avec une hardiesse provocante.
« C’est exactement, répliqua celui-ci, ce que me racontait, il y a longtemps du reste, un médecin de mes amis, homme d’âge mûr et de belle intelligence ; il s’exprimait aussi ouvertement que vous, bien qu’en plaisantant, mais avec tristesse. « J’aime, me disait-il, l’humanité, mais, à ma grande surprise, plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. J’ai plus d’une fois rêvé passionnément de servir l’humanité, et peut-être fussé-je vraiment monté au calvaire pour mes semblables, s’il l’avait fallu, alors que je ne puis vivre avec personne deux jours de suite dans la même chambre, je le sais par expérience. Dès que je sens quelqu’un près de moi, sa personnalité opprime mon amour-propre et gêne ma liberté. En vingt-quatre heures je puis même prendre en grippe les meilleures gens : l’un parce qu’il reste longtemps à table, un autre parce qu’il est enrhumé et ne fait qu’éternuer. Je deviens l’ennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux. En revanche, invariablement, plus je déteste les gens en particulier, plus je brûle d’amour pour l’humanité en général. »
– Mais que faire ? Que faire en pareil cas ? Il y a de quoi désespérer.
– Non, car il suffit que vous en soyez désolée. Faites ce que vous pouvez et on vous en tiendra compte. Vous avez déjà fait beaucoup pour être capable de vous connaître vous-même, si profondément, si sincèrement. Si vous ne m’avez parlé avec une telle franchise que pour m’entendre la louer, vous n’atteindrez rien, assurément, dans le domaine de l’amour agissant ; tout se bornera à des rêves, et votre vie s’écoulera comme un songe. Alors, bien entendu, vous oublierez la vie future, et vers la fin vous vous tranquilliserez d’une façon ou d’une autre.
– Vous m’accablez ! Je comprends maintenant qu’en vous racontant mon horreur de l’ingratitude, j’escomptais tout bonnement les éloges que me vaudrait ma franchise. Vous m’avez fait lire en moi-même.
– Vous parlez pour de bon ? Eh bien, après un tel aveu, je crois que vous êtes bonne et sincère. Si vous n’atteignez pas au bonheur, rappelez-vous toujours que vous êtes dans la bonne voie et tâchez de n’en pas sortir. Surtout, évitez tout mensonge, le mensonge vis-à-vis de soi en particulier. Observez votre mensonge, examinez-le à chaque instant. Évitez aussi la répugnance envers les autres et vous-même : ce qui vous semble mauvais en vous est purifié par cela seul que vous l’avez remarqué. Évitez aussi la crainte, bien qu’elle soit seulement la conséquence de tout mensonge. Ne craignez jamais votre propre lâcheté dans la poursuite de l’amour ; ne soyez même pas trop effrayée de vos mauvaises actions à ce propos. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire de plus consolant, car l’amour qui agit, comparé à l’amour contemplatif, est quelque chose de cruel et d’effrayant. L’amour contemplatif a soif de réalisation immédiate et de l’attention générale. On va jusqu’à donner sa vie, à condition que cela ne dure pas longtemps, que tout s’achève rapidement, comme sur la scène, sous les regards et les éloges. L’amour agissant, c’est le travail et la maîtrise de soi, et pour certains, une vraie science. Or, je vous prédis qu’au moment même où vous verrez avec effroi que, malgré tous vos efforts, non seulement vous ne vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en êtes même éloignée, – à ce moment, je vous le prédis, vous atteindrez le but et verrez au-dessus de vous la force mystérieuse du Seigneur, qui, à votre insu, vous aura guidée avec amour. Excusez-moi de ne pouvoir demeurer plus longtemps avec vous, on m’attend ; au revoir. »
2009-04
Monde/Humanité Autres_(les) Soi