Cioran, Emil

De l'inconvénient d'être né

A quel point l'humanité est en régression, rien ne le prouve mieux que l'impossibilité de trouver un seul peuple, une seule tribu, où la naissance provoque encore deuil et lamentations.



Monde/Humanité Vie/Bonheur

De l'inconvénient d'être né

« En règle générale, les hommes attendent la déception : ils savent qu'ils ne doivent pas s'impatienter, qu'elle viendra tôt ou tard, qu'elle leur accordera les délais nécessaires pour qu'ils puissent se livrer à leurs entreprises du moment. Il en va autrement du détrompé : pour lui, elle survient en même temps que l'acte ; il n'a pas besoin de la guetter, elle est présente. En s'affranchissant de la succession, il a dévoré le possible, rendu le futur superflu. « Je ne puis vous rencontrer dans votre avenir, dit-il aux autres, nous n'avons pas un seul instant qui nous soient commun. » C'est que pour lui l'ensemble de l'avenir est déjà là.
Lorsqu'on aperçoit la fin dans le commencement, on va plus vite que le temps. L'illumination, déception foudroyante, dispense une certitude qui transforme le détrompé en délivré »


Temps Vie/Bonheur

De l'inconvénient d'être né

« Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père »


Vie/Bonheur Parents-enfants

La tentation d'exister

Qui est trop lucide pour adorer le sera également pour démolir, ou il ne démolira que ses… révoltes ; car à quoi bon se révolter pour retrouver ensuite l'univers intact. (Penser contre soi)

2007-11
Expérience

La tentation d'exister

Les Grecs s'éveillèrent à la philosophie au moment où les dieux leur parurent insuffisants ; le concept commence où l'Olympe finit. Penser c'est cesser de vénérer, c'est s'insurger contre le mystère et en proclamer la faillite. (Rages et résignations)

2007-12
Dieu/Religion

La tentation d'exister

Exister équivaut à un acte de foi, à une protestation contre la vérité, à une prière interminable… Dès lors qu'ils consentent à vivre, l'incrédule et le dévot se ressemblent en profondeur, puisque l'un et l'autre ont pris la seule décision qui marque un être. Idées, doctrines, simples façades, caprices et accidents. Si vous n'avez pas résolu de vous tuer, il n'y a aucune différence entre vous et les autres, vous faites partie de l'ensemble des vivants, tous, comme tels, grands croyants (La tentation d'exister).

2007-12
Dieu/Religion Vie/Bonheur

La tentation d'exister

De toute évidence un croyant s'identifie jusqu'à un certain point à ce qu'il fait et à ce qu'il croit ; il n'y a pas chez lui un écart important entre sa lucidité, d'un côté, et ses actions et ses pensées, de l'autre. Cet écart s'élargit démesurément chez le faux croyant, chez celui qui affiche des convictions sans y adhérer. L'objet de sa foi est un succédané. Disons-le carrément : ma révolte est une foi à laquelle je souscris sans y croire. Mais je ne puis ne pas y souscrire. On ne méditera jamais assez le mot de Kirilov sur Stavroguine : « Quand il croit il ne croit pas qu'il croit, et quand il ne croit pas il ne croit pas qu'il ne croit pas. » (Penser contre soi)

2007-12
Expérience Soi

La tentation d'exister

Si la force est contagieuse, la faiblesse ne l'est pas moins : elle a ses attraits ; on ne lui résiste pas aisément. Quand les débiles sont légion, ils vous charment, ils vous écrasent : par quel moyen lutter contre un continent d'abouliques ? Le mal de la volonté étant par surcroît agréable, on s'y livre de bonne grâce. Rien de plus doux que de se traîner en deçà des événements ; et rien de plus raisonnable. Mais sans une forte dose de démence, nulle initiative, nulle entreprise, nul geste. La raison : rouille de notre vitalité. C'est le fou en nous qui nous oblige à l'aventure ; qu'il nous abandonne, et nous sommes perdus : tout dépend de lui, même notre vie végétative ; c'est lui qui nous invite à respirer, qui nous y contraint, et c'est encore lui qui force notre sang à se promener dans nos veines. Qu'il se retire, et nous voilà seuls ! On ne peut être normal et vivant à la fois. Si je me maintiens dans une position verticale et que je m'apprête à remplir l'instant qui vient, si, en somme, je conçois le futur, un heureux détraquement de mon esprit en est cause. Je subsiste et j'agis dans la mesure où je déraisonne, où je mène à bien mes divagations. Que je devienne sensé, et tout m'intimide : je glisse vers l'absence, vers des sources qui ne daignent pas couler, vers cette prostration que la vie dut connaître avant de concevoir le mouvement, j'accède à force de lâcheté au fond des choses, tout acculé à un abîme dont je n'ai que faire puisqu'il m'isole du devenir. (Sur une civilisation essouflée)

2007-12
Expérience Vie/Bonheur

La tentation d'exister

Plus encore que le style, le rythme même de notre vie est fondé sur l'honorabilité de la révolte. Répugnant à admettre l'identité universelle, nous posons l'individuation, l'hétérogénéité comme un phénomène primordial. Or, se révolter c'est postuler cette hétérogénéité, c'est la concevoir en quelque sorte comme antérieure à l'avènement des êtres et des objets. Si j'oppose l'Unité, seule véridique, à la multiplicité, nécessairement mensongère, si, en d'autres termes, j'assimile l'autre à un fantôme, ma révolte se vide de sens, elle qui, pour exister, doit partir de l'irréductibilité des individus, de leur condition de monades, d'essences circonscrites. Tout acte institue et réhabilite la pluralité, et, conférant à la personne réalité et autonomie, reconnaît implicitement la dégradation, le morcellement de l'absolu. Et c'est de lui, de l'acte, et du culte qui s'y attache, que procède la tension de notre esprit, et ce besoin d'éclater et de nous détruire au cœur de la durée. La philosophie moderne, en instaurant la superstition du Moi, en a fait le ressort de nos drames et le pivot de nos inquiétudes. Regretter le repos dans l'indistinction, le rêve neutre de l'existence sans qualités, ne sert de rien ; nous nous sommes voulus sujets, et tout sujet est rupture avec la quiétude de l'Unité. Quiconque s'avise d'atténuer notre solitude ou nos déchirements agit à l'encontre de nos intérêts et de notre vocation. Nous mesurons la valeur de l'individu à la somme de ses désaccords avec les choses, à son incapacité d'être indifférent, à son refus de tendre vers l'objet. (Penser contre soi)

2007-12
Soi Vie/Bonheur

La tentation d'exister

Quand la clairvoyance investit l'acte et s'y insinue, l'acte se défait et, avec lui, le préjugé, dont la fonction consiste précisément à subordonner, à asservir la conscience à l'acte… Celui qui démasque ses fictions, renonce à ses ressorts et comme à soi-même. Aussi en acceptera-t-il d'autres qui le nieront, puisqu'elles n'auront pas surgi de son fonds. Nul être soucieux de son équilibre ne devrait dépasser un certain degré de lucidité et d'analyse. Combien cela est plus vrai d'une civilisation, laquelle vacille pour peu qu'elle dénonce les erreurs qui permirent sa croissance et son éclat, pour peu qu'elle mette en question ses vérités!
On n'abuse pas sans risque de sa faculté de douter. Quand le sceptique n'extrait de ses problèmes et de ses interrogations plus aucune vertu active, il s'approche de son dénouement, que dis-je ? il le cherche, il y court : qu'un autre tranche ses incertitudes, qu'un autre l'aide à succomber ! Ne sachant plus quel usage faire de ses inquiétudes et de sa liberté, il pense avec nostalgie au bourreau, il l'appelle même. Ceux qui n'ont trouvé réponse à rien supportent mieux les effets de la tyrannie que ceux qui ont trouvé réponse à tout. C'est ainsi que, pour mourir, les dilettantes font moins d'embarras que les fanatiques. Pendant la Révolution, plus d'un ci-devant affronta l'échafaud le sourire aux lèvres ; quand vint le tour des jacobins, ils y montèrent préoccupés et sombres : ils mouraient au nom d'une vérité, d'un préjugé. Aujourd'hui, de quelque côté que nous regardions, nous ne voyons qu'ersatz de vérité, de préjugé ; ceux à qui cet ersatz même fait défaut, paraissent plus sereins, mais leur sourire est machinal : un pauvre, un dernier réflexe d'élégance… (Sur une civilisation essouflée)

2007-12
Préjugés/dogmatisme Vie/Bonheur Expérience

 
litterature/citations/cioranemil.txt · Dernière modification: 2007/12/27 14:43 (édition externe)     Haut de page