III - Le testament d'Ingres


Nous l'avons déjà expliqué, il est impossible d'apprécier Le Bain Turc, sans avoir compris Ingres. Il s'agit là d'une œuvre de vieillesse - Ingres a quatre-vingt deux ans - de la part d'un peintre qui n'a plus rien à prouver, et qui affirmant son style, peut désormais faire fi des critiques. Car ce tableau réunit en lui tous les défauts d'Ingres, toutes ses qualités, son originalité, les caractéristiques bien particulières de sa sensualité.


Synthèse des défauts - ou des qualités ? - d'Ingres

On trouve dans le Bain Turc une lumière sombre - certains diront terne - très ingresque. Mais, nous l'avons vu, la palette de coloris est importante, et elle traduit parfaitement l'atmosphère lourde et chaude du hammam. La couleur ne joue donc pas là, comme Ingres lui-même a souvent voulu le faire croire, le rôle d'un simple complément de la ligne. Bien qu'assombrie, la lumière remplit parfaitement sa mission.
 

Les "monstres" ingresques, évoqués dans la critique des frères Goncourt, sont également présents : mains de poulpe, bras sans coudes véritablement apparents, visages aux joues trop pleines, cous un peu trop gonflés... Encore une fois les mauvais esprits expliqueront les physionomies de ses femmes par des insuffisances thyroïdiennes et mille autres sarcasmes. D'autres, moins malveillants, justifieront ces anatomies invraisemblables par la recherche d'une sensualité autre, proche de celles des maniéristes. Il en ressortira de toute façon des courbes d'une admirable originalité.

Les critiques avaient beaucoup reproché au Martyre de saint Symphorien, à L'apothéose d'Homère, et à beaucoup d'autres compositions historiques, de rassembler un nombre trop important de caractères. Dans le Bain Turc, on retrouve une accumulation semblable. Mais, outre le fait quelle soit justifiée par le sujet - "il y avait bien là deux cents baigneuses" dit Lady Mary Wortley Montagu - elle est aussi légitimée, comme dans toutes ses compositions historiques, par les soins minutieux apportés à chaque figure. Peut-être par manque d'imagination pour la composition des grands ensembles, Ingres a préféré privilégier le détail, et force est d'avouer qu'il y a fort bien réussi.