Lorsque Ingres commence à peindre, en 1848, Le Bain Turc, c'est un homme âgé et on ne peut plus mûr qui s’exprime. Mais que professe-t-il donc ? Se prononce-t-il une fois de plus en faveur d’un classicisme intransigeant ? Prône-t-il à son habitude la supériorité de la ligne sur la couleur ? Bref, apporte-t-il, une nouvelle fois, de l'eau au moulin de tous ceux qui caricaturent son art, encouragés involontairement par les préceptes que le maître lui-même défend farouchement, sans percevoir quels démentis sa propre peinture leur inflige parfois ? La réponse à ces questions peut être positive ou négative. Tout dépend de l’œil que l’on jette sur cet ultime chef-d’œuvre. Un regard mal intentionné verra cette toile comme "une galette d’asticots". Un esprit mieux disposé, plus lucide peut-être, comprendra le tableau comme l’expression, dans un décor oriental en vogue, d'une sensualité encore jeune, d'un idéal pictural fait de lignes pleines, dont la bizarrerie ponctuelle ne manque ni de beauté, ni d’intérêt. Au cours de cette petite étude, nous tâcherons d’élucider ces questions, en présentant d'abord Ingres, sa peinture. Puis, après avoir défini le cadre orientaliste dans lequel se situe l’œuvre, nous montrerons combien Le Bain Turc, emblématique de l’ingrisme, peut remettre en cause les critiques et les propres préceptes de celui qui l'a peint.
Chapitre 1
Approche biographique de l'artiste
Jean-Auguste-Dominique Ingres naît le 29 août 1780, à Montauban. On ne sait exactement pourquoi ses premiers biographes, pourtant sous la conduite du peintre lui-même, ont longtemps retenu la date du 15 septembre 1781 comme celle de sa naissance. L'erreur ne disparaît que vers 1870, avec la biographie de C. Blanc, Ingres, sa vie et ses ouvrages. Une autre confusion vient des prénoms de l'artiste, dont on ne sait lequel choisir, puisque le peintre lui-même a signé ses toiles du J. de Jean ou du D. de Dominique, la première version étant néanmoins la plus fréquente.
La famille. Le père d’Ingres se mêlait déjà d'art, et son fils n’attribue sa faible réussite qu'au fait qu'il n’ait pas pu poursuivre de hautes études. En effet, Joseph, puisque tel est son prénom dut se contenter de l’académie de Toulouse et ne monta pas à Paris. Dans une notice écrite par Ingres sur son père, publiée par Lapauze, le peintre ne tarit pas d'éloges sur son géniteur, lui attribuant des talents dans bien des domaines artistiques, à savoir, la sculpture - qui était sa spécialité et son métier - la peinture, l’architecture, la musique. En fait Joseph Ingres connut des succès modestes et son œuvre ne mérite pas réellement d’être soulignée. Au fond son rôle le plus important est celui d’un père initiateur, comme l’indique l’artiste : "ce digne père m’apprit tout ce qu’il savait". La fascination d’Ingres pour son père vient essentiellement de ce que le peintre n’a pas eu de regard approfondi sur l’œuvre de celui-ci. De plus, l'homme trouve en son géniteur un modèle de séduction et de sociabilité, deux atouts que lui-même ne possède pas vraiment. Quant à Anne Moulet, elle eut peu d’influence sur son fils. Les difficultés du couple Ingres, dues aux écarts de conduite de Joseph, ont éloigné la mère de son aîné. Néanmoins d’une façon attentive, affectueuse, mais lointaine, Ingres reste toujours en contact avec sa mère, de même qu’avec tout le reste de sa famille - deux sœurs et deux frères jumeaux dont le dernier disparaît en 1821.
L'apprentissage. Ingres reçoit une instruction incomplète, parce qu'interrompue par la révolution. D'où une orthographe dont il rougit parfois. En revanche son père lui enseigne le violon et surtout le dessin, domaine où Ingres témoigne très vite de son talent par quelques esquisses de prime jeunesse, dont certaines nous sont restées. Ingres entre à l’académie des Beaux-Arts de Toulouse en 1791. Il y remporte une série de succès et un certificat élogieux qui lui permet de pénétrer, une fois à Paris, en 1797, dans l’atelier de Jacques-Louis David, grâce aussi à l’intervention probable de l’un de ses maîtres, J. Roque. Dans cette école, il se fait remarquer par sa candeur de provincial, par son application et son relatif isolement, ne se mêlant que très peu aux divers clans qui s'étaient composés. L'analyse de la correspondance d’Ingres révèle que ces années d’études ont été difficiles, notamment au niveau financier. Sur le plan artistique, c'est l’époque où Ingres passe du dessin à la peinture. C'est également celle où il obtient ses premiers succès, à savoir le Prix de Rome, en 1801, après avoir été second l’année précédente. Le peintre doit alors, à cause des difficultés financières de l’État, attendre cinq ans avant d’aller à l’académie de France à Rome. Pendant ce temps, il étudie, au Couvent des Capucines, les peintres de la Renaissance italienne, ceux de l’école du Nord. Il peint également de très nombreux portraits - comme ceux de la famille Rivière (1804-1806) - et acquiert dans ce domaine une virtuosité qu’il conservera définitivement, et qui fera souvent préférer l’auteur des portraits à celui des tableaux historiques. Néanmoins ces portraits, et notamment celui de Napoléon Ier sur le trône impérial, sont très mal reçus au Salon de 1806, en raison de leur déroutante nouveauté. Ingres est désolé par cet échec, qu'il apprend alors qu'il vient de partir pour Rome. Il n'en revendique pas moins son originalité, et son intention de persévérer dans sa voie.
Les années romaines. En quittant Paris, Ingres laisse derrière lui quelques relations : des artistes comme Fleury Richard, Girodet, Gros, Gérard ; et aussi une fiancée, Julie Forestier, avec qui il rompt définitivement durant ces quatre années à la villa Médicis. L'âme triste, il
commence un séjour studieux, au cours duquel il redécouvre les peintres italiens, dont il n’avait eu qu’une connaissance très scolaire et déformée. Pendant cette période sont peints Œdipe et le Sphinx, et la Baigneuse Valpinçon - du nom de son propriétaire - qu'on retrouvera dans Le Bain Turc. Ces deux tableaux, et la grande œuvre qui doit ponctuer le séjour à la villa Médicis, Jupiter et Thétis, sont une fois de plus mal accueillis, notamment à cause des déformations corporelles auxquelles Ingres soumet les corps, et sur lesquelles nous reviendrons. Mal accepté à Paris, Ingres décide de rester en Italie, où il peint à nouveau une vaste série de portraits (Madame de Tournon, Madame Panckoucke ... ), qui malheureusement ne suffisent pas toujours à assurer la subsistance de leur auteur, d'autant plus que celui-ci est marié depuis 1813 à Madeleine Chapelle, mariage rapidement convenu, mais qui se révélera très heureux. Le peintre échappe à la misère en partie grâce à des dessins au crayon. Quelques commandes "historiques" lui permettent tout de même de se consacrer à des tâches qu’il juge plus nobles : c'est le Songe d'Ossian, commandé par le général Miollis, la Grande Odalisque, réalisée pour les Murat et jamais livrée en raison de la chute du royaume de Naples. Celle-ci s’accompagne pour Ingres d'autres malheurs, à savoir les disparitions successives de son père (1814) et de sa mère (1817). De plus, l’accueil que le Salon fait à ses différents envois (1814, 1819 ... ) est toujours aussi négatif.
Un triomphe fugitif. Après avoir peint Jésus remettant à Saint Pierre les clés du Paradis, commande de l’État, Ingres quitte Rome pour Florence, où il reçoit une nouvelle commande pour la cathédrale de Montauban. A Florence, les Ingres s’installent d'abord chez un ancien élève de David, Bartolini avant de le quitter pour cause de mésentente. Le succès de Jésus remettant à Saint Pierre les clés du Paradis, pousse Ingres à raidir beaucoup de ses compositions, donnant aux tableaux historiques comme aux portraits un caractère solennel parfois trop accentué.
C'est à Florence qu’il réalise le Vœu de Louis XIII, pour la cathédrale de Montauban. La toile triomphe enfin au Salon de 1824. Revenu à Paris, le peintre est alors orné de la Légion d’honneur, élu à l’académie des Beaux-Arts. De plus, il ouvre son propre atelier (1825). Cette nouvelle fortune lui donne à la fois assurance et sécurité matérielle, grâce à l'atelier et au professorat de l'Ecole des Beaux-Arts (1829), dont il devient président en 1833. Son enseignement, paternel, mais exigeant en matière de discipline, repose surtout sur une longue pratique du dessin, "la probité de l’art". Ingres apparaît comme un maître peu ouvert et aux méthodes pédagogiques peu efficaces. Néanmoins le souci accordé à la carrière du moindre de ses élèves semble racheter ces défauts.
En ce qui concerne le peintre lui-même, deux grandes toiles lui sont commandées par l’État, l’une pour la cathédrale d’Autun, l’autre pour le Louvre : ce sont respectivement Le Martyre de saint Symphorien et l’Apothéose d’Homère, qui triomphera à l’exposition universelle de 1855, après avoir connu un succès médiocre au Salon de 1827. La vedette lui avait été volée par le romantisme et Delacroix.
En 1830, Ingres, qui pour la première fois de son existence, prend les armes, afin de défendre le Louvre, fait parti des mécontents qui s’opposent au gouvernement, probablement par dépit envers Charles X, qui avait ignoré son Apothéose lors de sa visite au Louvre. Vient ensuite, en 1834, l’échec retentissant du Martyre de saint Symphorien au Salon, face au triomphe renouvelé des romantiques. Cet échec entraîne le rejet de nombreuses commandes, le refus d'exposer à l’avenir, et le départ d’Ingres pour Rome, où il est nommé directeur de l’académie de France.
Le directorat. Arrivé à la tête de l’académie en 1835, Ingres apparaît comme un directeur extrêmement consciencieux, qui fait régner dans la villa Médicis une atmosphère de travail et de discipline semblable à celle de son atelier parisien. D'autre part, il aménage la villa, sa bibliothèque, ses jardins. Contrairement à ses prédécesseurs, Ingres reçoit peu d'étrangers à la villa, qui perd son aspect mondain pour se replier un peu sur elle-même. En revanche, il accorde un soin très vigilant aux travaux de ses élèves, et laisse à ceux-ci la liberté d’exprimer leur personnalité artistique.
Pendant trois ans la production personnelle de Ingres est ralentie. Il se remet au travail avec l’Odalisque à l'esclave (1839), dans le droit fil de l'orientalisme. Pour le duc d’Orléans, il réalise aussi Antiochos et Stratonice (1840), tableau auquel il fait participer ses élèves, notamment les frères Blaze, à qui il avait précédemment fait copier les chefs-d’œuvre de Raphaël. Le succès de ce tableau, et les perspectives qu’il ouvre en matière de commandes, ramènent finalement Ingres à Paris, en 1841, après six ans de directorat.
Le triomphe définitif. Fêté par un banquet de plus de quatre cents personnes, le retour d’Ingres est particulièrement salué par le duc d'Orléans. Mais cet important protecteur meurt accidentellement quelques mois plus tard, au grand désespoir du peintre. Ingres est d'ailleurs choisi pour réaliser les vitraux de la chapelle funéraire (chapelle Saint-Ferdinand), ce qui lui amène ensuite une autre commande pour la chapelle royale de Dreux. 1842 marque également pour Ingres l’abandon de la gravité que ses portraits avaient adoptée depuis le Voeu de Louis XIII. Ce retour d’un pinceau plus léger peut être constaté dans le portrait de La Comtesse d’Haussonville.
En janvier 1846, faisant exception à la règle qu’il s’était fixée en 1834, Ingres expose onze de ses toiles à la Galerie des Beaux-Arts. Cette présentation fait l’objet d'un remarquable commentaire de Baudelaire, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure. Mais depuis 1843, la préoccupation principale de Ingres est la peinture monumentale d'un Âge d'or, dans la galerie du château de Dampierre. L’œuvre est presque achevée en 1847. Mais la révolution de 1848 et la mort de Madeleine l’année suivante l’empêchent de revenir à Dampierre et l’oeuvre est définitivement abandonnée. En ce qui concerne la révolution, si Ingres regrette le roi qui l’a honoré, il n’en accepte pas moins la République, par souci d’ordre, et participe à la commission permanente des Beaux-Arts. Plus grave et plus douloureuse est donc la perte de sa femme, qui lui manque à la fois en tant que complice, gestionnaire et modèle. Ingres est alors recueilli chez ses amis, Flandrin, Marcotte et Gatteaux, qui tient ses comptes.
Les dernières années. Ingres, qui prend soudainement conscience de son âge, s’occupe désormais de rester dans les mémoires : en témoignent les dons faits au musée de Montauban, l’abandon de la direction de l’Académie des Beaux-Arts (Ingres devient recteur), l'exécution d’un recueil de gravures reproduisant son œuvre. Le peintre continue ensuite son œuvre de portraitiste. C'est en 1852 que se produit pour l’artiste un nouveau bouleversement, à savoir son mariage avec Delphine Ramel, rencontrée grâce à la complicité des amis du peintre. Ayant à nouveau quelqu’un pour veiller sur lui, Ingres retrouve un certain équilibre, que l'avènement de l’Empire ne vient pas remettre en question. Le peintre connaissait depuis quelques années le prince Napoléon, premier commanditaire du Bain Turc. Il a donc déjà un protecteur au sein du nouveau régime, qui lui commande en 1853 l’Apothéose de Napoléon Ier, œuvre quelque peu militante, où l’on trouve l’inscription in nepote redivivus, indiquant clairement Napoléon III comme le digne successeur de son oncle. Ingres, déjà âgé, s'entoure de nombreux collaborateurs pour réaliser la toile, que le couple impérial vient ensuite admirer chez lui. Le couronnement de la carrière d'Ingres est peut-être l’exposition universelle de 1855. Pour compléter son succès, Napoléon III le fait grand officier de la légion d'honneur. En 1862, l'artiste est admis au Sénat, arrivant ainsi au faîte des honneurs. Dans le domaine artistique, Ingres si âgé soit-il, a entrepris d’ajouter, depuis 1848, une pièce maîtresse à son œuvre, Le Bain Turc, dont nous reparlerons. Il s'agit là de sa dernière grande création, ne se chargeant ensuite que de retoucher ses anciennes pièces, dans le cadre d’une perpétuelle recherche de la perfection. Ingres prépare également son testament, dont les legs sont essentiellement destinés à sa femme et à sa ville natale. Le peintre s’éteint le 14 janvier 1867.
L'existence d’Ingres semble avoir été globalement assez tranquille : pas de remous sentimentaux, pas de relations excessivement orageuses avec son entourage... Sa vie s’est trouvée animée seulement par son œuvre, ponctuée par ses échecs et ses succès. Son art est également dépourvu de soubresauts, suivant au contraire un cheminement continu. Ingres apparaît avant tout comme un homme fidèle, à ses amis, sa famille, ses inspirateurs, sa propre peinture. Même si son caractère orgueilleux, susceptible, a parfois rendu l'homme antipathique, on ne peut pas oublier la sollicitude apportée à ses élèves et l'âme sensible, aux larmes presque faciles, qu’on découvre facilement derrière le masque classique qu’ont revêtu à la fois l'homme et sa peinture.
Chapitre II
De la difficulté de juger d’une œuvre
Ceux qui n’ont pas étudier Ingres de près ont souvent sur lui toute une série de préjugés, que les positions du peintre sur sa propre méthode n’ont rien fait pour dissiper.
Dessinateur et peintre. L'un de ces préjugés consiste à dire que Ingres n’a pas su exploiter les couleurs, qu'il n’est qu’un dessinateur. Cette idée est en grande partie corroborée par les préceptes de l'artiste, pour qui le dessin fait "la probité de l’art". La ligne est en effet primordiale dans la peinture ingresque. Pour en être convaincu, il suffit d'observer, dans la réalisation d'une œuvre d’Ingres, la part de temps accordée respectivement au dessin et à la peinture elle-même. Les multiples dessins préparatoires accaparent bien plus l’artiste que le fait de peindre. Faut-il pour autant en conclure qu’Ingres néglige les couleurs ? Conclure ainsi serait trop hâtif. Si certaines toiles, telles Virgile lisant l’Enéïde, ont des couleurs un peu éteintes, d'autres, et notamment de nombreux portraits (La Belle Zélie), sont à ce sujet irréprochables. Les thèmes choisis par le peintre témoignent eux aussi du soin attaché à la couleur, surtout en ce qui concerne les sujets d’inspiration orientaliste. Même si Ingres n’a peut-être réussi à jouer avec les couleurs à la manière d’un Delacroix, il serait donc absurde de prétendre qu'il ne savait pas les manier.
Ingres et Delacroix. Un autre préjugé consiste à opposer farouchement le classique Ingres et le romantique Delacroix. Les deux artistes se heurtent pour la première fois l’un à l’autre au Salon de 1827. Delacroix, avec La Mort de Sardanapale vole alors la vedette à l’Apothéose d’Homère. Là débute la fameuse inimitié entre les deux peintres, largement amplifiée par leurs entourages, aujourd'hui on ajouterait "médiatisée". En fait Delacroix a souvent porté sur son rival des jugements très positifs - notamment sur l’Apothéose d'Homère en 1827 - ce qui est aussi le cas de nombreux romantiques, parfois seuls défenseurs du peintre à divers Salons. C'est qu'en fait l’opposition entre Ingres et Delacroix repose en grande partie sur une caricature. On attribue généralement à Delacroix la lumière, à Ingres la ligne - nous nous sommes déjà prononcés sur ce sujet ; au premier une peinture moderne et rebelle, au second un classicisme quasi académique. Ingres lui-même semble faire partie du complot. Il s’est affirmé comme le champion du classicisme, le revendiquant principalement dans ces sujets historiques, méprisant la peinture nouvelle. Lui-même ne paraît pas s'être aperçu de la modernité de ses propres toiles, qui avaient cependant procuré aux critiques une désagréable surprise, lors du salon de 1806. Ceux-ci avaient en effet été déroutés par l’originalité des toiles présentées, originalité qui s'est conservée dans toute l’œuvre de Ingres, même lorsque celui-ci par souci de plaire, à donner à son pinceau plus de gravité qu’il n’en possédait naturellement.
Peintre classique ? Ceci nous amène donc, contre l'avis même du maître, à remettre en question l’idée qui consiste à étiqueter l’œuvre d'Ingres comme celle d'un peintre classique. Gautier, alors qu'il évoquait les multiples genres auxquels s’était frotté Ingres, eu d’ailleurs à ce propos une remarque très juste : "Ingres quoiqu'il puisse sembler classique à l’observateur superficiel, ne l’est nullement." Si les romantiques ont défendu Ingres, ce n'est pas par pure bonté d'âme. C'est tout simplement parce qu'ils se reconnaissaient - en partie seulement, bien sûr - dans ses tableaux, dans les dérogations que s’accordait Ingres vis-à-vis du classicisme, notamment en ce qui concerne la représentation du corps humain, ce sur quoi nous reviendrons tout à l'heure. D'autres faits tendent à montrer que, malgré lui Ingres n’était pas qu’un classique. Par exemple, le fait que David ait retiré sa protection à cet élève têtu qui persistait à s’éloigner quelque peu de son école, jusqu'à rivaliser avec son maître au Salon de 1806. Ou encore le fait qu'il y ait dans l'héritage ingriste les noms de Seurat, Matisse, Picasso, peintres auxquels le qualificatif de "classique" convient on ne peut plus mal. Certes, la succession d'Ingres comprend également des peintres académiques. C'est d'ailleurs dans le constat de cette divergence entre les deux lignées d’artistes inspirés par Ingres, qu'on peut percevoir l’ambiguïté de son œuvre. Tout comme on trouvait, derrière l'homme d'ordre, un homme sensible, on découvre sous la volonté classique un pinceau qui y échappe souvent.
Ingres imitateur. On a également souvent reproché à Ingres de manquer d’imagination, et de se contenter de produire des variantes sur des modèles anciens. Sans être entièrement dénuée de sens la critique mérite d’être nuancée. Il est vrai que dans le choix de ses sujets, le peintre n’a guère fait preuve d’une brûlante originalité. Il est également vrai qu’il collectionnait les copies, réalisées par lui à ses débuts, par ses élèves ensuite, des grands maîtres qu'il admirait (Raphaël, Titien, Poussin ... ). On retrouve dans beaucoup de ses toiles des accents très prononcés de l’un ou l'autre de ces peintres : on retrouve par exemple dans l’Antiope de Jupiter et Antiope des traces de la Vénus d'Urbino de Titien ; la Vierge à l'hostie est très visiblement inspirée par les madones de Raphaël...
Cependant la remarque ne se limite pas à l'emprunt de divers précédents. Le manque d’imagination du peintre est peut-être plus visible encore dans son incapacité à se séparer du réel, du modèle naturel. Le peintre l’avoue indirectement lorsqu’il envie à Raphaël le fait de porter en lui l’univers, c'est-à-dire de pouvoir faire abstraction du modèle. Ingres, lui ne peut inventer un pied, une main. Il a recours au modèle et multiplie les études, très dépendant en cela du modèle qui tient la pose. Doit-on pour ces diverses raisons, affirmer que Ingres est un imitateur, de ces prédécesseurs et de la nature ? Non, même si encore une fois les préceptes du peintre nous y invitent presque. Celui-ci dit en effet : "L'art n’est jamais à un si haut degré de perfection que lorsqu’il ressemble si fort à la nature qu'on peut le prendre pour la nature elle-même". Cette conception très aristotélicienne de l'art est peut-être son côté le plus classique. Néanmoins, la pratique s'oppose encore à la pratique, et l’œuvre d'Ingres fait, à ses maîtres comme à la nature de fameux pieds de nez. C'est en fait beaucoup plus sur la forme que sur le fond que l’on peut saisir l’originalité de Ingres et comprendre à quel point il est loin d'être un peintre académique.
Ingres et la critique. En évoquant la vie du peintre on a vu que les jugements des critiques ne l'avaient pas toujours encensé, loin s’en faut. En 1806, Landon le qualifie de gothique, le surnomme Jean de Bruges, en référence à Van Eyck. Tout au long de son existence et même après celle-ci on critique son dessin, on s’affole devant les "monstres" qu'il a produits. A ces critiques rajoutent toutes celles que nous avons évoquées précédemment. Néanmoins certains critiques, sans volonté courtisane, sans flagornerie, semblent avoir compris l’œuvre d’Ingres. Baudelaire est de ceux-là:
"(. ) nous croyons utile de redresser quelques préjugés singuliers qui ont cours sur le compte de M. Ingres parmi un certain monde, dont l'oreille a plus de mémoire que les yeux. Il est entendu et reconnu que la peinture de M. Ingres est grise. - Ouvrez l’œil, nation nigaude, et dites si vous vîtes jamais de la peinture plus éclatante et plus voyante, et même une plus grande recherche de tons ? (..) Il est entendu que M. Ingres est un grand dessinateur maladroit qui ignore la perspective aérienne, et que sa peinture est plate comme une mosaïque chinoise - à quoi nous n'avons rien à dire si ce n'est de comparer la Stratonice, où une complication énorme de tons et d'effets lumineux n'empêche pas l'harmonie, avec la Thamar, où M. H. Vernet a résolu un problème incroyable : faire à la fois la peinture la plus criarde et la plus obscure, la plus embrouillée ! Nous n'avons jamais rien vu de si en désordre. Une des choses, selon nous, qui distingue surtout le talent de M. Ingres, est l'amour de la femme. Son libertinage est sérieux et plein de convictions. M. Ingres n'est jamais si heureux et si puissant que lorsque son génie se trouve aux prises avec les appas d'une jeune beauté. Les muscles, les plis de la chair, les ombres des fossettes, les ondulations montueuses de la peau, rien n’y manque. Si l'île de Cythère commandait un tableau à M. Ingres, à coup sûr il ne serait pas riant et folâtre comme celui de Watteau, mais robuste et nourrissant comme l'amour antique. " (in Le Corsaire-Satan, 21 janvier 1846)
Baudelaire, bien que lui préférant Delacroix, ne nie donc pas son amour pour Ingres, et sa critique fait le point sur un bon nombre de clichés. L'un d'entre eux, déjà évoqué en filigrane, concerne le prétendu manque de maîtrise d’Ingres dans le dessin des corps humains. C'est ce dernier point que nous allons maintenant éclaircir.
Chapitre III
Ingres et le corps féminin
On a déjà évoqué l’opinion d’Ingres sur les rapports entre l'art et la nature. Il s'agit maintenant de montrer avec quel génie le peintre trahit ses propres principes.
"Mais c'est Ingres qui a fait des monstres". (O. Redon). Ingres a transgressé bien souvent les lois de l’anatomie humaine, ce qui lui a valu de virulentes critiques et de nombreux sarcasmes. Sa Grande Odalisque a notamment fait couler beaucoup d’encre : P. Mantz a parlé d’une "cuisse gauche qui s'égare imprudemment vers les hanches", Kératry lui a trouvé "trois vertèbres de trop". Pour expliquer la forme étrange que prend le cou de plusieurs de ses figures (La Belle Zélie, Thétis, Angélique, Paolo, dans leurs tableaux respectifs), on a avancé des explications fantaisistes, dont l’une consiste à dire que ces goitres sont dus à un problème thyroïdien:
"Les femmes d’Ingres présentent toute la symptomatologie objective de l'insuffisance thyroïdienne : cou très développé, thyroïde aux deux lobes saillants et hypertrophiés, douceur passive et un peu alanguie d'un visage aux joues pleines..." (docteur Laignel-Lavastine, dans un article intitulé "La glande thyroïde dans l’œuvre de M. Ingres").
Ses critiques, exactes d’un point de vue strictement biologique, sont un peu rapides d'un point de vue artistique.
Justification du maître. Il serait impensable de nier ces déformations, même si elles ne frappent pas toujours d’emblée. En effet le simple coup d’œil d'un regard inexpérimenté ne suffit pas à les débusquer. C'est que ces courbes monstrueuses s’harmonisent parfaitement avec la composition des œuvres qui les recèlent. Il ne s’agit pas chez Ingres d’un manque de maîtrise du dessin, domaine dans lequel il excelle depuis ses débuts. Ses déformations sont volontaires, Ingres s’attachant bien plus à l'harmonie des lignes d’une œuvre qu'à la vérité anatomique. Son dessin est d'une profonde originalité, et diffère beaucoup des maîtres dont il s'inspire : Raphaël n'eût jamais pris de telle liberté avec le corps humain. Ingres, lui, stylise beaucoup sa représentation, évidant la forme extérieure de ses lignes intérieures pour lui donner plus de force. "Les belles formes, dit-il, sont celles qui ont de la fermeté et de la plénitude, et où les détails ne compromettent pas l’aspect des grandes masses". Ou encore : "il faut modeler rond et sans détails intérieurs apparents". Cet amour des contours lisses et continus amène Ingres à beaucoup utiliser le calque, qui lui permet d'éliminer progressivement les traits qui le gênent. Sous le crayon, la forme évidée finit par s'étirer, parfois démesurément. Là encore, Ingres justifie sa méthode : "Pour exprimer le caractère, une certaine exagération est permise, nécessaire même quelquefois, mais surtout là où il s’agit de dégager et de faire saillir un élément du beau." Effectivement ces déformations ne constituent pas réellement une agression envers le corps humain. Elles mettent en valeur des aspects de celui-ci, tout particulièrement des beautés du corps féminin.
La sensualité ingresque. Pour expliquer ces lignes extraordinaires, on peut aussi émettre l'hypothèse qu’Ingres s’est trouvé inspiré par des modèles antiques, tels que les vases grecs, où les profils sont schématisés. Mais l'explication la plus plausible consiste à considérer ces courbes comme l'expression de la sensualité ingresque. Ainsi le prolongement infini des reins de La Grande Odalisque répond-il à la demande de l’œil - ou de la main ? - qui désire encore caresser ce dos splendide. Par ces allongements, ces lignes souples et continues, c'est l’amour pour la femme dont parlait Baudelaire qui se manifeste. Dans la torsion exagérée du corps d’Angélique, dans les plis multiples de son buste, dans son regard empli de détresse, on retrouve les raffinements teintés d'érotisme des maniéristes.
Comme nous venons de l’évoquer au sujet d’Angélique, Ingres dénaturalise aussi le regard. En ôtant tout cil à la paupière inférieure, et en signalant ceux de la paupière supérieure par un simple trait épais, il agrandit l’œil et donne au regard une rare puissance. La Grande Odalisque constitue un excellent exemple à cet égard : son œil froid, insolent à force d'indifférence, dégage un magnétisme qu'on ne retrouvera que dans l'Olympia de Manet. C'est donc chaque partie du corps qu'Ingres transforme pour le mettre en valeur et le conformer à sa sensualité.
Abstraction et réalisme. On pourrait évoquer, comme point de comparaison avec ces courbes irréelles, les formes abstraites que l’on découvre par exemple chez Picasso. Ce serait oublier que, chez Picasso, l'abstraction est à la fois volontaire et évidente. Ingres n’a, quant à lui pas du tout l'intention de peindre des figures abstraites et celles-ci nous l'avons déjà dit, ne sont pas perceptibles au premier coup d’œil. Chez lui, l’abstraction se mêle étrangement au réalisme, et c'est ce mélange qui permet la confusion entre les lignes naturelles du corps humain et les lignes ingresques. Peut-être est-ce aussi la conciliation de deux options picturales apparemment antagonistes qui fait des réalisations d’Ingres une œuvre aussi complètement originale.
DEUXIEME PARTIE : RENCONTRE AVEC L’ORIENTALISME
Chapitre 1
Qu'est-ce que l'orientalisme ?
Le Bain Turc se situe de plein pied dans la mouvance dite orientaliste. D'où l’intérêt de faire ressortir les caractéristiques de ce mouvement et de voir comment Ingres l’a utilisé.
Une attirance ancienne. En 1704 paraît une première version des Mille et Une Nuits. Ce récit installe dans les mentalités françaises, et occidentales en général, une série d'images très particulières, voire un peu réductrices, de l'Orient. Celui-ci apparaît comme la contrée exotique des califes, des vizirs, mais aussi comme celle de l’érotisme, de la violence, de la ruse et d'une certaine manière, de la poésie. C'est en tout cas un domaine qui demeure mystérieux, grâce au secret qui entoure les palais ottomans. En 1714 paraît un ouvrage sur les costumes turcs, inspiré par les portraits que l'artiste Jean-Baptiste Vanmour a été amené à peindre à Constantinople, pour les dignitaires européens. La visite, à deux reprises (1721 et 1742), d’ambassadeurs turcs, déclenche un intense phénomène de mode qui touche tous les domaines artistiques : littérature, opéra, et bien sûr peinture. Certains peintres comme Boucher, Lancret, Carle van Loo, Fragonard suivent ce courant, bien qu'ils n’aient jamais entrepris le voyage, contrairement à quelques rares artistes comme Liotard. La mode des turqueries, quelque peu éteinte par la suite, se ranime pendant la campagne égyptienne de Bonaparte. Le courant orientaliste connaît un développement parallèle en Angleterre. Il en demeure un témoignage extrêmement intéressant, celui de Lady Mary Wortley Montagu, qui séjourne deux ans à Constantinople, séjour retracé dans un grand nombre de lettres sur lesquelles nous reviendrons.
La
mode orientaliste en France au XIXe. Au XIXe, les voyages en Orient, facilités par l’amélioration des transports (voies ferrées, vapeur ... ) se multiplient. Conséquence logique, la masse d’informations concernant la secrète et lointaine contrée augmente, et celle-ci perd de son mystère au grand regret de certains artistes, comme Nerval. La mode des portraits de style oriental décline. Néanmoins, l’orientalisme continue de se développer, et connaît même son plus bel essor. La littérature y participe largement, avec Loti, Flaubert (Salammbô), Gautier, Hugo (Les Orientales) et de nouvelles versions des Mille et Une Nuits (Madrus, Burton). En peinture, si le portrait d’occidentaux en costume s’efface, c'est pour laisser place à des peintures plus importantes, qui mettent réellement en scène l'Orient. Les voyages permettent aux peintres de se documenter, de donner à leur peinture plus de réalisme historique - notamment après 1860 - sans toutefois attaquer le rêve. En effet, les artistes transfèrent leur romantisme sur le pays qu'ils découvrent. Par ce biais, l’existence des mythes, des fantasmes inspirés par l’Orient est sauvegardée, à mesure que la réalité les atteint. La passion pour l’Orient amène même les artistes à prendre position sur des questions politiques : ainsi les Romantiques défendent-ils la cause grecque lorsque la Grèce tente de s’affranchir de la tutelle turque. L’orientalisme apparaît donc en quelque sorte comme un phénomène social qui trouve dans la peinture son expression privilégiée.Un monde lumineux. Ce qu’avant tout, attire les peintres, romantiques ou non, vers l’Orient, c'est la lumière et les couleurs qui en émanent. Le soleil particulièrement violent qui éclaire le Moyen-Orient confère au paysage une luminosité crue et uniforme, qui ne peut qu'interpeller des "maîtres de la couleur" comme Eugène Delacroix. Delacroix est en partie amené vers l’Orient par son admiration pour Byron. Une grande production d’œuvres mêlant romantisme et orientalisme, telles La Mort de Sardanapale, Le massacre de Scio précède son voyage au Maroc en 1832. Frappé à la fois par les couleurs et le spectacle formé par la population locale, il prend de nombreuses notes, croquis - tâche rendue difficile par l'hostilité des autochtones pour les artistes occidentaux.
De ses carnets, Delacroix tire ensuite des sujets qui se distinguent par leur lumière, même dans des scènes d’intérieur comme Femmes d’Alger dans leur appartement.
Orientalisme et scènes bibliques. L'Orient inspire aussi des toiles extrêmement claires à Horace Vemet (Chasse au lion). Mais il lui inspire surtout des scènes religieuses, extraites notamment de l'Ancien Testament (Agar chassée par Abraham, Les vêtements de Joseph). Cette nouvelle incarnation de l'orientalisme vient de l'illusion que le monde oriental est resté immuable depuis l’antiquité, et qu'on retrouve au XIXème l'atmosphère des scènes bibliques anciennes. Cela rejoint en fait le désir de retrouver dans un Orient intemporel les sources de l'humanité.
De manière générale, l’orientalisme est plus une mouvance, un fond de thèmes commun à de nombreux artistes qu’un mouvement pictural à proprement parler, puisqu’il s’exprime à travers des pinceaux divers : Delacroix, Ingres, Benjamin Constant. Cette "mode" a inspiré aux peintres du XIXème des toiles lumineuses représentant des paysages exotiques, des mosquées, la population locale, de nombreuses scènes de chasse. Elle leur a aussi permis de mettre en valeur la femme, et de révéler à nouveau son corps au sein d'un siècle puritain.
Chapitre II
Femmes au bain
Le XIXe est un siècle où une morale étroite couvre le corps. Les décolletés des portraits d’Ingres ne sont plus ceux de Rubens (Portrait de Suzanne Fourment), et les sujets un peu trop légers à la Fragonard sont bannis. Les seuls moyens de dénuder le corps féminin sont donc les sujets antiquisants et les peintures orientalistes. C'est pourquoi la femme trouve dans l’orientalisme une place privilégiée.
Le harem. Lieu dont l’accès est interdit aux hommes - eunuques et enfants exceptés - le harem n’en garde que plus d'attrait. Haram signifie d'ailleurs à l’origine ce qui est interdit par la loi. Harem désigne ensuite les habitantes du haremlick, c'est-à-dire la partie d'une demeure occupée par les femmes. Enfin le terme en est venu à désigner le lieu lui-même. Alors que le harem est souvent le cadre de disputes incessantes entre rivales, et que les riches propriétaires orientaux cherchent parfois à éviter sa constitution, la peinture donne du harem l’image idéalisée d'un lieu paisible, regroupant des femmes aux poses langoureuses dans une atmosphère emplie de musique et de parfums capiteux. D'autres clichés viennent de la représentation de femmes inactives, occupées seulement à manger quelques fruits et à fumer les fameux narghilés ou les chibouks, secondées en tout par des esclaves (Femme d'Alger de Renoir, Odalisque à l'esclave d’Ingres). Il s’agit en fait
d’une occidentalisation de l’orient, qui consiste à appliquer aux orientales l’oisiveté des nobles européennes.Les odalisques. Dans leurs appartements, les femmes ne sont pas représentées nues. Mais leurs vêtements dévoilent généralement leurs jambes, une partie de leur gorge. Les peintres leur confèrent souvent des corps sveltes - ce qui n’est pas toujours le cas dans la réalité - habillées de voiles transparents, qui laissent deviner des lignes souples et harmonieuses (Jan-Baptist Huysmans, Surveillant bébé). Ces vêtements légers, s’ils satisfont la sensualité des occidentaux, sont loin d’être réels, puisque les belles orientales se couvraient souvent intégralement. Par conséquent, l’erreur, bien volontaire, qui consiste à représenter ces femmes entièrement dénudées, comme c'est le cas de nombreuses odalisques, est encore plus grande.
Oda désigne dans le harem la cour, la chambre des favorites. Les odalisques sont donc les femmes qui y sont attachées. Elles sont représentées dévêtues, allongées, à la manière de la Vénus d'Urbino, dans une pose indolente, témoignant de la satisfaction de leur sensualité, ce qui n’était pas sensible chez les anciens. Le regard des femmes ainsi offertes, souvent impudique et froid comme celui de La Grande Odalisque, vient généralement compléter l’atmosphère sensuelle. Cette vision de l’odalisque, qui ignore complètement les réalités du sérail, est l’expression pure et simple de fantasmes occidentaux, pour qui le harem est le lieu de tous les plaisirs. Sous couvert d’exotisme et de découverte d'une autre civilisation, les peintres européens donnent à leurs commanditaires l'occasion de contempler des nus dont l’insolence est réprouvée dans l’Angleterre victorienne. Dans les odalisques, la présence d’un séducteur dominateur est suggérée par le point de vue adopté dans la représentation, où le spectateur devient le corrupteur. Ce fait sera encore plus flagrant en ce qui concerne Le Bain Turc. L'odalisque mise à part, il reste encore une représentation privilégiée du nu oriental : celui de la femme au bain.
Les bains turcs. L'acte de se laver est lié en Orient à la religion islamique. Les hammams sont donc extrêmement répandus. Lieu empli d'un vapeur suffocante et de parfums assez lourds, c'est le cadre de tous les soins accordés au corps féminin : épilation - même si la représentation de pubis épilés par les peintres est une convention morale n’ayant rien à voir avec la connaissance de cette pratique - massages, maquillage, coiffure.... Les hommes ne peuvent pas, bien sûr, pénétrer dans le hammam féminin et celui-ci éveille en conséquence la curiosité, d'autant plus qu'il a été dévoilé en partie par le témoignage de Lady Montagu :
"Les premiers sofas étaient couverts de coussins et de riches tapis sur lesquels les dames étaient assises ; sur les autres, derrière elles, se tenaient leurs esclaves, mais sans distinction de rang qui fût marquée par le costume, car elles se trouvaient toutes dans l'état de nature, c'est-à-dire, pour parler franc, absolument nues, ne cachant rien de leur beauté ni de leurs imperfections. Il n’y avait cependant parmi elles le moindre sourire licencieux ni le moindre geste impudique (... ) belles femmes nues dans différentes postures, les unes jasant, les autres travaillant, celles-ci prenant du café ou du sorbet, quelques unes négligemment couchées sur leurs coussins".
Les peintres, et Ingres le premier, se sont basés sur ce témoignage pour reconstituer les scènes de hammam. D'autres sources complètent celle-ci en ce qui concerne des détails - comme celui des hautes socques dont sont chaussées les baigneuses de Bouchard (Après le bain) ou Gérôme (Grande piscine de Brousse) - ou pour ce qui est des activités succédant au bain, les massages, par exemple.
Sans être aussi franchement impudiques que les odalisques, les scènes de bain restent teintées d’une forte sensualité et le Bain Turc en est certainement le meilleur exemple, ce que nous détaillerons tout à l’heure.
Chapitre III
L'orientalisme & Ingres
Ingres s’est intéressé à l’orientalisme, mais de façon très sélective. On ne trouve pas chez lui de scène de chasse, de scènes bibliques, de paysages orientaux. L'orientalisme ingresque est uniquement composé de bains et d'odalisques, c'est-à-dire de nus plus ou moins audacieux.
Les odalisques. Ingres n'a jamais voyagé dans un quelconque pays d'Orient. Il utilise donc pour composer ses tableaux des représentations, gravures, miniatures, qui ne sont pas toujours de première main. Il reprend par conséquent la vision des femmes orientales propre à son temps : belles alanguies au corps svelte et aux formes agréables, se prélassant sous la garde d'un esclave, et dont la torpeur est accompagnée de musique. C'est dans ce cadre que se situe L’odalisque à l'esclave. Etendue, abandonnée, recouverte à mi-corps d’un voile qui ne masque rien de ses lignes voluptueuses, entourée d’un esclave noir, d'une musicienne, d’un narghilé et d'un chasse-mouche, cette odalisque reprend tous les thèmes, accessoires, caractéristiques du genre. On ne peut donc pas dire qu’Ingres ait une vision très originale de l'orientalisme. Néanmoins, ce dont le sujet manque en originalité, il le gagne par la perfection de la réalisation.
La Grande Odalisque est peut-être d’une plus grande originalité. Certes, on y retrouve chibouks, chasse-mouches, turbans et pierreries, mais le décor, aussi bien le lit que les tentures bleues, semble bien plus européen qu'oriental. L'odalisque elle-même, avec son regard teinté d’arrogance, ressemble plus à une courtisane occidentale qu'à une femme de harem. Si l’on tient compte du contexte social extrêmement puritain, le sujet est donc beaucoup plus audacieux : car s’il est permis de représenter des femmes dénudées dans le cadre d’un harem, cela devient plus condamnable dans un décor européanisé, le scandale causé par l’Olympia de Manet le révélera. De plus, l’érotisme de La Grande Odalisque est plus complexe que celui de la plupart des nus orientalistes. Présentée de dos, cette femme aux courbes monstrueuses, d’un point de vue anatomique, cache nombre de ses attraits, se laissant ainsi désirer. Sa posture, d'apparence lascive et indolente, est en fait compliquée et a de forts accents maniéristes. Ingres revisite donc totalement l’érotisme orientaliste. Encore une fois, si le sujet n’est pas orignal, son traitement le sauve amplement de la banalité.
Les baigneuses. Les autres sujets orientalisants d’Ingres sont les nombreuses baigneuses, souvent jumelles, qu’il a peintes. La première est probablement la Baigneuse à mi-corps. Elle n’a d’oriental que le turban défait qui noue ses cheveux. Présentée de dos, elle laisse cependant apercevoir un sein et son visage est vu de profil. La Baigneuse de dos, dite Valpinçon laisse quelques indices supplémentaires de son inscription dans le mouvement orientaliste. Outre le turban, le bassin nous renseigne sur le contexte. Cependant, comme dans La Grande Odalisque, le caractère oriental est assez faible. Ce n’est que dans La Petite Baigneuse ou Intérieur de harem, puis dans La Baigneuse Bonnat, réincarnations de la Baigneuse Valpinçon, qu’on assiste réellement à une scène de hamman d’inspiration orientaliste, ceci grâce à la présence de nombreuses femmes elles aussi dénudées, d’un bassin plus visible, d'esclaves noires.
Ingres s’inscrit plutôt dans la périphérie de la mouvance orientaliste, n’utilisant ses thématiques que d’une façon ponctuelle, sélective, parfois discrète. De l’orientalisme, il a su tirer des couleurs tout aussi éclatantes que celles de Delacroix - il suffit de contempler L'Odalisque à l'esclave pour s’en convaincre. Ingres a également réussi à exploiter toute la sensualité contenue dans les thèmes orientalistes, et même à régénérer celle-ci par un dessin plus complexe, une présentation moins offerte du corps féminin. Il est néanmoins une œuvre orientaliste d’Ingres, la plus importante peut-être, que nous avons volontairement laissée de côté : c'est le fameux Bain Turc, auquel nous allons maintenant nous consacrer.
TROISIEME PARTIE : LE BAIN TURC, TESTAMENT D’UN ARTISTE
Chapitre I
Histoire du Bain Turc
Toute œuvre remarquable a une histoire, celle de ses sources, celle de ses commanditaires, celle de ses critiques. Le Bain Turc fait d'autant moins exception à la règle qu'il a suscité, à cause de son caractère sulfureux, bien des commentaires.
La source. On a déjà évoqué le relatif manque d'imagination d’lngres, du moins en ce qui concerne l’invention des sujets. L'idée du Bain Turc, et de la plupart des éléments qu’il contient, lui ont été soufflés par Lady Mary Wortley Montagu, dont nous avons déjà cité le témoignage. De sa description, Ingres retient donc les épais tapis rouges sur lesquels reposent les baigneuses, la nudité totale de celles-ci la présence des esclaves noires, elles aussi dénudées. Dans d'autres extraits des lettres de Lady Montagu, il reprend ridée d'un groupement important de femmes : "Il y avait bien là deux cents baigneuses." Plus loin, on trouve : "Après le repas, on finit par donner le café et les parfums, ce qui est une grande marque de considération. Deux esclaves à genoux encensèrent pour ainsi dire mes cheveux, mon mouchoir, mes habits." Ingres traduit ceci par la présence au premier plan d’une nature morte comportant quelques tasses, et surtout par la présence d'une baigneuse blonde - peut-être Lady Montagu elle-même ? - dont la chevelure est parfumée par une autre femme. Les beaux corps pâles, les cheveux tressés de plusieurs baigneuses, notamment celle du premier plan, sont inspirés par le détail suivant : "Il y en avait plusieurs de bien faites, la peau d'une blancheur
éclatante, et elles n'étaient parées que de leurs cheveux, séparés en tresses qui tombaient sur leurs épaules, et qui étaient parsemés de perles et de rubans... ". La démarche majestueuse de la grande turque à la coiffe jaune répond à : "Elles marchaient et se mettaient en mouvement avec cette grâce majestueuse." Le reste du sujet fut suggéré à Ingres par des gravures emblématiques de la mode turque, sur lesquelles nous reviendrons.
Les propriétaires. Le commanditaire du tableau fut le Prince Napoléon, en 1848. Celui-ci semble être revenu sur sa commande. Ingres poursuit néanmoins la création de son œuvre, désormais destinée au prince Demidoff. La toile, achevée en 1859, a la forme d’un petit rectangle. Elle est photographiée sous la direction du peintre, ce qui nous permet aujourd'hui de la comparer avec la version définitive. De premières variantes sont appliquées à l’œuvre et une seconde photographie est prise en 1860. C'est cette version qui est remise au Prince Napoléon, à nouveau commanditaire du tableau. Mais l’étalement ostentatoire de ces chairs nues offense la pudibonde et dévote princesse Clothilde, femme du Prince Napoléon. La toile est donc retournée à son expéditeur qui pour honorer sa commande, se voit dans l’obligation d’offrir au couple un autoportrait de jeunesse, datant de 1804, ce qui lui fend le cœur. Reprenant le Bain Turc, Ingres modifie alors une dernière fois sa toile et lui donne la forme circulaire qu’elle arbore aujourd'hui. C'est cette ultime version qui vaut à l’œuvre d’être remarquée par Khalil Bey, ambassadeur de Turquie à Paris. Cet amateur de sujets érotiques est en effet ravi de pouvoir ajouter ce chef-d’œuvre à sa collection, où il rejoint, entre autres, L'origine du Monde de Courbet, chez qui le nu, plus réaliste - se reporter pour s’en convaincre à la pilosité restituée du sexe - est également plus obscène. Etrange destination pour une œuvre dont Ingres n’avait pas souhaité, consciemment du moins, faire une toile à connotation excessivement érotique.
La critique. Le Bain Turc, comme son auteur, suscita longtemps des commentaires dont la tendresse n’était pas le trait dominant. On peut par exemple relever celui des frères Goncourt : "Là, dans ce bain antique, une mêlée de corps mannequinés avec des disproportions caricaturales, une assemblée de sauvagesses de la terre de feu découpées dans du pain d'épice..."
Ou celui moins aimable encore de Paul Claudel:
"Une toile de ce malheureux peintre appelé Ingres qu'on appelle le Bain Turc, où l'on voit une masse de femmes agglomérées l'une à l'autre comme une galette d'asticots..."
Il est vrai que le Bain Turc est tellement révélateur, emblématique, de celui qui l’a peint, qu'on ne peut comprendre sa valeur sans avoir auparavant compris Ingres. Si l’on considère comme des défauts les lignes parfois contre-nature de ses corps de femmes, si l'on veut s’obstiner à penser que l’utilisation qu’Ingres fait de la lumière, que l’accumulation des figures, sont autant de défauts, le Bain Turc ne peut qu’être détestable, puisqu’il cumule tous ces procédés. Cette toile constitue en effet une synthèse de l’œuvre du peintre.
Chapitre II
Le Bain Turc,
condensé d’une œuvre
Etudier la composition et l’origine des figures du Bain Turc, c'est se livrer à une amusante enquête, et parcourir, d'écho en d'écho, une grande partie de l’œuvre du peintre.
Les trois avatars du Bain Turc. On a vu que le tableau actuel avait été précédé de deux autres versions. Dans la première version, la plus petite des trois, la joueuse de tchégour occupait semble-t-il le centre du tableau, ce qui signifie que les figures les plus à droite en étaient probablement exclues. Ingres agrandit ensuite la toile et intègre les personnages de droite, comme la photographie Cambon, de 1860, en fait état. Lorsque le tableau lui est renvoyé pour ménager la pudeur de la princesse Clothilde, Ingres en ôte une petite bande sur la droite. Par un collage, il agrandit à nouveau sa toile pour en faire un carré d'un mètre dix de côté. Il y découpe ensuite le cercle pour donner au tableau sa forme finale, le tondo, forme souvent utilisée jadis pour des sujets religieux (Les sept péchés capitaux de J. Bosch, Madone à la chaise de Raphaël).
La composition. Les mutations intervenues concernent, d'une part, le décor : disparition du rideau à gauche, transformation de la porte, ajout d’une niche abritant un vase. Le fond est assombri. Les métamorphoses touchent, d'autre part, les groupes de femmes: les agrandissements du cadre créent des vides dans la composition ; Ingres les comble par rajout d'un groupe de femmes derrière la musicienne noire, également par l'addition d'une femme étendue au bord du bassin. Au premier plan, la femme allongée disparaît en partie : seul subsiste son visage caché par l’une de ses mains. Ses jambes sont, quant à elles, remplacées par une nature morte, une table portant une tasse à café, une soucoupe, et autres ustensiles témoignant d’une collation qui vient d’être prise.
Les autres groupes sont maintenus : la danseuse jouant des castagnettes, secondée par l’esclave noire au tambourin ; les deux femmes mangeant et buvant, servies par une autre esclave ; les trois femmes qui en taquinent une quatrième ; la turque à la coiffe jaune, précédée de son esclave, portant un vase recouvert d'un tissu rouge ; la blonde, coiffée par deux autres esclaves ; les trois femmes " agglomérées " - pour reprendre l’expression de Claudel - au premier plan ; enfin le personnage principal, la mystérieuse joueuse de tchégour, qui nous dérobe son visage.
Il n’y a apparemment pas eu de schéma d’ensemble pour la composition du Bain Turc. Ingres semble n'avoir produit que des études de groupes. Il a donc juxtaposé sur la toile définitive les différents ensembles préparés individuellement. Peut-être est-ce de là que vient l’impression d'accumulation un peu arbitraire des figures. Il serait néanmoins simpliste de prétendre qu'il n'y a dans le Bain Turc aucune ligne de force. Un cercle, pas exactement concentrique à celui du tondo, peut être dessiné, en suivant le corps des baigneuses qui bordent la toile. Quelques rares lignes droites se dégagent (le bassin, la marche, la niche, la porte, la table) : leur présence n’est là que pour faire ressortir plus intensément l’extrême enchevêtrement des courbes des corps, encore renforcées par celles des objets (vases, tasses, soucoupes, pots, encensoir ont des formes circulaires).
L'ensemble est assez sombre. Un unique rayon de lumière tombe sur la joueuse de tchégour. Néanmoins, la palette de couleur est assez importante, exploitant toute la gamme des jaunes, des bruns, des rouges (tapis, tissu recouvrant le vase de l’esclave, lèvres ... ). quelques pointes de bleu (voile de la turque, pièce de tissu du premier plan) viennent refroidir cet ensemble si oriental de couleurs chaudes.
Couleurs, groupements des personnages, postures alanguies des corps nus, semblent bien traduire l’atmosphère étouffante, sensuelle et paresseuse des hammams.
Origines des Figures. Ingres n’a fait appel pour Le Bain Turc à aucun modèle. L'accumulation, pendant quarante ans, de dessins, de gravures, d’études diverses, ne rend plus la pose nécessaire. On peut donc reconstituer une histoire pour la plupart des figures du Bain Turc.
Plusieurs figures sont issues de gravures de mode ou d'anciens tableaux. Ainsi le personnage qui derrière la danseuse, tient une tasse de café, est tiré d'un calque d'une "femme juive en habit de cérémonie", qu’Ingres a déshabillée pour la placer d'abord à gauche de La Baigneuse Bonnat. On la revoit donc dans le Bain, avec toutefois une modification quant à la position de sa main droite : Ingres reprend ici la pose prise par Madame Moitessier pour son portrait. On retrouve la même main "poulpe", désossée.
Il en est de même pour la danseuse, et l’esclave qui raccompagne : à partir de la gravure d’une "fille turque dansant devant son maître" Ingres a fait deux personnages. Il décalque la danseuse, et avec l’intervention d’un modèle, il modifie la position de ses bras. La figure est utilisée une première fois dans La Baigneuse Bonnat. Elle est reprise dans Le Bain Turc. L'esclave au tambourin a, quant à elle, été décalquée inversée par rapport à la gravure, si bien queue devient gauchère. Son parcours est le même que celui de la danseuse.
D'une "fille turque à qui on tresse les cheveux", Ingres tire un groupe qui après avoir figuré dans la Petite baigneuse, devient celui de la belle blonde dans le Bain Turc. Une "turque allant au bain" est déshabillée, et placée de manière à être non plus suivie mais précédée de son esclave, celle qui porte le vase recouvert d'un tissu rouge. Plus intéressant est le cas d'une "femme turque reposant sur un sofa " : Ingres à nouveau la dénude, la décalque inversée. Il fait ensuite poser sa femme Madeleine : cela donne l’étrange étude de la Femme aux trois bras. C'est elle qui constitue, avec un nombre convenable de membres supérieurs, bien sûr, la femme qui occupe le premier plan de la version définitive du Bain Turc.
La femme pâmée, dont trois femmes espiègles troublent le bien-être, vient d’une étude réalisée, à l’aide de la modèle Mariette, pour L Âge d'or.
Le visage de la femme étendue devant la baigneuse blonde, aussi étrange que cela puisse paraître, est issu du très pieux Voeu de Louis XIII : c'est le visage de l'un des anges.
Le cas de la joueuse de tchégour est plus complexe. La position de ses bras par rapport à l’instrument a été dictée par une gravure, déjà utilisée pour la musicienne de L'odalisque à l'esclave. Mais son dos, sa tête sont visiblement ceux de la Baigneuse Valpinçon, mêlés toutefois à des éléments de la Baigneuse à mi-corps : en effet le bras gauche, légèrement écarté, laisse deviner un sein comme c'est le cas dans cette toile.
Le Bain Turc est donc une synthèse très réussie des œuvres orientalistes d'Ingres. Mais, plus encore qu'un condensé de ses toiles, on peut voir dans ce tableau, l’emblème de toute la pensée picturale ingresque.
Chapitre III
Le testament d'Ingres
Nous l’avons déjà expliqué, il est impossible d’apprécier Le Bain Turc, sans avoir compris Ingres. Il s’agit là d'une œuvre de vieillesse - Ingres a quatre-vingt deux ans - de la part d’un peintre qui n’a plus rien à prouver, et qui affirmant son style, peut désormais faire fi des critiques. Car ce tableau réunit en lui tous les défauts d'Ingres, toutes ses qualités, son originalité, les caractéristiques bien particulières de sa sensualité.
Synthèse des défauts - ou des qualités ? - d'Ingres. On trouve dans le Bain Turc une lumière sombre - certains diront terne - très ingresque. Mais, nous l’avons vu, la palette de coloris est importante, et elle traduit parfaitement l’atmosphère lourde et chaude du hammam. La couleur ne joue donc pas là, comme Ingres lui-même a souvent voulu le faire croire, le rôle d'un simple complément de la ligne. Bien qu’assombrie, la lumière remplit parfaitement sa mission.
Les "monstres" ingresques, évoqués dans la critique des frères Goncourt, sont également présents : mains de poulpe, bras sans coudes véritablement apparents, visages aux joues trop pleines, cous un peu trop gonflés... Encore une fois les mauvais esprits expliqueront les physionomies de ses femmes par des insuffisances thyroïdiennes et mille autres sarcasmes. D'autres, moins malveillants, justifieront ces anatomies invraisemblables par la recherche d'une sensualité autre, proche de celles des maniéristes. Il en ressortira de toute façon des courbes d'une admirable originalité.
Les critiques avaient beaucoup reproché au Martyre de saint Symphorien, à l’apothéose d'Homère, et à beaucoup d’autres compositions historiques, de rassembler un nombre trop important de caractères. Dans le Bain Turc, on retrouve une accumulation semblable. Mais, outre le fait quelle soit justifiée par le sujet - "il y avait bien là deux cents baigneuses" dit Lady Mary Wortley Montagu - elle est aussi légitimée, comme dans toutes ses compositions historiques, par les soins minutieux apportés à chaque figure. Peut-être par manque d’imagination pour la composition des grands ensembles, Ingres a préféré privilégier le détail, et force est d’avouer qu'il y a fort bien réussi.
La sensualité du Bain Turc. Le Bain Turc peut apparaître comme un hymne à la femme. On y retrouve beaucoup de celles qu'Ingres a connues : la foule plus ou moins anonyme des modèles, bien sûr ; mais aussi sa première femme Madeleine Chapelle ; l’une des baigneuses du groupe entrelacé au premier plan semble arborer les traits de Delphine Ramel, sa seconde épouse ; le visage de la blonde est celui Adèle Maizony de Lauréal, cousine de Madeleine. Ingres met toutes ces femmes à nu, sur un pied d'égalité, et les rassemble comme pour un adieu.
Mais plus que la collecte sentimentale de visages aimés, Le Bain Turc est l’occasion de multiplier les nus, les courbes sensuelles de ces vingt-cinq femmes. Ce n’est pas un hasard si Khalil Bey s'est intéressé à cette production : la toile dégage une véritable puissance érotique. Si le tondo était chez les classiques une forme utilisée pour les sujets religieux, on peut considérer qu’Ingres s'est choisi un autre objet de dévotion, ou plutôt qu'il a détourné l’utilisation primitive de cette forme ronde. Le tondo apparaît ici comme une sorte de judas par lequel un œil voyeur observe ces chairs offertes à sa vue. Non seulement ces femmes semblent offertes, mais plusieurs d'entre eues se pâment, tandis qu'une autre la tête renversée se délecte d’un fruit ou d’un autre mets quelconque. Le couple du premier plan évoque assez nettement le saphisme : la main qui caresse le sein appartient-elle à la propriétaire de celui-ci ou à l'amie contre laquelle elle se serre ?
Reste la mystérieuse joueuse de tchégour, qui depuis la baigneuse Valpinçon, nous dérobe son visage. Faut-il voir là le symbole d'une insatisfaction ? d'un ultime fantasme ? Nul ne le saura...
CONCLUSION
" Son génie, car c'est de génie après tout qu'il s'agit, est un tissu d'ambiguïtés et de contradictions ; la fascination qui émane de ses peintures, même les plus compliquées et les plus longuement méditées, tient très souvent à ce singulier mélange de qualités opposées qui n'a pas échappé à Baudelaire." (G. Briganti in l’Expresso, 1968). Ingres semble être en effet à lui seul un antagonisme. Il se veut chef de file du classicisme ; il ne cesse de le trahir. Il s’affiche en maître du dessin ; il l’est effectivement, mais d'une manière parfois si inattendue que c'est justement sa ligne que les critiques attaquent. Homme d’ordre, infiniment moral, il ne désire peindre que des nus académiques d'une extrême pureté ; il conçoit des femmes si sensuelles, aux courbes si étranges, quelles séduisent les amateurs de sujets érotiques. Quelle marge entre l'homme tel qu’il se veut, et l’artiste tel qu'il est ! Ces antinomies se retrouvent bien sûr dans sa peinture et tout particulièrement dans Le Bain Turc, symbole d'un vieillard qui à force de contradictions irrésolues, est parvenu à produire à quatre-vingt deux ans un chef-d’œuvre d'une fraîcheur intacte, d’une profonde originalité, et d'une vive sensualité.
Bibliographie
Concernant Ingres et son oeuvre
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H.DELABORDE, Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine, Plon, Paris, 1870 J.MOMMEJA, "La jeunesse d'Ingres", La Gazette des beaux-arts, XX, août 1898 J.MOMMEJA, "Le Bain Turc d'Ingres", La Gazette des Beaux-Arts, XXXVI, 3e période, 1906
H.LAPAUZE, Ingres, sa vie et son œuvre, (1780-1867), Paris, 1911
G.WILDENSTEIN, Ingres, Londres, 1954
N.SCHLENOFF, Ingres, ses sources littéraires, PUF, Paris, 1956
H.NAEF, "Monsieur Ingres et ses muses", L’œil, no.25, janv.1957
D.TERNOIS, Ingres et son temps (artistes nés entre 1740 et 1830), éd. des musées
nationaux, Paris, 1965
D. TERNOIS, " Ingres et sa méthode ", La revue du Louvre et des musées de
France, no.4-5,1967
M.SERULLAZ, "Ingres, dessinateur", La revue du Louvre et des musées de France, no.4-5,1967
E. AMAURY-DUVAL, L'Atelier d’Ingres, Arthéna, Paris, 1993
G.VIGNE, Ingres, Citadelles & Mazenod, coll. Les Phares, Paris, 1995
Sur l'orientalisme
J.ALAZARD, L'Orient et la peinture française au XIXe siècle, Paris, 1930
L.BENEDITE, "Les peintres orientalistes français", Gazette des Beaux-Arts, 1899,
Paris
P.JULLIAN, Les Orientalistes, Fribourg, 1977
A.RENAN-, " La peinture orientaliste", Gazette des Beaux-Arts, Paris, 1899
M.VERRIER, Les peintres orientalistes, Paris, 1979
L.THORNTON, Les Orientalistes, peintres voyageurs, 1828-1908, Paris, 1983
L.THORNTON, La Femme dans la peinture orientaliste, Paris, 1994
Sur les bains
L.TRORNTON, La Femme dans la peinture orientaliste,Paris,1994
A. DE MARNRAC, Femmes au bain, les métamorphoses de la beauté, Paris, 1986
J-C BERCHET, Le Voyage en Orient, Paris, 1985
Introduction
Première partie : Ingres, peintre classique ?
I. Approche biographique de l’artiste. 3
La famille - L'apprentissage - Les années romaines - Un triomphe
fugitif - Le directorat - Le triomphe définitif - Les dernières années.
II. De la difficulté de juger d'une œuvre. 10
Dessinateur et peintre - Ingres et Delacroix - Peintre classique - Ingres imitateur - Ingres et la critique.
III. Ingres et le corps féminin. 14
Les monstres - Justification du maître - La sensualité ingresque -
Abstraction et réalisme.
Deuxième partie : La rencontre avec l'orientalisme.
I - Qu’est-ce que l'orientalisme ?
Une attirance ancienne - La mode orientaliste au XIXe- Un monde
lumineux - Orientalisme et scènes bibliques.
II. Femmes au bain. 23
Le harem - Les odalisques - Les bains turcs.
III. L'orientalisme d'Ingres. 28
Les odalisques - Les baigneuses.
Troisième partie : Le Bain Turc, testament d'un artiste.
1. Histoire du Bain Turc. 33
La source - Les propriétaires - La critique.
H. Le Bain Turc, condensé d’une œuvre. 36
Les trois avatars du Bain Turc - La composition - L'origine des figures.
IH. Testament d'un artiste. 44
Synthèse des défauts, ou des qualités ?, d'Ingres - La Sensualité du Bain Turc.
Conclusion 46
Bibliographie