Regards imaginaires

Essais préliminaires à une écologie visuelle par Alexis Rosenbaum

0 – Conscience aveugle

L'obscurité est associée à la mort comme la lumière à la vie. La mort – la perte de conscience – serait donc comme une perte de vision. Pourtant la conscience est indépendante de la vision. L'aveugle de naissance – pour lequel il n'y a pas d'obscurité à proprement parler, puisqu'étant dépourvu de toute faculté visuelle, il ne se définit pas comme étant plongé dans le noir – est conscient et vivant sans lumière, sans vision.

Nous considérons la vue comme le sens majeur, et la vision comme l’accès à la réalité objective des choses, ce que les autres sens ne nous permettraient pas ou imparfaitement. L’aveugle de naissance développe quant à lui une autre représentation des choses à travers d’autres sens : contrairement à nous, il peut construire une conscience de soi et du monde sans la vision.

Nous avons également l’impression que la conscience se situe derrière les yeux, ce qui est grossièrement vraie puisque le cortex se situe dans cette zone, mais ce qui lie arbitrairement la conscience et la vision, qui sont pourtant indépendantes l’une de l’autre – la conscience est autant au bout des doigts qui touchent que derrière les yeux.

Nous imaginons aussi la conscience, le moi comme un regard intérieur, projeté sur sorte d’arrière écran, où défile toute une imagerie mentale, qu’on est les yeux ouverts ou fermés. Cette image de la conscience comme vision intérieure ne fait que refléter la domination de la vue parmi nos sens. Un aveugle ne perçoit pas sa conscience comme un œil intérieur. On pourrait l’imaginer comme une oreille intérieure et on est capable de percevoir intérieurement de la musique comme on se projette des images.

Il est également restrictif d’imaginer la conscience comme un œil ouvert sur l’extérieur, car cette ouverture est irréductible à un quelconque canal sensible.

1 – L’œil suprême

Le sommet panoptique

Dieu est conçu comme un oeil surplombant et l'omniscience est assimilée à une vision totale, englobant l'univers. Cette survision est aussi considérée comme l'apanage des pouvoirs terrestres (roi, élites) qui sont censés, de leurs sommets, avoir une vision globale.

L'assimilation entre maîtrise de la vision et pouvoir est également développée par l'idée du panoptique de Bentham. En se sachant potentiellement visible sans certitude d'être vu, chaque prisonnier intègre le regard potentiel du surveillant et module son attitude : ils sont assujettis à leur propre crainte. De là, on peut dériver sur la phobie de la société de surveillance et ses développements orwelliens.

Un panorama pour chacun

Pour mieux assurer l'intégration des individus dans le monde dans lequel ils vivent, pour qu'ils l'acceptent, il est préférable qu'ils se sentent comme faisant partie d'un tout, dont ils ne seraient qu'un maillon, mais un maillon doté de sens. Par conséquent, il est dans l'intérêt des dirigeants de partager, au moins partiellement, leur vision panoramique de la société, de manière à donner aux individus une image d'ensemble de celle-ci, dans laquelle ils puissent trouver leur place (propagande d'intégration).

Même chose dans le monde du travail : la vision taylorienne est une vision de contrôle par l'oeil surplombant des dirigeants (bâtiment Johnson) tandis que les méthodes de management qui se sont développées par la suite ont jugé nécessaire de donner aux salariés une vision d'ensemble de l'entreprise, pour qu'ils puissent s'y intégrer et faire corps avec elle (au lieu d'être contre elle).

Les médias permettent d’obtenir une vision panoramique du pauvre, donnant l’impression d’être citoyen de son pays, puis du monde et d’avoir une prise sur ce dernier. Le potentiel de vision compensant une impuissance effective, donnant l’illusion d’une participation.

2 – La symétrie originelle

Humanité et symétrie

L’humain est un être orienté par la présence de ses organes sensoriels, et principalement les yeux, vers la face, laissant le dos aveugle. Cette disposition nous pousse à rechercher la facialité non seulement des autres mais également des objets. La symétrie est aussi le symbole rassurant de l’humanité, l’œil unique (et la dissymétrie en général) ayant une connotation négative et menaçante (cyclope, mauvais œil…). Dans un dessin, le regard humanise.

Les yeux peuvent-ils ne pas regarder ?

L’importance de la symétrie (justifiée biologiquement par une recherche d’équilibre et un meilleur positionnement face aux prédateurs) est telle que nous avons tendance à créer des objets eux aussi symétrique, la dissymétrie étant perçue comme un signe d’inachèvement, de biscornu…

D’autre part, les yeux sont toujours perçus comme regardants (même ceux des statues), il est difficile de les imaginer inactifs. Les yeux des aveugles et des morts sont censés voir autre chose, l’avenir, des arrière-mondes et tous types de voyance.

La technologie, en créant des appareils de vision monoculaires, rompt avec la symétrie et déshumanise le regard, même si nous avons désormais tendance à réhumaniser ces objets.

3 – Le troisième œil

Caméra invisible

Il n’y a pas besoin de regard effectif pour se sentir regardé. Le regard des autres – auquel on accède partiellement par le miroir, intermédiaire entre son propre regard et celui des autres – finit par être ressenti comme un point de vue intégré, même en leur absence. Ce point de vue imaginaire est un facteur de socialisation (il permet de mesurer en permanence si je suis recevable pour les autres, si mon attitude est la bonne de leur point de vue. La confrontation aux images filmées amplifient ce phénomène : on se voit comme un acteur conscient de jouer un rôle, on se voit exister. Alors que le miroir permet de chercher qui on est, les images artificielles permettent de définir ce qu’on l’on devrait être, elles normalisent l’apparence, l’attitude…

La musique catalyse cette exposition imaginaire, elle nous transforme en comédiens de scènes imaginaires, et nous donne une seconde existence au sein de nos représentations. Pour certains, le film est permanent, le regard imaginaire omniprésent et la présence réelle d’une caméra ne transformerait guère leur attitude. Ceux qui ont biberonné aux images télévisuelles se représentent plus volontiers comme participant à des images artificielles que dans leur imaginaire intérieure. On cherche à être soi-même en se conformant à ces images extérieures (on peut y voir une aliénation mais aussi les principes universels de l’intersubjectivité).

Passer dans le camp des images

Dans une société de spectacle, c’est l’aspiration à être vu de tous (et moins l’aspiration à tout voir) qui devient universelle. Chacun rêve de donner une représentation triomphale de lui-même. Le top model est l’incarnation de l’être concentrant tous les regards. Elle-même s’absorbe dans sa propre représentation. On finit par vouloir être dans le camp des images, le corps dématérialisé, les difficultés fluidifiées par le montage.

4 – Les intralocuteurs

Colloque intime

Etrange faculté de notre conscience de se scinder en deux pour à la fois se parler et s’écouter. Nous employons en notre for intérieur le même langage qu’à l’extérieur (argumentation, interpellation…). Cette faculté est nécessaire à notre existence sociale : elle permet de préparer une scène, de l’analyser. Les autres sont présents à l’intérieur de nous-mêmes, parties prenantes au dialogue, que ce soit sous la forme d’un autre généralisé (notre environnement social dans sa globalité) ou de personnes singulières dont nous répétons le point de vue.

Le lien humain

Le discours intérieur peut être intense (entretien durable d’un conflit, dialogue avec un mort, autojustification). Si elle est loin d’être toujours pathologique, l’intralocution est parfois sursollicitée par les solitaires en détresse, qui épuisent en dialogues intérieurs leur besoin d’expression, avec des intralocuteurs rassurants mais jamais équivalents à une présence réelle. Ce dialogue n’en reste pas moins la marque d’une imprégnation profonde de la société, d’un besoin de sociabilité.

Quoiqu’il en soit, le discours domine l’être intérieur bien plus que la vision, alors même que le regard domine les échanges en chair et en os. Le langage est donc un instrument de relation social aussi important que le regard.

5 – Les grands nombres : yeux sans paupière

La tapisserie du monde

Omniprésence de la publicité dans les villes occidentales : besoin de couvrir le maximum de surface pour capter le maximum de regards, besoin de surprendre pour le retenir. Dans le supermarché, kaléidoscope d’images. La multiplication des publicités qui se nichent n’importe où aboutit à une agression oculaire permanente, un stress oculaire sans précédent que les individus apprennent à gérer de façon semi-consciente (lecture rapide, sélection, abstraction) jusqu’à pouvoir retrouver un certain plaisir dans le débordement oculaire.

Le harcèlement visuel

La façon dont l’œil réagit aux écrans est à peu près la même : il continue son éducation pour parvenir à un traitement rapide des informations, éludant certaines, en tolérant d’autres en fond, pour se concentrer sur ce qui l’intéresse. Il apprend à décrypter des montages plus complexes (montage de nombreuses images dans un même espace, profusion d’images de clips, de films), plus rapides (d’où ennui des citadins habitués à l’hyperactivité visuelle à la campagne) que les images que devaient décrypter nos grands-parents. Face à cette hyperactivité galopante, faudrait-il proposer des journées sans images ?

Le devoir de regard

Le pouvoir de l’œil se construit aussi autour du précepte selon lequel il ne faut toucher que des yeux : l’œil devient alors le substitut autorisé des autres sens, interdits d’exercer.

 
sociologie/rosenbaum/regards.txt · Dernière modification: 2007/06/04 11:52 (édition externe)     Haut de page