La peur de l'infériorité

par Alexis Rosenbaum

1 - Comparaison et distinction

Tocqueville et la chute des hiérarchies

Dans une société hiérarchisée aux barrières sociales étanches, le champ de la comparaison sociale est limité, car la mobilité est faible. Il semble en effet inutile de se comparer à un référent lointain et inaccessible.

En revanche, lorsqu'une égalité de principe fonde la société, le désir d'ascension devient un sentiment universel. L'envie et les frustrations n'ont plus les limites objectives que constituaient les castes. Chacun tient à s'élever vers la classe supérieure, tout en maintenant à distance la catégorie inférieure, afin de conserver un avantage comparatif (rivalité de distinction).

Mode et classes sociales

On trouve dans les phénomènes de mode une illustration de ces principes. La variation des modes vestimentaires devient de plus en plus fréquente en Europe à partir du moment où les barrières entre classes deviennent poreuses. A l'origine, la mode est l'apanage d'une élite qui tente de conserver son avantage par des lois somptuaires. Par la suite l'aristocratie tâche de conserver sa différence en abandonnant une mode sitôt qu'elle est adoptée par la classe inférieure, ce qui implique un renouvellement accéléré de ces modes.

Pour fonctionner, le mécanisme des modes nécessite donc une société ouverte (possibilité de passer d’une caste à l’autre) mais avec des classes distinctes, attachées à s'imiter et à se différencier : une hiérarchie poreuse, mais une hiérarchie quand même.

Distinction aristocratique et distinction bourgeoise

Au sein de la société de cour, des tensions comparatives existent, entretenues par le roi qui, en distribuant faveurs et défaveurs, garantit une certaine mobilité à l'intérieur de ce cercle. Les nobles prennent donc l'habitude de se comparer, accordant beaucoup d'importance au rang et aux signes qui lui sont attachés, car ils fondent la reconnaissance sociale. Cette volonté distinctive finit par primer sur toute réalité matérielle (c’est pourquoi il faut tenir son rang, même si on est sur la paille).

A mesure que les barrières sociales s'estompent, la folie distinctive et comparative s'empare d'autres couches de la population. La démocratisation permet, une fois les libertés et droits fondamentaux assurés, la diffusion du modèle comparatif autrefois réservé à un cercle restreint : chacun cherche alors à être quelqu'un, développant un culte de l'individualité et de la distinction.

Égalité et comparaison

En Europe, on peut considérer que la noblesse lègue ses habitudes comparatives à la démocratie. Aux Etats-Unis, en revanche, il n'y a pas de passé aristocratique. Néanmoins, dans des classes fondées sur le mérite professionnel et l'argent, les pratiques de consommation ont elles aussi une fonction distinctive, destinée à afficher le statut social, et sont donc assimilables aux dépenses de prestige des nobles. Le type de consommation de la classe la plus élevée devient le standard à imiter et auquel se comparer. Ces normes se diffusent vers le bas et à mesure que le niveau de vie général s'élève, chacun entre dans la danse des consommations positionnelles.

Pour que se diffusent les principes comparatifs, il ne suffit donc pas d'une égalité de principe entre les hommes. Il faut également qu'une relative mobilité soit permise dans un espace stratifié. « La démocratie est une vaste cour bourgeoise dont les courtisans sont partout et le monarque nulle part », écrit René Girard. La différence est que la lutte comparative en démocratie est plus productive que les luttes vaniteuses de cour, le bénéficiaire n'étant plus le roi mais le capitalisme.

2 - Capitalisme et envie

Georges Foster et la régulation de l'envie

L'envie est considérée comme un sentiment négatif et dangereux pour les sociétés, si bien qu'elles s'efforcent de le réguler. Foster donne en exemple une communauté mexicaine où l'on veille à ce que tout signe extérieur de supériorité soit réduit, inexistant ou attribué à une cause extérieure (la chance, par exemple, qui ne met pas en cause la valeur individuelle). Aucun écart par rapport à la norme n'est permis et dans cette société agricole, figée dans son mode de vie, toute évolution paraît impossible. Dans cette communauté on considère que toute avancée de l'un ne peut se faire qu'au détriment des autres (les ressources sont perçues comme rares et à partager, il semble donc impossible qu'un individu augmente la richesse générale en s'enrichissant). Sans s'en tenir à ce modèle et à cette stagnation, la plupart des sociétés anciennes ont mis en place des systèmes régulant l’envie.

Consommation et sentiments envieux

En revanche, le capitalisme instrumentalise l'envie pour susciter la compétition entre consommateurs. La volonté de distinction génère des modes qui se diffusent par la volonté d'imitation des autres classes (publicité, crédit favorisent le phénomène). Plus la dynamique de comparaison est vive, plus les modes et l'obsolescence des produits s'accélèrent. L'envie devient un carburant de la croissance, malgré une relative résistance des mentalités (lors de la révolution industrielle, en Angleterre, par exemple), qui évoluent moins vite que les comportements.

La consommation se déplace de produits nécessaires vers des produits superflus, les besoins primaires étant assurés pour tous. L'enjeu est de maintenir « l'Appétit national brut » au niveau du P.I.B.
La publicité joue explicitement avec l'envie (l'obtention de tel produit permettra d'être envié de tous) qui n'est plus considérée comme une menace, car il ne s'agit pas de déposséder les autres mais de les rattraper. L'éducation cesse de stigmatiser l'envie et le désir de consommer. Les nouvelles générations apprennent à se comparer à travers les biens acquis. L'envie est considérée comme une force d'émulation utile. Le calvinisme qui fonde le capitalisme américain s'efface devant un comportement plus hédoniste. Cependant l'anathème reste hypocritement jeté sur l'envie qui n'est pas avouable, les excès de consommation et d'ostentation paraissant toujours condamnables. C'est la différence entre éthique et utilité.

Capitalisme et estime de soi

Le régime comparatif électrifie la demande en instaurant une estime de soi instable, chacun se jaugeant continuement par rapport aux acquisitions des autres. « Le bonheur en ce monde consiste, presque toujours, à posséder ce que d'autres ne peuvent avoir » (Artémis Ward). La richesse objective ne permet pas de satisfaction absolue et stable, ce qui entretient le niveau de croissance.
Un plaisir et un désir autonome vis-à-vis d'autrui et de la comparaison serait économiquement moins utile. L'égalitarisme démocratique garantit un égal respect à tous (garanti par des droits et les institutions) mais la comparaison déstabilise en permanence l'estime de soi (qui dépend de la reconnaissance d'autrui). Les valeurs absolues (liberté) que tous possèdent n'apportent que des satisfactions relatives, car elles ne sont pas distinctives. C'est sur la comparaison des biens acquisitifs, qui sont, eux, distinctifs, que se joue une partie de l'estime de soi.

La liberté d'échouer

Dans les sociétés traditionnelles qui régulent l'envie, l'échec et la réussite sont attribuées à des causes extérieures et ne mettent pas en cause la valeur des individus. Dans une société capitaliste moderne, chacun (à origine égale) est responsable de ses performances. La liberté et l'égalité des chances donnent aux perdants un sentiment de honte et de déficience personnelle.
La frustration s'exacerbe dans le décalage entre les idéaux socio-politiques et les réalités socio-économiques. Lorsque celle-ci se généralise, des indignations légitimes voient le jour. Au contraire, plus l'égalité des chances augmente de façon réelle, plus l'indignation légitime tombe, réduisant ou limitant les sentiments envieux qui peuvent l'accompagner. Il ne s'agit pas de vanter les mérites des inégalités lorsqu'elles sont suffisamment légitimes pour désamorcer les révolutions et suffisamment frustrantes pour maintenir la compétition entre les individus (et la croissance). Mais plutôt de rappeler que rien, dans la recherche de tempérance comparative, ne remplace l'institution de dispositifs considérés comme justes par les citoyens d'un Etat de droit.

3 - Comparaisons et évaluations

La monnaie comme instrument comparatif

Aristote estime l'introduction de la monnaie nécessaire pour rendre plus commodes les échanges de biens trop différents entre eux pour pouvoir être comparés sans cet intermédiaire. Le problème est que l'argent en devenant le facteur essentiel de la comparaison entre biens, permet de les hiérarchiser sur ce seul critère, indépendamment de leur valeur profonde. Les hommes eux-mêmes finissent par s'évaluer et se comparer en fonction de ce critère monétaire.
Le marché du travail devenant un marché comme un autre, les hommes deviennent objet de transaction, les principes d'évaluation monétaire s'étendent aux rapports de production, niant les singularités et les individualités des travailleurs.
L'argent devient l'instrument de comparaison universelle et l'aune de chacun. « Telle est la force de l'argent, telle est ma force » (Marx).

Usine et objectivation de la comparaison

Pour comparer, il faut rendre des éléments subjectifs quantifiables et donc comparables. A partir de la fin du XVIIIe siècle, de multiples instruments d'évaluations se mettent en place (études publiques, médicales, notation au sein de l'administration). Si la comparaison sociale a toujours existé, la multiplication des relations comparatives complexes datent du XIXe siècle.

Un exemple, le système scolaire moderne

Abel et Caïn semblent être le rapport comparatif conflictuel originel. Mais ce qui rend la comparaison conflictuelle, ce n'est pas la fratrie – au sein de laquelle il est naturel que des comparaisons s’exercent – c'est la distinction opérée par Dieu.

Les enfants – au sein des fratries notamment – se comparent d'emblée. Mais ils n'attachent d'importance qu'aux différences engendrant des différences de traitement, relativisant les autres différences. L'école les fait passer à un autre stade comparatif. C’est le premier lieu dans la vie d’un enfant qui met en place un système de comparaison prétendant objectiver la valeur des individus par des notes, des classements. Le système scolaire les accoutume à la dialectique de la hiérarchie et de la mesure. Cela a des conséquences psychiques : l’estime de soi des enfants décroît dès les premières années de scolarité. Ils apprennent qu'il ne suffit plus de bien faire ce qui est demandé mais qu’il faut faire mieux que les autres. La fonction de notation de l'école finit par prendre plus d'importance que la fonction d'apprentissage. De plus, les loisirs pour enfants contiennent eux aussi de nombreux dispositifs d'évaluation.

Enfants et adolescents sont donc soumis à un bain comparatif intense. Les repères qui leur sont ainsi donnés deviennent presque indispensables et génèrent de l'anxiété. Par la suite, les individus sont comparés en fonction de leurs diplômes – dont la valeur comparative excède l'utilité pratique – puis, dans les entreprises, par des grilles de notations, de salaire, de statut…La comparaison est indexée sur ces mesures, que les individus s'approprient (repères objectifs, rassurants). Les pratiques sociales apposent sur chacun une sorte de cote grâce laquelle il se positionne.

4 - Frustrations et images

Classes sociales et frustration relative

La frustration relative est le sentiment qui naît non de la situation absolue d'une personne dépourvue de certains biens mais de l'envie vis-à-vis de biens possédés par d'autres, et vis-à-vis desquels il a une attente qu'il juge légitime.

Le niveau de frustration relative dépend du groupe de référence choisi, et de la situation de l’individu au sein de celui-ci. Le groupe de référence est soit le groupe d'appartenance, soit le groupe auquel on aspire, souvent situé juste au-dessus du groupe d’appartenance, de manière à la fois enviable et accessible, sans quoi le processus de comparaison ne s'enclenche pas. « C'est le sentiment que nous pourrions être autre chose que ce que nous sommes – un sentiment suscité par la plus grande réussite de ceux que nous considérons comme nos égaux –qui génère anxiété et ressentiment »(Ballon, 2004). Le fait de se comparer à des référents proches limite la perception des inégalités sociales et les sentiment d'envie y afférent. On envie plus son voisin qu'un lointain milliardaire, d'où une certaine résignation des moins avantagés par rapport à ceux qui les surpassent.

Télévision et frustration relative

L'exposition aux images, notamment télévisuelles, fait éclater le confinement comparatif, en créant des groupes de référence virtuels, et uniformise l'image de la société, quel que soit groupe de référence initial.
La surreprésentation des classes favorisées à la télévision conduit les individus à surestimer le niveau de vie moyen, même lorsque ceux-ci savent qu’ils ont à faire à une fiction (la surreprésentation de la violence et de l’insécurité influence elle aussi la perception du niveau d'insécurité).
La télévision et les distorsions de la représentation sociale qu'elle entraîne, conduisent à une surcomparaison (à un groupe plus lointain et plus élevé qu'en régime normal de comparaison) et à une surconsommation, par volonté de se rapprocher de ce groupe irréel (même s'il ne s'agit pas du seul facteur explicatif). Parallèlement, en exposant des groupes qui ne l'étaient pas à des groupes de référence hors d'atteinte, la télé accroît la frustration relative, tout en fabriquant des groupes repoussoirs (has been, pauvres…).

Omniprésence des images-cibles

Les images omniprésentes n'influencent la comparaison relative au revenu, mais aussi celles qui portent sur le corps, les échelles de valeurs, le comportement… Les images présentent comme cibles comparatives des individus plus attirants, plus heureux, plus riches, idéalisés. Ceux-ci deviennent des groupes de référence qui se superposent aux groupes de référence traditionnels.
C'est en jouant sur ce mécanisme que la publicité ne vante plus un produit mais vend un contexte social favorisé, idéalisé qu'elle tente d'associer au produit. La comparaison à ces images idéalisées introduit une peur de l'infériorité allant au-delà de leur but, qui n'est de susciter le désir d'achat. Les images, publicitaires ou non, deviennent deviennent un mètre-étalon constamment brandi. Et il est rare que les individus rééquilibrent leur régime comparatif en se détournant de ces images et en regardant ceux qui sont moins bien lotis qu'eux.

Transcendance perdue

Les images divines ne génèrent aucune envie car l'objet représenté est trop inaccessible pour la susciter. C'est un modèle parfait vers lequel on tend sans le jalouser. Les premières icônes du cinéma présentaient des caractéristiques similaires : lointaines, désincarnées. Mais elles ont progressivement perdu ce caractère et les images ont perdu leur transcendance.

La publicité doit éliminer cette transcendance qui met le modèle à une trop grande distance pour générer un désir d'action et donc d'achat. Les produits présentés doivent apparaître comme supérieurs mais accessibles. Cependant, l'achat du produit ne permet jamais d'atteindre la scène qui sert de modèle

Le niveau d'insatisfaction se maintient donc, au risque d'entraîner un découragement devant une situation immuable, qui peut freiner la consommation. Le ressentiment fini par atteindre les images elles-mêmes et en elles-mêmes (indépendamment du sujet représenté).

L'image est donc à la fois un appui et une limite du capitalisme, les objets représentés se rapprochent et s'éloignent, leur impact est mal mesuré. Mais la comparaison incessante à ces cibles imposées, lointaines, non choisies, menace chacun d'infériorité.

5 - La peur de l'infériorité

L'exacerbation de la comparaison sociale

Toute relation avec l'autre peut être vécue comme une occasion de comparaison, toute différence peut être perçue comme une infériorité ou une supériorité : « la valorisation différentielle devient l'enjeu essentiel des relations interpersonnelles ». L'importance des frustrations est due à l'adoption de l'excellence et du triomphe comme idéaux normatifs, et à la condamnation de l'absence de victoire, du fait d'être juste dans la moyenne, considéré comme de la médiocrité. A l'inverse, chez certains, la position de supériorité génère une culpabilité, une volonté de contre-ostentation, de ménagement d'autrui.
La comparaison sociale pénètre l'intimité, en se rapportant au corps et plus particulièrement au sexe. En termes de séduction, les individus doivent apprendre à évaluer par comparaison ce à quoi ils peuvent prétendre. Il arrive également que la compétition comparative s'installe entre deux époux (comparaison sur la carrière…). Non seulement les cibles comparatives (groupes de référence) deviennent plus nombreux, mais le champ comparatif - le nombre de domaines touchés - s'étend également, laissant peu de repos aux individus.

Alfred Adler et le sentiment d'infériorité

Adler a étudié les conséquences pathologiques de la surcomparaison et du sentiment d'infériorité. Contrairement à Freud qui fait du sexe l'origine de toutes les névroses, il pense que celles-ci sont des stratégies d'évitement de la souffrance liée au sentiment d'infériorité. Au-delà de la névrose (et donc de la pathologie), la peur de l'infériorité et les stratégies d'évitement concernent, à une moindre échelle, toute la société, dans un contexte de capitalisme et de compétition exacerbée.

Culpabilité et infériorité

Pour Freud, la culpabilité joue un rôle essentiel dans la névrose et elle entraîne en compensation le transfert de responsabilité, l'autopunition ou autre. Pour Adler, c'est plutôt le sentiment de ne pas être à la hauteur qui génère la névrose liée au sentiment d'infériorité. Les conséquences réactives sont l'ambition, le rêve de triomphe, la compétition et la rage. L'exacerbation de la comparaison sociale décrite précédemment, en rendant le sentiment d'infériorité fréquent et insupportable, favorise l'émergence d'un type de subjectivité articulé autour d'un narcissisme envahissant et d'une demande insatiable de reconnaissance. En basculant d'une société où tout n'est pas permis (avec en corrolaire le risque de transgression et de culpabilité) à une société où tout est possible, l'individu troque ses angoisses judéo-chrétiennes contre l'inquiétude généralisée de ne pas être à la hauteur.
On peut aussi considérer que les images créent une norme (au sens freudien) à laquelle il faut se soumettre. Les images en elles-mêmes ne donnent pas d'injonction mais la comparaison continuelle finit par créer une sorte d'injonction, un conformisme à ne pas transgresser pour se rapprocher du modèle.
Le ressentiment collectif menant aux luttes sociales a laissé place à l'intériorisation individuelle des normes comparatives, au sentiment d'infériorité et à une rage impuissante.

6 - Face aux menaces comparatives

Le combat contre l'infériorité en psychologie sociale

Pour protéger leur estime de soi, les individus peuvent avoir recours à plusieurs stratégies :
1 - se soustraire à la comparaison directe (isolement par rapport aux personnes susceptibles de rendre la comparaison douloureuse).
2 - choix de cibles comparatives inférieures ou positionnement imaginatif supérieur (on rêve qu'on surpasse son adversaire).
3 - disqualifier la pertinence de la comparaison en rompant le lien comparatif (personne trop différente, situation incomparable…).
4 - dénigrer la dimension sur laquelle la comparaison est défavorable pour revaloriser une dimension où le positionnement est meilleur (ce n'est pas grave de ne pas être belle puisque je suis intelligente).
5 - se comparer à soi, en évaluant son évolution dans le temps et ses progrès, plutôt que se comparer aux autres, fixer ses propres standards de performance.
6 - dénigrer et inverser le système de valeur imposé par la société.

Toutes ses stratégies peuvent se combiner (non sans contradiction) mais toutes ont leur limite (mensonge à soi, mauvaise foi) et il est rare qu'on s'abstrait vraiment du régime comparatif. Les individus entretiennent une sorte de monologue intérieur permanent dans lequel on minimise ses défaites, on se trouve des excuses, on cherche à gagner dans sa tête, à se persuader que les autres ne sont pas aussi heureux qu'ils le paraissent. C'est le coût psychique non pathologique du régime moderne de la comparaison sociale. Au-delà, le parcours des uns et des autres (enfance, communauté, réussite) expliquent également leur plus ou moins grande résistance.

La fragmentation sociale

On peut ne pas se sentir menacé par la comparaison si l'image qu'on a de soi ne dépend pas des domaines où l'on peut être mis en infériorité (ex : mon frère est un grand musicien, mais je n'ai pas d'ambition musicale, donc je ne souffre pas de sa supériorité que je peux donc librement admirer). La diversification des dimensions comparatives permet donc de se préserver. « La bienveillance générale repose sur le fait que chacun se sent supérieur à tout autre en une chose au moins » (Nietzsche, Humain trop humain). La diversification des dimensions constitue donc un dénouement adouci à la compétition. On regarde les supériorités des autres comme des complémentarités aux nôtres, plutôt que comme une menace.

Néanmoins, cela contraint pour diversifier à introduite de la comparaison partout, avec un impératif généralisé de performance, puisque chacun doit réussir au moins en un domaine. De plus, il serait hypocrite d'essayer de faire croire que toutes les dimensions se valent, comme si exceller en maths était pas plus valorisé qu'exceller en lancer de poids. Triompher dans une dimension non valorisée par les autres a un intérêt limité. Les dimensions sont elles-mêmes comparées et hiérarchisées. Leur multiplication n'est qu'une solution partielle. Les différences finissent donc toujours par être hiérarchisées dans une société où la sensibilité à l'inégalité est vive.

Le sentiment d'appartenance

C'est une autre stratégie de défense. Un individu peut s'identifier à un groupe (ou un autre individu triomphant) valorisant, dont il a l'impression de partager la valeur, indépendamment de sa situation individuelle.
Mais les groupes entrent aussi en compétition comparative les uns avec les autres, ce qui peut conduire, par exemple, à des comportements nationalistes, au ressentiment d'une communauté contre une autre. Les systèmes d'évaluation (résultats du foot, PIB) sont tout aussi nombreux s'agissant des groupes que pour les individus.
Les possibilités d'affiliation à un groupe, même si elles ne sont pas toujours choisies, sont multiples : on peut changer d'appartenance (de camp, de catégorie sociale, de communauté) pour mieux se protéger.

Les individus, seuls ou à travers les communautés, ne développent donc pas de stratégies qui les sortent de la comparaison sociale, ils tentent plutôt d'en tirer partie, de feinter.

Conclusion

« Les hommes sont si peu gouvernés par la raison en leurs sentiments et opinions, qu'ils jugent toujours davantage des objets par comparaison que par leur valeur intrinsèque » (Hume) Une démarche spirituelle authentique peut aider à aimer être soi indépendamment des autres, mais elle est souvent considérée comme une consolation artificielle et elle va à l'encontre d'une société où tout nous pousse à nous comparer.
L'autorégulation de l'envie vient aussi de la sagesse des nations et communautés anciennes, qui enseigne la modestie et l'autodérision, en opposition à l'affolement comparatif de sociétés adolescentes. La comparaison est indispensable à une société mais nous sommes ancrés dans une culture où elle est démesurément exacerbée.

 
sociologie/rosenbaum/inferiorite.txt · Dernière modification: 2007/08/10 23:01 (édition externe)     Haut de page