L'Ethique
De Dieu
Dans cette première partie, Spinoza s'attache à démontrer qu'il y a une substance unique (I, V), qu'elle est cause de soi (I, 6), qu'il est dans sa nature d'exister (I,7) et qu'elle est nécessairement infinie (I, 8). La substance est constituée d'une infinité d'attributs dont chacun exprime une certaine essence éternelle et infinie (définition 6 et scolie de la proposition 10). Le raisonnement qui précède permet à Spinoza de déduire à la proposition 11 : “Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.”
Il démontre ensuite que tout ce qui est est en Dieu (I, 15) et que par ailleurs, Dieu seul est cause libre (I, 17). Par cause libre, Spinoza entend qu'aucune cause extérieure à Dieu ne l'incite à agir, mais seulement sa propre nature. Ce qui ne signifie pas que Dieu est libre d'être cause ou non de quelque chose : “Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté.” (I, 32, cor. 1). Tout ce qui découle de la nécessité de sa nature est nécessairement, car il n'y a pas de cause sans effet et parce que la volonté n'étant qu'un mode de penser, elle n'est pas cause de soi (elle est déterminée et se rapporte à la Nature naturée, selon les propositions 31 et 32) et ne peut donc appartenir à la nature de Dieu
Spinoza commence ensuite à distinguer Nature naturante et Nature naturée. Par Nature naturante, il entend tout ce qui est en soi et conçu par soi, c'est-à-dire la substance et ses attributs, qui expriment une essence éternelle et infinie. Par Nature naturée, il entend tout ce qui découle de la nécessité de la nature de Dieu, c'est-à-dire les modes, tout ce qui est causé par Dieu (I, 29, scolie). Comme “rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu” (I, 15), tout chose produisant un effet est déterminée par Dieu (I, 26, 28), il n'y a rien de contingent (I, 29 et 33, scolie 1).
Dans l'appendice, Spinoza met à mal, avec une sévère ironie, quelques préjugés susceptibles de gêner la compréhension de son raisonnement, notamment celui-ci, à l'origine de tous les autres : “les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-même, en vue d'une fin”. Il démonte les superstitions liées à l'ignorance et un entendement faussé et insiste sur les conséquences de ce présupposé finaliste concernant les notions de bien et de mal.
De la nature et de l'origine de l'esprit
Après avoir défini, entre autres, ce qu'il entend par corps, essence ou idée, Spinoza entreprend de démontrer que la pensée et l'étendue sont deux attributs de Dieu (II, 1 et 2). Il précise ensuite que ces attributs n'interagissent pas : les idées ont pour cause Dieu, en tant qu'il est chose pensante (c'est-à-dire en tant que Dieu est considéré sous l'attribut de la pensée), tandis que les choses qui sont l'objet de ses idées ont également pour cause Dieu, mais considéré sous un autre attribut dont elles sont les modes (l'étendue). Spinoza ajoute aussitôt : “L'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses.” (II,7). Idées et choses ne sont pas causes les unes des autres, elles sont deux aspects d'une même réalité, envisagée sous des attributs différents 1) ; leurs chaînes causales sont distinctes du fait de cette différence d'attribut, mais elles suivent le même ordre, elles sont strictement parallèles. Il n'y a pas de prééminence de la Pensée sur l'Etendue.
Spinoza parle ensuite de l'essence de l'homme. Il commence par la distinguer de la substance qu'il a appelée Dieu (II, 10). L'essence de l'homme est un mode qui exprime la nature de Dieu de façon définie et déterminée. Dans les propositions suivantes (II, 11 à 13), Spinoza montre que l'Esprit humain - qui est un mode du penser et à ce titre, une partie de l'entendement de Dieu - est une idée qui a pour objet un corps existant - mode de l'étendue. “D'où suit que l'homme consiste en un Esprit et en un Corps, et que le Corps humain existe comme nous le sentons.”(II, 13, corollaire). Selon ce qui a été défini précédemment, l'Esprit et le Corps sont une seule et même chose, perçue selon des attributs différents. Spinoza précise que cela n'est pas spécifique à l'homme, mais s'applique à toute chose. La spécificité du corps humain (et donc de l'idée de ce corps, c'est à-à-dire l'esprit humain), c'est sa très grande complexité - postulée et expliquée par une série d'axiomes intercalée entre les propositions 13 et 14 - qui lui permet d'être affecté et d'affecter d'autres corps de multiples façons.
L'esprit humain ne connaît le corps humain que par les idées des affections dont ce corps est affecté (II, 19). De même, il ne connaît les corps extérieurs que dans la mesure où ceux-ci affectent le corps humain. L'idée de chaque affection enveloppe à la fois la nature du corps humain et la nature du corps extérieur (II, 16), ce qui fait dire à Spinoza que “les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que la nature des corps extérieurs.” (II, 16, cor. 2). Spinoza appelle “images des choses” ces idées des corps extérieurs que l'esprit forme d'après les affections du corps humain : c'est-à-dire que lorsque l'esprit envisage ainsi les choses, il ne les connaît pas (dans leur nature propre), il les imagine. Il est aussitôt précisé que l'imagination n'est pas en soi condamnable ou viciée : elle ne mène à l'erreur que si elle ignore qu'elle est imagination et non connaissance (II, 17, scolie). Dans la proposition suivante (II,18) Spinoza montre comment l'esprit, à partir des affections du corps, forge des associations d'idées qui sous-tendent la mémoire.
Cette façon d'appréhender le corps humain, les corps extérieurs et même l'esprit lui-même (car il y a une idée de l'esprit, c'est-à-dire une idée de l'idée) ne nous permet pas d'obtenir une idée adéquate quant à leur nature (II, 24 à 29), “mais seulement une connaissance confuse et mutilée” (II, 29; corollaire).
Ces propositions et celles qui suivent permettent à Spinoza de développer une théorie de la connaissance, qui est à mettre en perspective avec celle qui est présentée dans le Traité sur la réforme de l'entendement. Il distingue idées inadéquates et idées adéquates (celles qu'on forme à partir des notions communes, II, 38-40). Les premières donnent accès à un premier type de connaissance, qui relève de l'opinion ou de l'expérience vague. Les secondes permettent d'accéder à un second type de connaissance, la Raison, qui permet de connaître les propriétés des choses. Enfin, Spinoza explique qu'il existe un troisième type de connaissance, la Science intuitive, qui donne accès à l'essence des choses (II, 40, scolie 2). La connaissance du premier genre est seule source d'erreur ou de fausseté. Spinoza donne deux exemples d'erreurs : d'une part l'idée que se font les hommes de leur liberté (“cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés” II, 35, scolie) ; d'autre part, le fait de considérer les choses comme contingentes (II, 44) alors qu'elles sont nécessaires et qu'il est dans la “nature de la Raison de percevoir les choses sous une espèce d'éternité” (II, 44, corollaire), c'est-à-dire débarrassé de leur rapport au temps.
Enfin Spinoza démontre que la volonté (définie comme faculté d'affirmer ou de nier et non comme désir) n'est pas libre mais déterminée par une cause (II, 48) et qu'elle n'est pas séparable de l'idée qui l'enveloppe (l'idée n'est pas une image de la chose, comme un tableau sur un mur, elle enveloppe son affirmation). De même, aucune faculté de l'esprit (aimer, désirer) n'est une faculté absolue. “Ces facultés sont des notions universelles qui ne distinguent pas des choses singulières qui servent à les former.” (II, 48, scolie). Il démontre également que la volonté et l'entendement sont une seule et même idée (II, 49, corollaire) : la source de l'erreur n'est donc pas, comme l'affirme Descartes, dans le primat de la volonté sur l'entendement, mais dans la privation de connaissance qu'enveloppent les idées inadéquates. Dans la scolie de la proposition 49, Spinoza insiste en outre sur les avantages qu'il y a à renoncer à l'idée de libre volonté : tranquillité d'esprit (à l'égard de Dieu), exercice de la vertu pour elle-même (les actions vertueuses étant celles qui participent le plus à la nature divine) et non pour un quelconque salut, sérénité face à la fortune, bienveillance à l'égard des autres hommes, nécessité pour les gouvernements de facilité l'accès de tous à la connaissance (car c'est elle qui permet de participer au mieux à la nature divine).
De l'origine et de la nature des sentiments
Dans la préface de cette troisième partie, Spinoza ironise sur ceux qui préfère pleurer ou haïr la nature et les sentiments humains, plutôt que de les comprendre. C'est ce but qu'il se propose d'atteindre, en rupture avec les moralistes qui font de l'homme et de ses passions un empire dans un empire comme s'il était soustrait aux lois universelles.
Il commence pour cela par définir la distinction qu'il opère entre passif et actif. Nous sommes actifs quand nous sommes cause adéquate d'une chose, passif lorsque nous en sommes cause partielle (ou inadéquate). Il définit également ce qu'il entend par sentiment, à savoir une affection du corps humain - qui augmente ou diminue la puissance d'agir - ainsi que l'idée de cette affection.
Après avoir démontré que notre esprit est en partie actif et en partie passif (III, 1), Spinoza rappelle avec force que le corps et l'esprit ne peuvent se déterminer l'un l'autre (III, 2), idée qu'il développe longuement dans la scolie : c'est par ignorance que l'on pense mouvoir ou mettre au repos le corps par un décret de l'esprit. Nous ignorons ce que peut un corps. L'exemple des actions surprenantes des somnambules “prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné”. Un autre passage ironise sur l'incapacité des hommes à tenir leur langue : “les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il était également au pouvoir des hommes de se taire ou de parler.” Dans ce domaine, comme dans d'autres, “nous voyons le meilleur et suivons le pire”. Ceux qui pensent parler par libre décret de l'esprit ne peuvent tout simplement pas contenir leur envie de parler. “Les décrets de l'esprit ne sont rien en dehors des appétits même, et sont par conséquent variables selon l'état variable du corps”. Décret de l'esprit, appétit et détermination du corps sont une seule et même chose. “Ceux qui croient parler, se taire ou faire quoi que ce soit en vertu d'un libre décret de l'esprit, rêvent les yeux ouverts.”
Par la suite, Spinoza explique que chaque chose, selon sa puissance d'être, s'efforce de persévérer dans son être (III, 6) et que cet effort (conatus) n'est rien en dehors de l'essence de la chose (III, 7), il est déterminé par elle. Cet effort, dont l'esprit est conscient, Spinoza le nomme Volonté lorsqu'il se rapporte à l'esprit seul, Appétit, lorsqu'il se rapporte à la fois au corps et à l'esprit. Quant au Désir, c'est l'Appétit accompagné de la conscience de lui-même (III, 9, sc.), la cause de cette conscience étant une quelconque affection. Spinoza insiste bien sur l'absence de différence qu'il fait entre appétit et désir. L'Appétit est l'essence de l'homme, ce par quoi il est déterminé à agir pour sa conservation. Spinoza ajoute que ce n'est pas parce qu'une chose est jugée bonne que nous tendons vers elle, mais que nous la jugeons bonne parce que nous tendons vers elle.
Les propositions suivantes entament l'étude des passions. Spinoza commence par montrer qu'à ce qui diminue ou augmente la puissance d'agir du corps correspond une idée qui diminue ou augmente la puissance de penser de l'esprit (III, 11), c'est-à-dire que ce dernier passe à une perfection moindre ou plus grande. “La Joie est la passion par laquelle l'esprit passe à une perfection plus grande”, “la Tristesse la passion par laquelle il passe à une perfection moindre”. Quand ces sentiments se rapportent à la fois à l'esprit et au corps, ils se déclinent en plaisir local ou douleur (si seule une partie est affectée) ou en gaîté et mélancolie (si le tout est affecté). Désir, Joie et Tristesse sont les trois sentiments primitifs dont découlent tous les autres (III, 11, sc.)
L'esprit s'efforce d'imaginer ce qui augmente la puissance d'agir du corps (III, 12) et d'exclure ce qui diminue cette puissance, en imaginant ou en se remémorant des choses plus favorables (III, 13). Ceci permet de définir ce que sont l'Amour et la Haine. “L'Amour n'est rien d'autre que la Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure” et “la Haine rien d'autre que la Tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure” (III, 13, sc).
Les propositions 14 et 15 montrent qu'une chose peut, sans en être la cause directe, provoquer joie ou tristesse : si le corps et l'esprit ont été affectés de deux sentiments en même temps (par hypothèse l'un neutre et l'autre qui fait varier la puissance d'agir), ceux-ci seront par la suite associés. Si bien qu'en étant affecté par une chose qui suscite l'un d'eux, même neutre, l'esprit sera en même temps affecté par l'autre et qu'une chose pourra ainsi accidentellement faire varier la puissance d'agir, sans en être la cause appropriée. La conclusion de tout ceci est la suivante : selon qu'on en a été affecté d'une chose dans une joie ou une tristesse dont elle n'est pas cause, nous pouvons l'aimer ou la haïr, sans cause réelle, par sympathie ou antipathie.
Spinoza développe ensuite les multiples façons qu'il y a d'être affecté positivement ou négativement par une chose sans qu'elle en soit cause directe : ressemblance (III, 16) ; projection dans le passé ou le futur (III, 18) ; réaction par rapport aux sentiments d'autrui (III, 19-24). Ce dernier aspect est particulièrement développé, Spinoza expliquant comme nous sommes amenés à nous réjouir de ce qui réjouit ceux que nous aimons et détruit ceux que nous haïssons (III, 19-21, 23), à éprouver haine ou amour envers ceux qui font du bien ou du mal à ceux que nous considérons comme nos semblables (III,22, 24). Après chaque démonstration, les scolies précisent quelques définitions de sentiments :
- le flottement de l'âme est ce qui se produit quand une chose - en elle-même ou par ressemblance avec une autre - provoque en nous des sentiments contraires.(III, 17, sc.)
- l'espoir “n'est rien d'autre qu'une joie inconstante née de l'image d'une chose future ou passée dont l'issue nous paraît douteuse. La crainte, au contraire est une tristesse inconstante, née aussi de l'image d'une chose douteuse. Supprimez le doute de ces sentiments, l'espoir devient sentiment de sécurité, et la crainte devient désespoir, à savoir : la joie ou la tristesse, née de image d'une chose que nous avons crainte, ou que nous avons espérée. Le contentement est la joie née de l'image d'une chose passée dont l'issue nous a paru douteuse. La déception, enfin, est la tristesse opposée au contentement”(III, 18, sc.)
- la pitié est la “tristesse née du mal subi par autrui”. Le sentiment inverse n'est pas nommé. La faveur est “l'amour envers celui qui a fait du bien à autrui”, tandis que l'indignation est “la haine de celui qui a fait du mal à autrui” (III, 22, sc.) - l'envie est “la haine en tant qu'on la considère disposant l'homme à se réjouir du mal d'autrui, et au contraire à s'attrister de son bien” (III, 24, sc.)
Dans les propositions 25-26, Spinoza montre comment nous nous efforçons d'affirmer tout ce qui peut nous affecter de joie (nous et la chose aimée) et d'exclure ce qui nous contrarie. Qu'à l'inverse, considérant ceux que nous haïssons, nous aimons à considérer ce qui les affectent de tristesse et à exclure de notre esprit ce qui leur serait favorable. Il en résulte qu'on se fait facilement une trop bonne opinion de soi, et une injuste opinion de ceux que nous n'aimons pas. L'orgueil est “la joie née de ce qu'un homme a de lui-même une meilleure opinion qu'il n'est juste.” La surestime est la joie qui naît d'une surévaluation d'autrui, la mésestime est celle qui naît d'une mauvaise évaluation d'autrui. En ce qui concerne l'orgueil, Spinoza est particulièrement éloquent et juste : “C'est une espèce de délire, parce que l'homme rêve les yeux ouverts qu'il peut tout ce qu'il saisit par sa seule imagination, le considère donc comme réel, et en est exalté, aussi longtemps qu'il ne peut imaginer ce qui en exclut l'existence et détermine sa propre puissance d'agir.”(III, 26, sc.)
La proposition 27 démontre un processus d'imitation des sentiments : si A, qui m'est indifférent, est affecté d'un sentiment, je vais par cela-même être affecté du même sentiment. Lorsque le désir est concerné par ce processus d'imitation, il y a émulation : on peut donc désirer une chose uniquement parce qu'un autre semblable à nous la désire. Spinoza a déjà évoqué un processus de ce type à propos de la pitié et de l'indignation. La pitié nous porte à nous attrister du malheur de notre semblable et par conséquent à vouloir le délivrer de son malheur pour ne plus être affecté, ni lui, ni nous, de tristesse : “cet appétit de faire du bien, qui naît de ce que nous avons pitié de la chose à laquelle nous voulons faire du bien s'appelle la Bienveillance”, qui n'est donc qu'un “désir né de la pitié”
Le processus d'imitation implique aussi de tendre à faire ce que les autres (ceux qui nous sont indifférents) regardent avec joie, et à éviter ce à quoi ils répugnent (III, 29). L'effort pour faire quelque chose pour la seule raison de plaire aux autres - parfois à notre détriment ou à celui d'autrui - s'appelle ambition lorsque ce désir est immodéré. Spinoza appelle également humanité (ou modestie) le désir de faire ce qui plaît et de renoncer à ce qui déplaît. La joie qui accompagne une action d'autrui qui nous est agréable est nommée louange. Son contraire est le blâme (III, 29, sc). On éprouve également de la joie à se considérer comme cause de la joie qu'on imagine affecter autrui (Gloire, si l'on se croit loué, ou Satisfaction intérieure, indépendamment de cette réaction supposée chez autrui) et de la tristesse à l'idée d'être cause d'une tristesse qu'on imagine affecter autrui (Honte ou Repentir, selon cette idée est accompagnée ou non de l'idée d'un blâme). Tout cela repose sur les sentiments que l'on imagine chez les autres : il est donc “très possible que le glorieux soit orgueilleux et s'imagine être agréable à tous, lorsqu'il est insupportable à tous.” (III, 30, sc.).
Le positionnement d'autrui vis-à-vis de ce que nous aimons influence notre regard sur la chose aimée : nous l'aimons plus si ce sentiment est partagé, nous doutons s'il ne l'est point (flottement de l'âme). Par conséquent, on s'efforce de faire aimer ce que l'on aime : “Chacun a naturellement le désir que les autres vivants selon son naturel à soi, et comme tous ont un pareil désir, ils se font pareillement obstacle ; et comme tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se haïssent réciproquement.
Les propositions 33 à 38 évoque les aléas du sentiment amoureux : le désir de susciter l'amour chez ceux que nous aimons (III, 33) ; la gloire que nous tirons de cet amour (III, 34) ; la jalousie (III, 35), haine mêlée d'envie, née de la tristesse que suscite l'image de la chose aimée accompagnée de l'idée d'un autre : le regret, défini comme l'absence de ce que nous aimons, ou d'un élément associé par accident (cf. III, 15) à la chose qui nous a donné du plaisir ; la proportionnalité entre la haine de la chose jadis aimé et la force du sentiment jadis éprouvé (III, 38).
Celui qui hait s'efforce de faire du mal - sauf s'il craint qu'il en résulte pour lui-même un mal supérieur -, celui qui aime s'efforce de faire du bien (III, 39). Dans la scolie qui suit, Spinoza prend la peine de définir à nouveau le bien et le mal. “Par bien, j'entends ici tout genre de joie, et principalement ce qui satisfait un désir, quel qu'il soit ; par mal, tout genre de tristesse, et principalement ce qui frustre un désir.” Le bien et le mal n'ont donc rien d'absolu mais chacun en juge selon son sentiment. Spinoza définit également “ce sentiment qui dispose l'homme à ne pas vouloir ce qu'il veut ou à vouloir ce qu'il ne veut pas”. Il appelle Appréhension la crainte qui “dispose l'homme à éviter par un mal moindre celui qu'il juge devoir se produire”. Cette appréhension devient stupeur si le désir d'éviter un mal est contrarié par l'appréhension d'un autre mal, car dans ce cas, l'homme ne sait plus comment agir.
Les propositions suivantes continuent à explorer la formation et l'évolution des sentiments de haine et d'amour envers nos semblables. A cette occasion, Spinoza définit la colère comme “l'effort pour faire du mal à celui que nous haïssons” et vengeance “l'effort pour rendre le mal qui nous a été fait” (III, 40, cor. II, sc.). Le contraire de la colère est la reconnaissance ou gratitude. A cet égard, Spinoza note laconiquement “que les hommes sont beaucoup plus prêts à la vengeance qu'à rendre un bienfait”(III, 41, sc.). La cruauté est “l'effort pour faire du mal à celui qui nous aime et qui n'a offert aucun motif particulier de haine.”(III, 41, cor., sc.). La proposition 46 note que lorsqu'un être qui appartient à un autre groupe social ou une autre nation que les nôtres nous inspire tristesse ou joie, le sentiment que nous éprouvons à son égard s'étend à tout son groupe, ce qui est une conséquence de la proposition 16. La proposition 47 démontre l'ambivalence des sentiments liés à la destruction de la chose que nous haïssons. Le scolie explique notamment pourquoi il nous est agréable de nous remémorer un danger passé, dont nous avons été délivrés. Les propositions 48 et 49 ont quant à elles pour but de montrer que les sentiments éprouvés envers une chose sont d'autant plus forts que nous croyons cette chose libre (c'est-à-dire unique cause du sentiment généré) et non animée par la nécessité (c'est-à-dire liée à d'autres causes) : “Voilà pourquoi les hommes, parce qu'ils s'estiment libres, éprouvent plus d'amour et de haine les uns pour les autres qu'à l'égard des autres choses.” (III, 49, sc.)
La proposition 50 évoque la superstition, en démontrant, selon les principes de la proposition 15, que n'importe quelle chose peut être, par accident, cause d'espoir ou de crainte, c'est-à-dire bon ou mauvais présage.
Dans la proposition 51 et la longue scolie qui suit, Spinoza montre que les hommes sont diversement affectés par une même chose et qu'un homme peut lui-même, dans le temps, être affecté de diverses manières. D'autre part, nos jugements se forment selon nos sentiments (nous jugeons bon ce qui nous affecte de joie…). Il s'ensuit que nos jugements sont inconstants et très relatifs : nous jugeons intrépide celui qui méprise ce qui nous effraie et peureux celui qui craint ce que nous méprisons. Du fait de cette inconstance, de la dépendance du jugement envers le sentiment, du caractère imaginaire des choses que nous croyons faire pour éprouver joie ou tristesse, l'homme est souvent cause de sa joie ou de sa tristesse, c'est-à-dire qu'il éprouve du repentir ou une satisfaction intérieure (tristesse ou joie qu'accompagne l'idée de soi-même comme cause).
Le groupe de propositions suivant étudie les mécanismes de comparaison qui conduisent à l'envie et à la haine. Spinoza commence par démontrer que nous accordons plus d'attention à ce qui nous paraît singulier qu'à ce qui est commun à ce que nous connaissons déjà, définissant au passage l'admiration et le mépris ainsi que leurs dérivés (III, 52). Parce que l'esprit se réjouit d'autant plus qu'il imagine distinctement sa puissance d'agir (III, 53), il s'efforce d'imaginer seulement ce qui affirme cette puissance (III, 54) et est attristé lorsque quelque chose vient contrarier son effort et lui signifier son impuissance (III, 55).L'humilité est la tristesse qu'accompagne l'idée de notre faiblesse. Elle s'oppose aux joies de l'amour-propre et de la satisfaction intérieure. Ces joies se soutiennent par l'imagination et l'étalage constant de nos vertus : “voilà pourquoi les hommes se rendent insupportables les uns aux autres.”. Comme on se réjouit d'autant plus qu'on perçoit distinctement sa puissance et que l'on distingue mieux ce qui est singulier,“on se réjouira absolument dans la considération de soi-même quand on reconnaîtra en soi quelque chose que l'on nie chez les autres.” Nous sommes naturellement portés à valoriser nos actions, diminuer celle des autres, à nous réjouir de la faiblesse de nos égaux et à s'attrister de leur vertu.“Ainsi donc les hommes sont par nature enclins à la haine et à l'envie, à quoi s'ajoute l'éducation elle-même. Car les parents incitent d'ordinaire leurs enfants à la vertu en faisant appel au seul aiguillon de l'honneur et de l'envie.” Si nous parvenons malgré tout à admirer parfois la vertu d'un homme, c'est que nous considérons celui-ci comme distinct de nous, étranger à notre nature. Comme nous ne désirons que ce qui est conforme à notre nature (III, 9), nous ne pouvons donc pas l'envier, car nous n'envions que nos semblables (III, 55, corollaires et scolies).
Les dernières propositions reviennent sur le rapport passif/actif. La proposition 56 démontre qu'ils y a autant d'espèces de sentiments qu'il y a d'objets qui nous affectent : elle conclue l'étude détaillée des passions. Un peu plus loin, Spinoza ajoute : ”Ainsi nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures et, pareils aux flots de la mer agités par des flots contraires, nous flottons, inconscients de notre sort et de notre destin.” (III,59, sc.). Il montre ensuite que les sentiments des individus diffèrent les uns des autres en fonction de leur essence. A cette occasion, il rappelle que le désir est l'essence même de chacun et que joie et tristesse sont également le désir même, en tant qu'il est augmenté ou diminué par des causes extérieures. Par conséquent joie et tristesse (et au-delà toutes les passions) diffèrent en fonction du désir, donc de l'essence de chacun. Ainsi le contentement de l'ivrogne et celui du philosophe ne sont-ils pas les mêmes, car ils diffèrent autant que la nature de l'un et de l'autre (III, 57).
La joie et le désir peuvent être actifs : l'esprit se réjouit lorsqu'il conçoit une idée adéquate, c'est-à-dire lorsqu'il est actif (puisque nous ne sommes passifs que dans la mesure où nous formons des idées inadéquates). En concevant ces idées adéquates, il s'efforce de persévérer dans son être : il s'agit là d'un désir actif (III, 58). En revanche, il ne peut y avoir de tristesse active, puisque la tristesse, précisément, diminue la puissance de comprendre et d'agir (III, 59). Les actions qui découlent de l'activité de l'esprit pour comprendre se rapportent pour Spinoza à la force d'âme. Celle-ci se subdivise en fermeté et générosité. La fermeté est “le désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être d'après le seul commandement de la Raison”. La générosité est “le désir par lequel chacun s'efforce, d'après le seul commandement de la Raison, d'aider d'autres hommes et de se lier avec eux d'amitié (III, 59, sc.).
Avant de revenir sur la définition des sentiments, il répare en quelque sort un oubli en démontant les mécanismes du dégoût et de l'ennui (III, 59, sc.).
Le troisième partie s'achève sur une définition des passions (sentiments et désirs) qu'on peut synthétiser ainsi. Spinoza signale qu'il cherche pas à définir les mots, mais à définir la nature des choses, en les nommant d'un terme proche du sens qu'il veut donner. D'où des divergences entre les définitions des mots qu'il donne et les sens usuels de ces mots.
Typologie du désir
Nom du type de désir | Définition |
---|---|
Regret | désir de posséder une chose dont on se souvient contrarié par le souvenir des choses qui l'excluent |
Emulation | désir d'une chose né du désir d'autrui pour cette même chose |
Reconnaissance/gratitude | élan d'amour poussant à rendre le bien |
Vengeance | élan à rendre le mal qui nous a été fait |
Bienveillance | désir de faire du bien à celui dont on a pitié |
Colère | désir de faire du mal à celui que l'on hait |
Cruauté | désir de faire du mal à celui que nous aimons ou dont on a pitié (son contraire est la clémence, mais c'est une puissance régulatrice et non une passion) |
Appréhension peureuse | désir d'éviter un mal supposé plus grand par un moindre mal |
Audace | désir d'agir face à un péril que les autres évitent(son contraire est la pusillanimité - crainte d'agir face à un danger que les autres affrontent - mais celle-ci n'est pas un désir) |
Humanité | désir de faire ce qui plaît et de ne pas faire ce qui déplaît |
Ambition | désir immodéré de la gloire |
Gourmandise | désir immodéré de la bonne chère |
Ivrognerie | désir immodéré de la boisson |
Avarice | désir immodéré des richesses |
Appétit sexuel | désir et amour de l'union des corps |
Typologie des sentiments
Accompagné de l'idée de | Joie | Tristesse |
---|---|---|
cause extérieure | Amour | Haine |
cause extérieure accidentelle | Inclination | Aversion |
chose future ou passée incertaine | Espoir | Crainte |
chose future ou passé certaine | Sécurité | Désespoir |
chose passée survenue contre toute attente | Contentement | Déception |
bien/mal survenu à autrui | Pitié | |
conscience de sa puissance/impuissance d'agir | Satisfaction intérieure | Humilité |
action considérée comme libre | Repentir | |
action louée/blâmée par autrui | Gloire | Honte |
A cela s'ajoute des dérivés et propriétés de l'amour et de la haine
+ | Amour | Haine |
---|---|---|
Dérivés | ||
bien/mal fait à autrui | Faveur | Indignation |
admiration/mépris | Dévotion | Moquerie |
Propriétés | ||
Opinion erronée sur autrui | Surestime | Mésestime |
Opinion erronée sur soi | Orgueil | Dépréciation (quoiqu'elle procède plus de la tristesse que de la haine) |
Sentiments corrélés/inversés à ceux ressentis par autrui | Miséricorde | Envie |
De la servitude humaine
Dans la préface de cette partie, Spinoza définit - ou redéfinit - ce qu'il entend par perfection/imperfection et par bon/mauvais. Par perfection, il entend réalité, essence. Ce qui tend vers la perfection est ce qui se rapproche le plus de son essence. Ce qui est bon est ce qui nous permet de tendre vers une perfection plus grande, c'est-à-dire réaliser au mieux notre essence d'homme. Est mauvais, à l'inverse, ce qui nous en écarte, et nous fait donc passer à une perfection moindre. On retrouve ici la définition des sentiments de joie et de tristesse. Il s'ensuit que “La connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre qu'un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients.” (IV, 8).
Les premières propositions démontrent que la puissance de l'homme à persévérer dans son être est nécessairement surpassée par la puissance supérieure de causes extérieures (IV, 3). L'homme, qui n'est qu'une partie de la Nature, ne peut être la seule cause de ce qui lui arrive (IV, 4). Il est donc nécessairement passif, au moins en partie. La force des passions peut avoir une puissance supérieure aux actions de l'homme (IV, 6). Seul un sentiment contraire et plus fort peut venir à bout d'un autre sentiment (IV, 7).
Les propositions 9 à 13 hiérarchisent les degrés de vivacité des sentiments en fonction de leur cause (présente, future ou passée, nécessaire, contingente ou possible). Les propositions suivantes établissent qu'il en est de même pour les désirs nés de ces sentiments. Le désir de connaissance vraie - désir actif, qui dépend de notre seule essence - peut ainsi être contrarié par des désirs plus forts, nés de sentiments plus violents (IV, 15), particulièrement si ce désir de connaissance vraie touche à l'avenir (IV, 16) ou à des choses contingentes (IV, 17) et est donc moins fort que le désir de choses présentes. Spinoza pose ainsi les limites de la raison sur les sentiments, citant Ovide : “Je vois le meilleur et je l'approuve, je fais le pire” puis l'Eclésiaste : “Qui augmente sa science, augmente sa douleur”. Il poursuit : “Et je ne dis pas cela pour en conclure qu'il est préférable d'ignorer que de savoir et qu'entre un sot et un homme intelligent il n'y a aucune différence quant au gouvernement des sentiments, mais parce qu'il est aussi nécessaire de connaître la puissance que l'impuissance de notre nature, afin de pouvoir déterminer ce que peut et ce que ne peut pas la Raison pour gouverner les sentiments.”(IV, 17, scolie).
Le scolie de la proposition 18 constitue une intéressante introduction sur ce que prescrit la raison. Spinoza y définit la vertu - dont le fondement est le désir de persévérer dans son être, selon les lois de sa nature - et y défend l'idée que celle-ci consiste pour chacun chercher ce qui lui est “réellement utile”(sous le gouvernement de la raison), ce qui ne constitue pas, comme d'aucuns pensent, le fondement de l'immoralité. De plus, nous ne pouvons vivre sans avoir de commerce avec l'extérieur. Il faut donc pour persévérer dans notre être rechercher des choses qui s'accordent avec notre nature. Or, “à l'homme, rien de plus utile que l'homme. […] Les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c'est-à-dire les hommes qui cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est utile, ne désirent rien pour eux-mêmes qu'ils ne désirent pour les autres hommes, et, par conséquent sont justes, de bonne foi et honnêtes.”
Toutes ces idées sont ensuite reprises et démontrées. La proposition 20 commence par opposer la vertu à l'impuissance. La vertu est la puissance même de l'homme qui chercher à persévérer dans son être, tandis que l'homme qui néglige ce qui lui est utile, c'est-à-dire qui néglige de se conserver, est réduit à l'impuissance. L'homme qui se trouve dans cette seconde situation, c'est-à-dire qui “néglige de désirer ce qui lui est utile” est “vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature”. C'est ainsi que Spinoza explique l'aversion pour les aliments, le suicide… Il explique ensuite que l'effort de conserver son être est antérieur à l'idée de vertu, puisque cet effort est l'essence même des choses (et il ne saurait y avoir de vertu préexistante, en dehors de toutes choses, définie par un Dieu transcendant) (IV, 22). Par ailleurs, l'homme ne peut agir vertueusement que s'il est réellement actif, c'est-à-dire s'il est déterminé par le fait qu'il comprend. On sait qu'être actif, c'est agir selon sa propre nature (sans être déterminé par des causes extérieures à soi). Par conséquent, la vertu consiste à agir selon sa propre nature, sous la conduite de la raison, en recherchant l'utile qui nous est propre (IV, 23-24). Ce à quoi nous nous efforçons selon la raison, c'est comprendre (IV, 26). Rien ne nous est plus utile, et rien ne peut être avec certitude (de manière adéquate) considéré comme bon ou mauvais, que ce qui facilite ou empêche ce désir de comprendre (IV, 27). Il résulte de tout cela que le souverain bien (le plus utile) et la vertu suprême de l'esprit, c'est de connaître Dieu, le plus haut degré de compréhension envisageable (IV, 28).
Les propositions suivantes déterminent selon quels critères on peut déterminer, de manière adéquate, qu'une chose est bonne ou mauvaise pour nous : ce qui n'a aucun rapport avec nous est neutre ; est mauvais ce qui est contraire à nous ; est bon ou utile ce qui s'accorde avec notre nature. Si quelque chose de commun à nous peut être mauvais, c'est uniquement dans la mesure où cette chose contient aussi quelque chose qui nous est contraire. Mais dans ce qu'elle a de commun avec notre nature, elle est nécessairement bonne (IV, 29-31). Spinoza s'appuie sur ce raisonnement pour évoquer les relations des hommes entre eux. En tant qu'ils sont soumis aux passions (et donc aux idées inadéquates), les hommes diffèrent par nature et peuvent donc se nuire les uns aux autres (IV, 32-34). Mais dans la mesure où ils vivent sous la conduite de la raison - c'est-à-dire qu'ils sont actifs, vertueux ou encore qu'ils cherchent l'utile propre à leur nature - ils s'accordent nécessairement, car ils cherchent alors ce qui est bon pour la nature humaine et donc pour chacun d'entre eux (IV, 35). Spinoza répète ici que “rien n'est plus utile à l'homme qu'un homme” (vivant sous la conduite de la raison)(IV, 35, cor.). Il admet, dans le scolie suivant, qu'il est rare que les hommes vivent selon la raison. Mais il affirme avec force que les hommes font chaque jour l'expérience de l'intérêt qu'il y a pour eux à unir leurs forces, quoiqu'en pensent les satiriques qui se gaussent,les théologiens qui détestent les choses humaines et les mélancoliques qui préfèrent admirer les bêtes, “la vie inculte et sauvage” (IV, 35, sc.). Le souverain bien que cherche les hommes conduits par la raison est commun à tous et peut faire la joie de tous : l'homme vertueux s'efforce donc que les autres hommes en jouissent (IV, 36-37). Dans le scolie suivant, on trouve un intéressant passage sur le rapport de l'homme aux bêtes. Selon Spinoza, l'homme ne doit pas faire preuve à leur égard de sensiblerie : parce que les droits de chaque être sont proportionnels à leur puissance, et que la puissance (ou vertu) de l'homme est supérieur à celle des animaux, l'homme peut en disposer selon son utilité (quoiqu'elles “aient conscience”, reconnaît-il)(IV, 37, sc.I). Voilà qui pourrait choquer les amis des animaux. Cependant, lorsque Spinoza parle d'utilité, c'est toujours sous la conduite de la raison : celle-ci n'exige pas qu'on décime une espèce pour faire des manteaux de fourrure, ni qu'on teste des cosmétiques sur des culs de babouin. Qu'on sacrifie des bêtes à des expériences médicales - dans la stricte mesure où cela est véritablement utile - serait probablement plus dans l'idée du philosophe.
Dans le second scolie de la proposition 36, Spinoza exprime sa conception des concepts de faute et de mérite, d'une part et de juste et d'injuste d'autre part. Pour ce faire, il définit un état de nature où chacun est libre de juger de ce qui est bon ou mauvais et de faire ce qui lui semble utile selon sa nature. Si les hommes étaient gouvernés par la raison, tout ceci ne poserait pas de problème, car ils n'auraient pas l'idée de se nuire ; mais puisque ce n'est pas le cas, les hommes doivent renoncer à cet état de nature pour se constituer en une société dotée des droits qui étaient les leurs et au sein de laquelle ils s'abstiendront de nuire aux autres par crainte d'un dommage plus grand : les lois définies communément ne sont donc pas obéies par raison mais par menaces. Dans l'état de nature, chacun suivant sa norme, il n'y a pas de faute. Celle-ci naît avec la société : la faute consiste à désobéir aux règles, le mérite à leur obéir. De même, dans l'état de nature, il n'y a pas de propriété et donc pas de notion de juste et d'injuste. Ces notions apparaissent avec la société qui attribue tel bien à telle personne.
Par la suite, Spinoza tente de déterminer quels sentiments conduisent à la concorde entre les hommes et peuvent par conséquent être considérés comme bons. La joie et la gaîté sont directement bonnes et ne peuvent être excessives car elles augmentent la puissance d'agir du corps dans sa totalité (IV, 41-42). Le plaisir, l'amour et le désir peuvent quant à eux être excessifs (et donc mauvais) s'ils fixent le corps et l'esprit sur un seul objet, diminuant la capacité de ceux-ci à être affectés de manière variée (IV, 43-44 et précédemment, 38). En revanche, la tristesse, la mélancolie et plus encore la haine ne peuvent être bonnes (IV, 41, 42 et 45). Dans le scolie de la proposition 45, Spinoza s'élève contre la “sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir”, défendant le rire et considérant qu'il convient tout autant de chasser la mélancolie que d'apaiser la faim ou la soif. Si l'excès est condamné (ne serait-ce que parce qu'il conduit au dégoût mais aussi pour les raisons susmentionnées), le plaisir en lui-même est parfaitement recommandable, y compris les plaisirs futiles (parfum, parure, jeux du gymnase) “dont chacun peut user sans faire tort à autrui”, car le “le corps humain, en effet, est composé d'un grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et que par conséquent l'esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois.” “Aucune divinité, ni personne d'autre que l'envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte qui sont signes d'une âme impuissante.”.
Tous les sentiments qui reposent sur une part de tristesse ne peuvent être bons en eux-mêmes : c'est le cas de la crainte, du désespoir, évidemment, mais aussi de l'espoir et de la sécurité, par exemple, qui, tout en relevant de la joie, englobent une part de crainte (IV, 47). Spinoza souligne également que la pitié, chez l'homme conduit par la raison, est par elle-même mauvaise et inutile, car la raison suffit à vouloir faire le bien, d'autant plus que la pitié peut être facilement égarée par de fausses larmes. Cependant, il ajoute, avec une particulière insistance, “qui n'est poussé ni par la Raison ni par la pitié à être secourable aux autres, on l'appelle justement inhumain.” (IV, 50, sc.). Ainsi la pitié, à défaut de raison, peut être un moteur utile d'un désir de faire le bien. C'est un pis-aller qu'il faut s'efforcer de dépasser. La faveur (amour envers celui qui fait du bien à autrui) et la satisfaction intérieure peuvent naître de la raison (IV, 51-52), de même que la gloire n'est pas incompatible avec cette dernière, à condition de n'être pas une vaine gloire (IV, 58). Spinoza fait même de la satisfaction intérieure, comprise comme la joie née de la connaissance de soi et de sa puissance véritable, la plus grande satisfaction qui puisse être. Si l'humilité (considération de son impuissance, donc méconnaissance de soi) et le repentir ne sont en revanche pas des vertus, ces passions sont tout de même plus recommandables, pour l'utilité publique, que l'orgueil ou l'impudence (IV, 53-54). Les propositions 55 à 57 sont une condamnation de l'orgueil, mais aussi de la dépréciation de soi, qui supposent l'ignorance de soi, l'impuissance de l'âme et qui conduisent à des sentiments nuisibles pour le bien commun.
Par la suite, Spinoza tend à démontrer que les actions auxquelles nous sommes déterminés par la passion pourrait l'être par la raison (IV, 59). C'est notamment le cas pour les passions tristes, mais aussi pour les passions joyeuses, qui peuvent être mauvaises dans la mesure évoquée ci-dessus (IV, 41-43). Ce qu'un homme est conduit à faire par des passions joyeuses - dans la mesure où celle-ci est bonne et sert la raison - il le fera toujours mieux par la raison seule (c'est à dire en se concevant lui-même et ses actions de manière adéquate). Quant au désir, qui n'est ni bon ni mauvais en soi, il n'est pleinement utile que guidé par la raison, car il concerne alors le développement de l'homme tout entier (IV, 60-61). D'autre part, sous la conduite de la raison, l'esprit est affecté de même manière par une chose présente ou future, qu'il conçoit comme nécessaire et certaine. Si nous avions une idée adéquate de la durée des choses, nous pourrions aisément, sous la conduite de la Raison, préférer un bien futur plus grand à un moindre bien présent. Malheureusement, ce n'est pas le cas, et déterminés par l'imagination, on préfère un bien ou un moindre mal présent à un plus grand bien futur (IV, 62 et 66). Enfin, lorsque l'on agit sous la conduite de la raison, on ne fait pas le bien par crainte du ma - la connaissance du mal, née de la tristesse, est forcément inadéquate -, mais par désir direct du bien, à l'inverse des superstitieux. “Les superstitieux, qui savent reprocher les vices plutôt qu'enseigner les vertus, et qui s'appliquent non à conduire les hommes par la Raison, mais à les contenir par la crainte pour qu'ils fuient le mal plutôt que d'aimer les vertus, ne tendent à rien d'autre qu'à rendre les autres aussi malheureux qu'eux-mêmes ; aussi n'est-il pas étonnant que le plus souvent ils soient insupportables et odieux aux hommes.” (IV, 63, sc.).
A l'issu de ces réflexions, Spinoza distingue l'esclave - qui agit aveuglément, guidé par les passions - et l'homme libre, “qui n'obéit qu'à lui-même et fait seulement ce qu'il sait être primordial dans la vie”. Il entreprend alors de décrire le comportement de cet homme libre. Pour commencer, “l'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.” (IV, 67). Il pose ensuite qu'il y a autant de vertu à fuir (délibérément et opportunément) qu'à surmonter le danger (IV, 69) et que l'homme libre doit fuir autant qu'il peut les bienfaits des ignorants, parce qu'il ne pourra leur manifester la reconnaissance qu'ils attendent et risque de s'attirer leur haine (IV, 70). Enfin l'homme libre agit toujours loyalement et il est plus libre lorsqu'il se soumet par la raison au décret commun d'un Etat que lorsqu'il vit seul (IV, 73).
De la liberté humaine
Spinoza démontre d'abord que “chacun a le pouvoir de se comprendre, soi-même et ses sentiments, clairement et distinctement, sinon absolument, du moins en partie” (V, 4, sc.). En effet, les sentiments ne sont que l'idée d'affection du corps, et il n'est pas d'affection du corps dont nous ne puissions nous former une idée claire et distincte. En se faisant des sentiments une idée adéquate, nous cessons d'en être le jouet : “Un sentiment qui est une passion cesse d'être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte.”(V, 3). On peut alors dissocier les sentiments de leurs causes extérieures et les associer à des pensées : la haine et l'amour seront ainsi détruits et les désirs ne seront plus excessifs (V, 4, sc.).
Les propositions suivantes étudient la puissance des sentiments : dans la mesure où nous comprenons toutes les choses comme nécessaires, nous avons sur les sentiments un empire plus grand (V, 6). Spinoza donne l'exemple très simple d'un homme dont la tristesse s'apaise s'il considère, ayant perdu un bien, qu'il ne pouvait de toute façon pas le conserver. D'autre part, un sentiment est plus fort s'il a plusieurs causes mais il est moins nuisible car il ne fixe pas l'esprit sur un seul objet et chacune de ses causes, considérée en elle-même est moins puissante que si elle était unique (V, 8, 9).
Dans la proposition 10, Spinoza expose une “droite méthode de vivre” qui consiste à ordonner selon l'entendement les affections du corps. Pour cela, il convient de former de justes principes, de se familiariser avec eux par l'imagination (en méditant sur des cas pratiques), de manière à qu'on fasse immédiatement appelle à eux lorsque le besoin s'en fait sentir. Si cela ne permet pas d'éliminer toute réaction instinctive, cela permet d'en réduire l'ampleur et de revenir plus rapidement à la raison. Il faut aussi prêter attention à “ce qu'il y a de bon dans chaque chose, afin d'être toujours déterminés à agir par un sentiment de joie.” Spinoza insiste sur cette idée qu'il a déjà évoquée par ailleurs : il faut s'efforcer de “connaître les vertus et leurs causes”, “de remplir son âme du contentement qui naît de leur connaissance vraie ; et pas du tout de considérer les vices des hommes, de rabaisser les hommes et de se réjouir d'une fausse apparence de liberté.”
Les propositions suivantes se rapportent à l'amour de Dieu (14-20). Celui qui se comprend bien est affecté de joie et par là-même il aime Dieu. Le Dieu de Spinoza est soigneusement désanthromorphisé : il n'éprouve ni amour ni haine. Celui qui connaît Dieu ne peut donc chercher à s'en faire aimer et l'amour de Dieu ne peut être entaché d'envie, car suivant le commandement de la Raison, nous désirons que tous en jouissent. La scolie de la proposition 20 résume ensuite tous les remèdes de l'esprit contre les sentiments, tels qu'ils ont été évoqués depuis le début de cette partie. Spinoza rappelle en outre que la plupart des chagrins viennent de notre attachement à des choses changeantes et qui ne dépendent pas de nous. En revanche, la connaissance de Dieu ne connaît pas ces variations et ne dépend que de nous : plus elle nous occupe l'esprit, moins nous laissons de place aux passions.
Les propositions 21 à 23 évoque la question de l'éternité : l'esprit dure et a une existence finie dans la mesure où il enveloppe l'existence actuelle du corps, mais dans la mesure où il enveloppe également l'idée de l'essence du corps sous l'espèce de l'éternité (et non plus un corps particulier), il n'est plus soumis à la durée et est éternel. Comprendre les choses sous l'espèce de l'éternité, c'est accéder à ce que Spinoza appelle les connaissances du troisième genre, connaissances dont naît la béatitude. Les connaissances du deuxième genre, par la raison, servent en quelque sorte de tremplin pour atteindre ce stade (V, 28). Lorsque nous parvenons à concevoir les choses sous l'aspect de l'éternité, dans leur essence,et non telles qu'elles sont présentes, dans la durée, nous savons alors qu'elles enveloppent en elle l'essence de Dieu (V, 29) : on a par là même connaissance de Dieu (V, 30, 31). C'est ainsi que naît l'amour intellectuel de Dieu (V, 32). Spinoza démontre enfin que la partie de l'esprit qui subsiste étant celle qui conçoit l'essence des choses, plus le corps et l'esprit sont actifs et parfaits, plus la part de l'entendement est grande et plus la part de l'esprit qui subsiste est importante (sinon en quantité, du moins en qualité). Enfin, il rappelle que la Béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même. C'est parce que nous l'éprouvons que nous pouvons réprimer nos mauvais penchants, nos passions et non parce que nous réprimons nos passions (ou que nous craignons l'enfer) que nous éprouvons cette joie et que nous sommes vertueux (V, 42).
2007-12 à 2008-05