Histoire de la pensée chinoise

Anne Cheng

Quelques notes sur les premiers chapitres

Le pari de Confucius sur l'homme

Confucius a la conviction que l'homme est perpétuellement perfectible. Cela concerne tous les hommes et non une élite. Cette perfectibilité repose sur trois piliers : l'apprendre, le ren et les rites. Apprendre n'est pas quelque chose de purement intellectuel. La culture, écrite notamment, est importante (importance rituelle et cosmologique des signes), mais elle n'est pas première. C'est l'expérience de la vie qui est primordiale, et c'est par la relation aux autres que l'on apprend. “Apprendre, c'est apprendre à faire de soi un être humain” (ZHANG Zai). Apprendre est en soi une source de joie et une récompense.

Le ren (caractère composé de hommes + deux) désigne les qualités humaines ou le sens de l'humain. Confucius n'en donne pas une définition précise ou plutôt il en multiplie les définitions. Le ren se définit par exemple par la combinaison d'une exigence infinie envers soi-même et d'une grande mansuétude envers les autres. Cela désigne le tissu de relations avec les autres, à commencer la première des relations, la relation parents-enfants (piété filiale). Le ren, c'est une relation bienveillante avec ses proches, qui s'étend aux autres sous forme de cercles concentriques, jusqu'à atteindre les dimensions de l'humanité toute entière.
Car la pensée confucéenne est une pensée universaliste (qui ne séparent pas des hommes libres d'autres qui seraient barbares). “L'homme de bien est impartial et vise à l'universel ; l'homme de peu, ignorant l'universel, s'enferme dans le sectaire” (Entretiens II, 14). Cette universalité n'exclut pas les hiérarchies (père-fils, souverain-ministre), ce n'est donc pas un égalitarisme.

Les rites ont également un rôle fondamental. Le ren, c'est aussi “vaincre son ego pour se replacer dans le sens des rites”(XII,1). Ou encore “Faute de se régler sur le rituel, la politesse devient laborieuse, la prudence timorée, l'audace rebelle, la droiture intolérance”(VIII, 2). Ce qui est contraire au rituel doit être ignoré, mais le rite n'a de sens qu'en ce qu'il permet d'intérioriser l'humanité de sa relation à autrui. L'intérêt réside donc moins dans son caractère religieux que dans la capacité de celui qui le suit à s'y concentrer tout entier. Le rite a également une dimension esthétique (associé à la musique), il est destiné à harmoniser les relations entre les humains et avec le monde. Ce n'est pas un simple formalisme, le simple respect d'un protocole et les rites concernent moins les relations des humains au surnaturel que les actions des humains entre eux. Le rite est ce qui distingue l'homme civilisé de la brute, de l'animal. Elever sa propre humanité est plus important que les autres devoirs sacrés : “Tant que l'on ne sert pas les hommes, comment peut-on servir leurs mânes.”(XI,11). La fidélité à la Voie mérite qu'on lui sacrifie honneurs, richesse, considération.

En ce qui concerne l'art de gouverner, Confucius préconise de gouverner par la vertu (au sens de virtu), la bienveillance, en mettant l'accent sur l'éducation. Gouverner c'est aussi harmoniser.

Le défi de Mozi à l'enseignement confucéen

Mozi n'est pas issu des mêmes catégories sociales que Confucius (on présume qu'il était peut-être artisan). Sa vision de l'homme est plus pessimiste. A l'idéal de l'homme de bien, il substitue l'idéal de l'homme capable. la communauté sociale doit être cimentée autour des hommes les plus capables, abstraction faite des liens familiaux chers à Confucius (il s'agit là d'une réaction contre les excès de népotisme).
Mozi a la volonté de fonder ses théories sur une argumentation rationnelle plutôt que sur la subjectivité propre à Confucius. Son discours est utilitariste : l'argument d'utilité l'emporte sur les arguments d'autorité ou sur la tradition (ex du deuil, auxquels sont attachés les confucéens et que Mozi trouve contre-productif ; il condamne les guerres pour les mêmes raisons, mais rejette aussi la musique, jugée inutile).
Mozi prône l'amour universel ou plutôt la sollicitude par assimilation (traiter autrui comme soi-même). Il n'établit de distinction de degrés (cercles concentriques confucéens) mais estime qu'il faut considérer les êtres de manière uniforme et égalitaire (réaction, là encore, aux dérives du confucianisme). Plutôt que le ren, il recherche le bien commun, l'intérêt général. Il part du principe que les hommes ayant tendance à privilégier leurs propres intérêts, il faut les amener à prendre l'intérêt commun en considération, en se fondant sur des critères objectifs.
Le désordre, aux yeux de Mozi est lié à l'absence de vision unifiée du juste. Il est donc nécessaire de promouvoir un sens du juste unifié venant du fils du Ciel et qui est garanti lorsqu'on se conforme à ses supérieurs à tous les échelons. La moralité du fils du Ciel découle du Ciel et celle des autres de la crainte d'un châtiment divin, comme de l'espérance d'une récompense. Le ciel se trouve donc personnifié, avec une volonté, des esprits. Chez Confucius, le seul châtiment était la honte d'avoir fauté.
Enfin, Mozi reproche aussi aux confucéens leur fatalisme (qui se résume selon lui à “si je suis bon confucéen et méconnu, c'est le décret du ciel, donc je n'ai rien à faire) qui conduit à la paresse. Pour lui, une bonne conduite, doit conduire à une récompense, sur terre comme au ciel. En somme, il n'accepte pas une moralité qui ne se justifie par rien sinon par un pari sur l'homme.

Zhuangzi à l'écoute du dao

Zhuangzi, comme Laozi, est issu de la Chine méridionale, où il occupait un poste administratif subalterne, qu'il abandonne. Anna Cheng estime que les premiers écrits de Zhuangzi sont sans doute antérieurs à ceux de Laozi.
Zhuangzi refuse à la fois l'engagement confucéen et l'activisme moïste au nom de quelque chose de plus fondamental que l'homme, le Dao, cours naturel de l'univers et des choses. Il s'agit d'essayer de ne pas surimposer à cet ordre naturel sa volonté et son discours, pour se mettre en disponibilité et pouvoir percevoir ainsi sa musique (métaphore du nageur qui survit en nageant dans des eaux tumultueuses par qu'il se laisse porter par les courants).

Zhuangzi utilise l'humour pour montrer la relativité du langage et discréditer la raison discursive : “La grenouille au fonds du puits ne saurait parler de l'océan, enserrée qu'elle est dans son trou.L'insecte qui ne vit qu'un été ne saurait parler du gel, limité qu'il est à une seule saison. Le lettré borné ne saurait parler du Dao, prisonnier qu'il est de ce qu'il a appris.” (Zhuangzi, 17) Ce que nous appelons connaissance dpend de la perspective, relative et limitative dans laquelle nous nous plaçons : “Comment saurais-je que ce que j'appelle “connaissance” n'est pas ignorance ? et comment saurais-je que ce que j'appelle “ignorance” n'est pas connaissance ?” (Zhuangzi, 2). Une des erreurs du discours, c'est de dire “c'est cela, ce n'est pas cela”, en établissant des découpages et des séparations qui n'existent pas dans le Dao. Le Dao ne peut être expliqué par des mots : “La raison d'être de la nasse est dans le poisson ; une fois pris le poisson, on oublie la nasse. […] La raison d'être des mots est dans le sens ; une fois saisi le sens, on oublie les mots.” (Zhuangzi, 26). Le discours peut mener jusqu'à un certain point mais il faut ensuite l'oublier pour se fondre dans quelque chose d'un autre ordre.

Zhuangzi, pour cette raison, favorise le savoir-faire par rapport à la connaissance apprise valorisée par Confucius (métaphore du cuisinier Ding ou du charron Pian). Le vrai savoir-faire ne se transmet par par les mots mais par un apprentissage (comme celui d'un métier d'artisan) pour arriver à une parfait spontanéité (de la main qui découpe le bœuf, par exemple) dans une concentration intense, mais sans imposer en plus sa volonté. Il faut être un miroir des choses : ”L'homme accompli fait de son cœur un miroir. Il ne s'attache pas aux choses, pas plus qu'il ne va au-devant d'elles. Il se contente d'y répondre, sans chercher à les retenir. c'est ainsi qu'il est capable de dominer les choses sans être atteint en lui-même.” (Zhuangzi, 7).

Zhuangzi considère également qu'il est impossible de vraiment savoir ce qui relève du Ciel et ce qui relève de l'homme. Les taoïstes considèrent cependant comme relevant de l'homme ce qui cherche à imposer son moi (wei, c'est-à-dire l'agir qui force la nature) et qu'on est dans le domaine du ciel dans le wuwei, c'est-à-dire le non-agir ou l'agir qui épouse la nature. Ils inventent une figure du saint qui joue d'une totale plénitude, exempt de tout souci moral, politique, social, métaphysique, atteignant une dimension cosmique que le rend invincible. Cette sainteté s'obtient par des exercices visant à affiner l'énergie spirituelle (qigong, travail sur le qi) pour parvenir à se faire miroir des choses, sans être chosifié. Il n'y a pas de négation du monde pour son impermanence, comme chez les bouddhistes, mais il ne faut pas se laisser chosifier par les choses. La mort et la maladie sont acceptées comme des choses naturelles, dans une conception cyclique du temps (retour dans le Dao).

Mencius, héritier spirituel de Confucius

Mencius construit une pensée plus systématique que celle de Confucius pour répondre aux nombreux adversaires du confucianisme.

Théorie politique : Mencius érige la pratique du ren comme méthode de gouvernement, considérant que le peuple se tourne naturellement vers celui qui le pratique. Il ne remet pas en cause les hiérarchies, justifiant la séparation intellectuels-gouvernants/travailleurs-gouvernés. Mais si le souverain se détourne du ren, Mencius considère que le peuple peut légitiment le renverser, car il perd alors le mandat du ciel.

Nature humaine : Mencius la considère comme bonne a priori. L'homme se distingue de l'animal par son sens moral et il s'accomplit en tant qu'homme en cultivant cette aptitude. En combinant nature et destin, Mencius ménage la part de l'homme et celle du Ciel. La nature est proprement humaine mais vient du Ciel. Le destin (décret du Ciel) est ce qu'il incombe à l'homme de connaître et d'accomplir. Il n'y a pas dans cette théorie de réelle place pour le mal. Celui qui a vraiment pris conscience de sa nature d'homme fait le bien sans se demander pourquoi il doit le faire. Le mal résulte d'une prise de conscience insuffisante. Mais cela n'est jamais irrémédiable (image de la sente de montagne, qui peut disparaître si on ne l'entretient pas, mais peut à tout moment être débroussaillée et devenir chemin). Chez Mencius, il n'y a pas de libre arbitre, mais une responsabilité de l'homme dans l'ardeur qu'il met à comprendre sa nature et réaliser son destin.

Le Dao du non-agir dans le Laozi

On ne sait rien de Laozi, mais l'existence historique de l'ouvrage est attestée. Le Laozi est constitué d'aphorismes, de stances poétiques, un langage apte à pointer vers l'indicible. L'oeuvre peut aussi bien être considéré comme un traité de sagesse individuelle que comme un traité politique (seul le Zhuangzi se prononce pour un renoncement à l'engagement politique).

Laozi rejette les valeurs confucianistes (”Laisse là ton amour de l'humain et du juste, Le peuple retrouvera l'amour de père à fils” §19) et l'activisme moïste (“Laisse tomber la promotion des plus capables, le peuple cessera de batailler” §3). Contrairement à Mencius, Laozi pense que le naturel - le Ciel - est amoral et rejette les principes moraux comme vains et inutiles. Pour gouverner et briser le cercle des violences (contexte des royaumes combattants) il prône le non-agir (”celui qui agit détruira, celui qui saisit perdra”) - c'est-à-dire l'absence d'action agressive, intentionnelle, contraire au Dao -, la préférence pour le faible plutôt que pour le fort (sans exclusion du fort), la souplesse plutôt que la dureté, à l'image de l'eau, souple et faible, qui vient à bout de tout. En se plaçant plus bas que l'adversaire, on désamorce l'agressivité. Le non-agir l'emporte sur l'agir par attraction et non par contrainte.

Ne pas agir, c'est retourner à sa nature originelle (image du nouveau-né, ou du bois brut) sur le plan collectif (idée de sociétés primitives aux modes de vie simples, dépourvus de contrainte et d'agressivité) comme sur le plan individuel (décroître jusqu'à ce que l'il-y-a revienne à l'il-n'y-a-pas” dans un état de fusion originel, renoncer au moi limité et limitatif) : ”pratiquer l'apprendre, c'est de jour en jour croître, pratiquer le Dao, c'est de jour en jour décroître” §48. Cf. aussi le § 20.

 
philosophie/pensee_chinoise.txt · Dernière modification: 2009/04/11 19:18 (édition externe)     Haut de page