Théorie du corps amoureux
Quelques notes très parcellaires et citations tirées du livre de Michel Onfray.
Introduction
« A son corps défendant, elle m'enseignait l'impérieuse nécessité d'élaborer une théorie à la hauteur de sa pratique quand on ne peut pratiquer la théorie professée. »
Première partie
”Consentir à la lecture du désir comme nécessité n'empêche pas l'optimisme platonicien. Car imaginer possible la restauration de l'unité primitive induit un formidable espoir, sur lequel se brisent et échouent pourtant, de fait, les rêves de deux mille ans de naïveté occidentale. Aristophane est coupable d'associer désir et manque parce que sa lecture implique une définition de l'amour comme quête, alors qu'il n'y a rien à trouver. Dévots de son enseignement, les sujets se perdent dans le désir d'un objet introuvable parce que inexistant, fantasmagorique, mythique.”
Aristophane, dans le Banquet, présente l'androgyne primitif ou reconstitué comme une sphère à l'assouvissement béat. L'assouvissement, l'absence de désir, est finalement proche de l'impuissance ou de la mort. Un couple inscrit dans une sphère est un couple autiste. ”Considérer la sphère comme modèle du couple instruit la plupart des névroses que l'Occident génère en matière d'amour, de sexualité, de relation sexuée. Car quêter une perfection substantiellement inexistante, viser un leurre, conduit sûrement au désenchantement, à la désillusion, lorsque cessent les enchantements factices du début et les illusions pénibles de la suite.[…] Viser la fusion, c'est vouloir la confusion, la perte d'identité, le renoncement à soi au profit d'une figure aliénante et cannibale.”
Troisième lieu commun chez Platon : l'opposition entre le corps et l'âme, dualité adoptée par les chrétiens et toujours dominante. Beauté de l'âme et bestialité du corps périssable qui l'enferme. De là découlent deux idées de l'amour, l'une noble, qui néglige la part charnelle, et l'autre animale. Sur les bases platoniciennes, l'Eglise oppose Eros et Agape, impose la mortification de la chair, ”la chasteté, la virginité et, à défaut, le mariage, cette sinistre machine à faire des anges”.
Pour Démocrite, le plaisir et le désir sont réductibles à des combinaisons atomiques, à des fluides. Il ne fait pas de hiérarchie des plaisirs et ne les estiment pas mauvais en eux-mêmes, pourvu qu'ils ne troublent pas la sérénité et l'équilibre du sage. L'agréable et le désagréable fonctionnent en perspective avec l'utile et le nuisible. Diogène et les matérialistes font du désir une volonté d'éjaculation (masculine ou féminine), un excès à épancher, qui se rapproche du principe de la catharsis (transfiguration en plaisir ou en soulagement de choses initialement désagréables). Dans cette logique, il y a équivalence, pour que le désir devienne plaisir, entre l'onanisme et la relation sexuelle, le plaisir, même à deux, restant un phénomène matériel individuel, solitaire. Plaisir et désir sont séparés de l'amour. Ce sont des tributs à verser au corps pour que le désir n'empoisonne pas la pensée et ne pèse pas sur la sérénité et la liberté de l'individu. Tributs à verser en toute simplicité, sans habillage mythologique complexe.
Pour Epicure, il existe trois catégories de désirs : les désirs naturels et nécessaires (manger, boire), les désirs naturels non nécessaires (baiser), les désirs vains comme la gloire, l'art… L'eudémonisme ascétique d'Epicure exige de satisfaire la première catégorie et de délaisser les autres. Il faut toujours que la somme des plaisirs soient supérieure à celle des déplaisirs. Satisfaire un besoin sexuel, c'est prendre le risque de s'attacher un partenaire, d'être sous l'emprise du plaisir, de perdre la sérénité du sage. D'où la préférence pour le renoncement, l'évitement, la sublimation, l'ascèse. Il faut sculpter plaisirs et désirs en les choisissant.
Lucrèce reprend les thèses matérialistes antérieurs et dénonce l'amour comme une illusion. La sexualité est l'échec de l'interpénétration des corps, la rencontre de monades. La jouissance de l'autre intéresse car elle fait la démonstration narcissique d'une capacité à la déclencher, à la produire, d'où la satisfaction induite à se sentir puissant dans la possession et l'appropriation, la réduction et l'assujettissement. On jouit du plaisir de l'autre parce qu'on le déclenche, on souffre de ne pouvoir le provoquer, mais on ne jouit pas le plaisir de l'autre. ”On désire la prison, on réalise l'abîme. Lorsque le temps passe, la décristallisation s'opère, le réel apparaît tel qu'il est, on sort de l'amour vidé, brisé, comme on sortirait de l'enfer. Pour éviter cela, Lucrèce prône de renoncer au désir amoureux mais d'en conserver les avantages, c'est-à-dire la volupté. Cela consiste à éviter toute relation durable, immobile, la monogamie, le couple. Le sage lucrétien a su sculpter son désir, pour le posséder sans être possédé par lui. L'inconstance amoureuse est le prix de le constance du sage.”
Deuxième partie : logique du plaisir
Chapitre premier : de l'économie
L'Ancien Testament inaugure dans la pensée occidentale la détestation de la chair, du plaisir, la détestation de la vie et de la femme, qui porte le poids du péché originel, alors qu'elle ne fit preuve que de la volonté de partager le savoir de Dieu, un acte de liberté, d'insoumission, un pas vers la connaissance. Paul de Tarse crée la théologie chrétienne en fusionnant les pensées juives et platoniciennes. Paul abomine tous les plaisirs et particulièrement le désir sexuel. La virginité est l'idéal, le mariage un pis-aller. Mieux vaut se marier que brûler.
L'Eglise abrite par la suite deux courants : les abolitionnistes (en matière de sexualité) et les possibilistes. Pour les premiers, toute concession au désir, y compris le mariage et la procréation, détourne de Dieu. Pour les seconds, il s'agit d'amoindrir la sexualité en la codifiant (calendrier médiéval des jours de copulation). Tertullien place virginité et mariage sur le même plan : Adam et Eve, puis les couples invités par Noé sur l'arche justifient ses propos.
Le couple hétérosexuel est toléré pour permettre de répondre aux nécessités biologiques de survie de l'espèce. Pour Augustin, la sexualité se justifie par la procréation qui fait perdurer l'oeuvre de Dieu. Le mariage et la fidélité sont les modalités d'exercice qui permettent de canaliser le désir. Le devoir conjugal - consentir au désir de l'autre (en pratique, au désir de l'homme) - est nécessaire pour canaliser le désir au sein du couple. Augustin tolère aussi la prostitution pour éviter que les débordements d'énergie sexuelle ne conduisent à l'adultère.
Doctrines procédant d'une peur du désir-plaisir et d'une peur de ne pas être physiquement à la hauteur : ce qui est dévalorisé n'exige pas de performances, l'accomplissement physiologique suffit.
Chapitre second : de la dépense
L'éléphant, chez les philosophes de l'Antiquité et plus encore chez les chrétiens, est vanté pour sa continence. Le porc au contraire, a été de tout temps décrié pour sa lubricité, son goût pour la boue. Comment est-il devenu le symbole de l'épicurisme, initialement ascétique ? Chez Epicure, le plaisir n'est pas considéré comme mauvais en soi, mais parce que ses effets (besoin de réitération entraînant un manque, dépendance du corps et de l'esprit et autres prix à payer) peuvent menacer l'ataraxie.
Epicure considère l'ascétisme comme la voie la plus sûre pour conserver la sérénité. C'est aussi pour lui une approche pragmatique : il est pauvre, son corps fragile… En revanche, ses disciples peuvent pratiquer le plaisir sans obstacles et ne trouvant pas chez Epicure de condamnation théorique, ils versent dans l'hédonisme. Les poètes tels qu'Horace ou Tibulle affichent sans honte leur hédonisme et leur sympathie pour les pourceaux. Horace célèbre l'autonomie, l'art d'être à soi-même sa propre norme, de dépendre le moins possible des autres pour l'organisation de sa vie, de rechercher un plaisir qui ne soit pas payé de déplaisir. Carpe diem : éviter de troubler le présent avec des considérations nostalgiques sur le passé à prédictives sur le futur. Absence totale de crainte envers un jugement moral futur. L'enfer pour les hédonistes, c'est une succession de moments présents gâchés. Ne pas consentir aux mots d'ordre collectif, ne pas se révolter contre ce sur quoi on n'a pas prise. Ne pas refuser la satisfaction de ses envies sauf lorsqu'elles coulent trop, ne pas entretenir, ce qui, en nous, entrave notre liberté, viser l'expansion et la dépense joyeuse.
« Vouloir la vivacité, la subtilité, la délicatesse, l'élégance et la grâce en (s') interdisant radicalement la moindre once de poids dans la relation sexuée et sexuelle, amoureuse et sensuelle. Une histoire devient libertine quand elle épargne absolument la liberté de l'un et de l'autre, son autonomie, son pouvoir d'aller et de venir à sa guise, d'user de sa puissance nomade.
Est lourd ce qui fixe, immobilise et sédentarise. Ce qui demande des comptes, exige droit de regard, soumet à la pression d'un regard tiers. » Quatre points d'assise du Libertinage : rester libre, habiter le présent, refuser la pesanteur, pratiquer le jeu.
Ovide, dont l'art d'aimer, dissocie amour, sexualité, procréation, tendresse, mariage, fidélité. Rejet des fabulations sur l'amour. Pour un érotisme solaire, pratique indispensable d'une séduction égalitaire. Une séduction éclairée, pas dominatrice, qui propose un contrat quelqu'un qui sache le comprendre et l'accepter. Ethique voluptueuse de prévenance envers l'autre, de dévouement au corps de l'autre.
Troisième patrie : théorie des agencements
Chapitre premier : de l'instinct
« Loin de faire sourire, les Inspectrices des Affaires conjugales des Lois de Platon […] disposent aujourd'hui de prolongements inattendus reformulés dans les termes et les catégories de l'Occident contemporain : la pression idéologique, le regard d'autrui, le bavardage et la dictature du On, cher à Heidegger, la persuasion fiscale, le modèle dominant, la charge médialogique (des canons de l'art chrétien à ceux de la logique médiatique qui triomphe sur le marché - le beau mariage, la famille merveilleuse, le conte de fée…), la tyrannie sociale laisse peu de latitude aux volontés rétives devant les agencements classiques. Refuser délibérément le sang géniteur équivaut à un renoncement tacite au sol de la nation.»
« Enfin, la volonté d'éternité, ancrée dans le ventre des amateurs de famille, trahit trop profondément une angoisse existentielle radicale, une incapacité à admettre sa propre finitude, doublée d'un désir de la conjurer dans le fantasme des générations […], de l'immortalité obtenue et vécue par procuration. »
« L'instinct, le pur instinct, rien d'autre que l'instinct [comme les abeilles] : il n'existe aucune autre source au grégarisme avant son durcissement en formes sociales. L'incapacité à devoir naître, vivre, jouir et mourir seul, voilà les raisons de l'ordre et de la loi présentées sous les auspices de la nature. En consentant aux modèles dominants l'individu abandonne sa singularité, puis obtient en paiement de sa docilité et de son conformisme, un temps seulement, la paix de l'âme, l'indolence du corps, le plaisir animal de ne pas se sentir seul, d'être semblable aux autres, tout en se croyant différent. »
Chapitre second : du contrat
Eumétrie : « lieu idéal, point magique, ni trop proche ni trop éloigné de l'autre. […] Trop éloigné, la misanthropie guette ; trop proche, la saturation menace. […] Autrui se consomme avec modération. A défaut, le risque consiste à trop savoir, trop connaître, trop voir les mécanismes sombres qui construisent, structurent et animent l'aube. […] Excessivement proche d'autrui, ou trop éloigné de lui, les risques négatifs paraissent semblables : un écoeurement de déconvenue ou de solitude, une nausée de désappointement ou de réclusion, une lassitude, un désenchantement, un dégoût généralisé. »
L'eumétrie « s'écarte également la solitude glacée et le mariage nauséabond. »
« De même, elle [la théorie du contrat] architecture en artificialisme aux antipodes du naturalisme, des tenants de la transcendance et des mondes idéaux. Si l'on ne maîtrise pas l'émergence de ses sentiments, du moins peut-on leur donner une forme, les contraindre, les libérer, les sculpter. »
« D'où la nécessité de reconsidérer les lois amoureuses occidentales pour tâcher d'en finir avec la forme obligée du couple fusionnel, désireux de complémentarité et primitivement inscrit dans une volonté d'éternité. »
« Dans une logique hédoniste, on évite d'infliger quoi que ce soit, y compris l'existence, à qui ne l'a pas demandé. »