Éloge de la fuite
Autoportait
Impossibilité de se décrire sans recourir à un discours logique, « expression de nos pulsions maquillées par notre acquis socio-culturel ». Inexistence de toute objectivité dans ce domaine (l’objectivité réside uniquement dans les faits reproductibles expérimentalement et dans les lois générales organisant les structures).
« Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l’œuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure n’a pas d’autre raison d’être, que d’être. »
Le système nerveux dont nous héritons à la naissance est soumis à l’organisation de la société dans laquelle nous évoluons. C’est pourquoi il est utile de comprendre les règles d’établissement des structures sociales au sein desquelles nous vivons, ainsi que les automatismes culturels et les jugements de valeurs qui nous emprisonnent.
Rester normal par rapport à soi-même et non par rapport aux autres, peut conduire à trois types d’attitude. Deux sont des impasses : la révolte et la soumission. Seule la fuite est salutaire…
« Il y a plusieurs façons de fuir [énumération : drogue, psychose, suicide]. Il y a peut-être une autre façon encore : fuir dans un monde qui n’est pas de ce monde, le monde de l’imaginaire. Dans ce monde on risque peu d’être poursuivi. On peut s’y tailler un vaste territoire gratifiant, que certains diront narcissique. Peu importe, car dans le monde où règne le principe de réalité, la soumission et la révolte, la dominance et le conservatisme auront perdu pour le fuyard leur caractère anxiogène et ne seront plus considérés que comme un jeu auquel on peut, sans crainte, participer de façon à se faire accepter par les autres comme « normal ». Dans ce monde de la réalité, il est possible de jouer jusqu’au bord de la rupture avec le groupe dominant, et de fuir en établissant des relations avec d’autres groupes si nécessaire, en gardant intacte sa gratification imaginaire, la seule qui soit essentielle et hors d’atteinte des groupes sociaux.
Ce comportement de fuite sera le seul à permettre de rester normal par rapport à soi-même, aussi longtemps que la majorité des hommes qui se considèrent normaux tenteront sans succès de le devenir en cherchant à établir leur dominance […]. Pour rester normal, il ne vous reste plus qu’à fuir loin des compétitions hiérarchiques. Attendez-moi, j’arrive ! ».
L’amour
L’amour semble tout justifier, on ne peut l’attaquer sans être taxé de cynisme. « Je voudrais essayer de découvrir ce qui se cache derrière ce mot dangereux, ce qu’il cache sous son apparence mielleuse, les raisons millénaires de sa fortune. »
Premier niveau d’action : réponse automatique et non adaptable à un stimulus (au présent). Deuxième niveau d’action : organisation de l’action présente en fonction de l’expérience passée, la motivation de l’action par l’expérience acquise masquant alors la motivation de la pulsion primitive. L’action s’adapte en fonction de deux principes : le principe de plaisir commande « la recherche (pulsionnelle ou résultant de l’apprentissage) de la répétition de l’expérience agréable » ; le principe de réalité correspond à la connaissance de la réalité extérieure et du coût des transgressions des interdits socio-culturels. Troisième niveau d’action : anticipation par l’imaginaire des actes gratifiants ou nociceptifs : c’est le désir, qui « répond au présent, grâce à l’expérience passée par anticipation du résultat futur ».
Le réflexe de propriété correspond en fait à la volonté de s’approprier les êtres et les objets qui permettent l’action gratifiante.
Face à un stimulus négatif, si l’action de fuite ou de lutte est efficace, elle est enregistrée comme gratifiante. Si cette action est impossible ou inefficace, elle est enregistrée comme telle par la mémoire à long terme et un processus d’inhibition se met en place, générant du stress. Tout ce qui s’oppose durablement à l’action gratifiante met en danger le fonctionnement organique (hypertension, maladies psychosomatiques). En situation sociale, la gratification s’obtient par la dominance qui peut s’établir sur la force physique (animaux, premiers hommes) ou aujourd’hui, sur le degré d’abstraction atteint par un individu dans son information professionnelle.
L’amour peut être décrit « comme la dépendance du système nerveux à l’égard de l’action gratifiante réalisée grâce à la présence d’un autre être dans notre espace ».
« Le seul amour qui soit vraiment humain, c'est un amour imaginaire, c'est celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve généralement son origine dans l'être aimé, mais qui n'en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour devenir une véritable création, une image sans réalité. Alors, il ne faut surtout pas essayer de faire coïncider cette image avec l'être qui lui a donné naissance, qui lui n'est qu'un pauvre homme ou qu'une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C'est avec cet amour-là qu'il faut se gratifier, avec ce que l'on croit être et ce qui n'est pas, avec le désir et non avec la connaissance. Il faut se fermer les yeux, fuir le réel. Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l'art, et ne jamais utiliser la clef du placard où Barbe-Bleue enfermait les cadavres de ses femmes. Car dans la prairie qui verdoie, et sur la route qui poudroie, on ne verra jamais rien venir.
Si ce que je viens d’écrire contient une parcelle de vérité, alors je suis d’accord avec ceux qui pensent que le plaisir sexuel et l’imaginaire amoureux sont deux choses différentes qui n’ont pas de raison a priori de dépendre l’une de l’autre. Malheureusement, l’être biologique qui nous gratifie sexuellement et que l’on tient à conserver exclusivement de façon à “réenforcer” notre gratification par sa “possession”, coïncide généralement avec celui qui est à l’origine de l’imaginaire heureux. L’amoureux est un artiste qui ne peut plus se passer de son modèle, un artiste qui se réjouit tant de son oeuvre qu’il veut conserver la matière qui l’a engendrée. Supprimer l’oeuvre, il ne reste plus qu’un homme et une femme, supprimer ceux-là, il n’y a plus d’oeuvre. L'oeuvre quand elle a pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est du domaine de l'imaginaire, une vie qui ne vieillit pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en plus de peine à cohabiter avec l'être de chair, inscrit dans le temps et l'espace, qui nous a gratifié biologiquement. C'est pourquoi il ne peut pas y avoir d'amour heureux, si l'on veut à toute force identifier l'oeuvre et le modèle. »
L’amour de la patrie fait appel à la même dissociation entre la réalité objective (les citoyens en chair et en os) et l’œuvre imaginaire, la patrie, que le citoyen lambda rêve pour oublier la triste réalité [comme nous rêvons d’une France victorieuse à travers l’équipe de France, en ce mondial de foot 2006, pour oublier notre modèle social en rade]. « La distance croissante qui sépare ainsi la réalité objective de la création imaginaire permet de manipuler la première en exploitant la seconde au bénéfice des plus forts » : manipulation de l’idée de patrie pour mener les hommes à la guerre… Ou encore, on peut dire qu’il y a utilisation de « l’imaginaire pour assurer la dominance de ces pulsions dans l’action, sous la protection ambiguë du langage conscient ».
Il faut souhaiter que cet imaginaire qui répond à nos pulsions (désir de gratification, de fuite…) ne s’enferme pas dans des cadres préfabriqués (la patrie, l’amour clef en main…), nous évitant ainsi d’être dominants et/ou dominés.
Eloge de la fuite, c’est-à-dire de la recherche en soi de la vie pour soi :
- « j’ai reçu d’eux [les hommes] plus de choses par le livre que par la poignée de main. »
- motivations ambiguës de l’action humanitaire. « Le paternalisme, le narcissisme, la recherche de la dominance savent prendre tous les visages ». Recherche de soi, avant tout, dans ce type d’action vers l’autre.
- « Et puis certains, dont je suis, en ont assez de ne connaître l’autre que dans la lutte pour la promotion sociale et la recherche de la dominance. Dans notre monde, ce ne sont pas des hommes que vous rencontrez le plus souvent, mais des agents de production, des professionnels. Ils ne voient pas non plus en vous l’Homme, mais le concurrent, et dès que votre espace gratifiant entre en interaction avec le leur, ils vont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre. Alors […] il faut fuir, refuser la lutte si c’est possible. Car ses adversaires ne vous aborderont jamais seuls. Ils s’appuieront sur un groupe ou une institution. […] Quand il vous arrive de rencontrer un homme qui accepte de se dépouiller de son uniforme et de ses galons, quelle joie ! L’Humanité devrait se promener à poil, comme un amiral se présente devant son médecin, car nous devrions tous être les médecins les uns des autres. Mais si peu se savent malades et désirent être soignés ! »
Dans l’espace amoureux, on est soumis à une lutte de dominance. Il est tout aussi difficile de respecter l’autonomie de l’autre que de faire respecter la sienne, sans que le sentiment amoureux soit accusé de tiédeur. « Aimer l'autre, cela devrait vouloir dire que l'on admet qu'il puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos désirs, à notre propre gratification, accepter qu'il vive conformément à son système de gratification personnel et non conformément au nôtre. Mais l’apprentissage culturel au cours des millénaires a tellement lié le sentiment amoureux à celui de possession, d’appropriation, de dépendance par rapport à l’image que nous nous faisons de l’autre, que celui qui se comporterait ainsi par rapport à l’autre serait en effet qualifié d’indifférent ». L’espace immédiat, familial et social, ne saurait être gratifiant tout en échappant aux luttes pour la dominance. Il faut donc rechercher un espace plus ouvert (espace planétaire) où les luttes sont moins d’hommes à hommes que de concepts à concepts, avec la possibilité de fuir hors des espaces où l’on serait enfermé.
P. 34, 35 :
« Déçus ? Bien sûr vous l'êtes. Entendre parler de l'Amour comme je viens de le faire a quelque chose de révoltant. Mais cela vous rassure en raison même de la différence. Car vous, vous savez que l'esprit transcende la matière. Vous savez que c'est l'amour particulier, comme l'amour universel, qui transporte l'homme au-dessus de lui-même. L'amour qui lui fait accepter parfois le sacrifice de sa vie. « Parroles, parroles, parroles », chuchote Dalida avec cet accent si profondément humain qu'il touche au plus profond du coeur les foules du monde libre. Vous savez, vous, que ce ne sont pas que des mots, que ce qui a fait la gloire des générations qui nous ont précédés, sont des valeurs éternelles, grâce auxquelles nous avons abouti à la civilisation industrielle, aux tortures, aux guerres d'extermination, à la déstructuration de la biosphère, à la robotisation de l'homme et aux grands ensembles. Ce ne sont pas les jeunes générations évidemment qui peuvent être rendues responsables d'une telle réussite. Elles n'étaient pas encore là pour la façonner. Elles ne savent plus ce qu'est le travail, la famille, la patrie. Elles risquent même demain de détruire ces hiérarchies, si indispensables à la récompense du mérite, à la création de l'élite. Ces penseurs profonds qui depuis quelque temps peuplent de leurs écrits nos librairies, et que la critique tout entière se plaît à considérer comme de véritables humanistes, sachant exprimer avec des accents si « authentiques » toute la grandeur et la solitude de la condition humaine, nous ont dit : retournons aux valeurs qui ont fait le bonheur des générations passées et sans lesquelles aucune société ne peut espérer en arriver où nous sommes. Sans quoi nous risquons de perdre des élites comme celles auxquelles ils appartiennent, ce qui serait dommage. Qui décidera de l'attribution des crédits, de l'emploi de la plus-value, qui dirigera aussi « humainement » les grandes entreprises, les banques, qui tiendra dans ses mains les leviers de l'Etat, ceux du commerce et de l'industrie, qui sera capable enfin de perpétuer le monde moderne, tel qu'eux-mêmes l'ont fait ? Et toute cette jeunesse qui profite de ce monde idéal, tout en le récusant, ferait mieux de se mettre au travail, d'assurer son avenir promotionnel et l'expansion économique, qui est le plus Sûr moyen d'assurer le bonheur de l'homme. La violence n'a jamais conduit à rien, si ce n'est à la révolution, à la Terreur, aux guerres de Vendée et aux droits de l'Homme et du Citoyen. Sans doute, il y a des bombes à billes, au napalm, les défoliants, les cadences dans les usines, les appariteurs musclés, mais tout cela (pour ne citer qu'eux) n'existe que pour apprendre à apprécier le monde libre à ceux qui ne savent pas ce qu'est la liberté et la civilisation judéo-chrétienne. Conservons la vie, ce bien suprême, pénalisons l'avortement, la contraception, la pornographie (qui n'est pas l'érotisme, comme chacun sait) et favorisons, au nom de la patrie, les industries d'armement, la vente à l'étranger des tanks et des avions de combat, qui n'ont jamais fait de mal à personne puisque ce sont les militaires qui les utilisent. Si parfois ces bombes tuent des hommes, des femmes et des enfants, ceux- là ont déjà pu apprécier les avantages de la vie, en goûter les joies familiales et humaines. Alors que ces pauvres innocents de la curette ou de l'aspirateur ne sauront jamais les joies qu'ils ont perdues, le bonheur de se trouver parmi nous. Savez-vous si parmi eux il ne s'en serait pas trouvé un qui aurait même pu devenir président de la République ? Non, croyez-moi, laissez-les vivre, car même si l'existence n'est pas une formule idéale, vous savez bien que la douleur élève l'homme et que nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert. (Cette dernière phrase, pour être la preuve d'une culture authentique, devrait s'accompagner d'un renvoi en bas de page sur une référence bibliographique.) »
Dénonciation virulente de l’hypocrisie de notre société, du discours sur l’Amour et le sacrifice de soi pour le bien de l’humanité, de l’ « échelle des valeurs humainement conçue » qui n’est qu’une « chienlit pour permettre l’établissement des dominances ». Car en réalité, « les choses se contentent d’être, sans valeur autre que celle que lui attribue un ensemble social particulier. »
p. 38, 39 :
« Ainsi, j'ai compris que ce que l'on appelle « amour » naissait du réenforcement de l'action gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace opérationnel et que le mal d'amour résultait du fait que cet être pouvait refuser d'être notre objet gratifiant ou devenir celui d'un autre, se soustrayant ainsi plus ou moins complètement à notre action. Que ce refus ou ce partage blessait l'image idéale que l'on se faisait de soi, blessait notre narcissisme et initiait soit la dépression, soit l'agressivité, soit le dénigrement de l'être aimé.
J'ai compris aussi ce que bien d'autres avaient découvert avant moi, que l'on naît, que l'on vit, et que l'on meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui n'a qu'une seule raison d'être, celle de se conserver. Mais j'ai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et l'apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette structure, et qu'au niveau de l'organisation du moi, elle n'était plus qu'eux. J'ai compris enfin que la source profonde de l'angoisse existentielle, occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une société de production, c'était cette solitude de notre structure biologique enfermant en elle-même l'ensemble, anonyme le plus souvent, des expériences que nous avons retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre ce que nous sommes et ce qu'ils sont, prisonniers enchaînés au même monde de l'incohérence et de la mort. J'ai compris que ce que l'on nomme amour pouvait n'être que le cri prolongé du prisonnier que l'on mène au supplice, conscient de l'absurdité de son innocence ; ce cri désespéré, appelant l'autre à l'aide et auquel aucun écho ne répond jamais. Le cri du Christ en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Il n'y avait là, pour lui répondre, que le Dieu de l'élite et du sanhédrin. Le Dieu des plus forts. C'est sans doute pourquoi on peut envier ceux qui n'ont pas l'occasion de pousser un tel cri, les riches, les nantis, les tout-contents d'eux-mêmes, les fiers-à-bras-du-mérite, les héros de l'effort récompensé, les faites-donc-comme-moi, les j'estime-que, les il-est-évident-que, les sublimateurs, les certains, les justes. Ceux-là n'appellent jamais à l'aide, ils se contentent de chercher des « appuis » pour leur promotion sociale. Car, depuis l'enfance, on leur a dit que seule cette dernière était capable d'assurer leur bonheur. Ils n'ont pas le temps d'aimer, trop occupés qu'ils sont à gravir les échelons de leur échelle hiérarchique. Mais ils conseillent fortement aux autres l'utilisation de cette « valeur » la plus « haute » dont ils s'affirment d'ailleurs pétris. Pour les autres, l'amour commence avec le vagissement du nouveau-né lorsque, quittant brutalement la poche des eaux maternelles, il sent tout à coup sur sa nuque tomber le vent froid du monde et qu'il commence à respirer, seul, tout seul, pour lui-même, jusqu'à la mort. Heureux celui que le bouche à bouche parfois vient assister.- Narcisse, tu connais ? »
Une idée de l’Homme
Tricherie du langage qui couvre les pulsions et vient justifier le comportement des dominants et des dominés. Connaissant l’inconscient, il est tentant de se tourner vers la science et la neurobiologie pour essayer de décrypter le langage et sortir des jugements de valeur.
La cause de l’angoisse est l’impossibilité de réaliser l’action gratifiante ou d’y échapper par la fuite ou la lutte. Les pulsions à satisfaire peuvent être fondamentales (sexe) ou résulter d’un apprentissage (recherche de dominance ou besoin créé par la société). Ce qui nous empêche de les satisfaire c’est :
- la mémorisation de la punition entraînée par la satisfaction de certains besoins
- l’ignorance des conséquences de l’acte, source d’angoisse
- absence d’action appropriée car angoisse imaginaire (on imagine un scénario catastrophe, contre lequel on ne peut agir, puisqu’il n’existe qu’en rêve). L’angoisse de la mort résulte de tous les paramètres ci-dessus : on ignore ces circonstances (quand) ou on les connaît trop bien (mort programmée contre laquelle il n’y a ni fuite ni lutte), on imagine des scénarios catastrophes (enfer) qui imprègne l’inconscient de tous (mêmes les athées), on associe certains comportements à une punition dans l’au-delà…
L’homme est considéré comme étant moitié producteur et moitié culturel. Il est d’abord un producteur qui s’inscrit dans des rapports hiérarchisés (en fonction du degré d’abstraction atteint dans son information professionnelle). Le travail accompli par la masse étant trop parcellisé pour être gratifiant, la culture doit fournir un exutoire au malaise social. La culture, comprise comme activité artistique et littéraire, est le domaine où l’affectivité et l’imaginaire sont censés s’exprimer librement.
Le créateur est celui qui peine à trouver sa place dans la société de production et ses hiérarchies. En ce sens, l’acte créateur est une fuite du quotidien vers l’imaginaire. Il est néanmoins tributaire de sa socio-culture d’origine, même s’il s’en écarte pour créer une œuvre originale. De cet écart naît la difficulté de juger et comprendre l’œuvre contemporaine, car les critères qui permettent d’évaluer les œuvres passées n’existent pas encore pour les œuvres présentes. L’artiste peut cependant bénéficier d’un relatif succès s’il est apprécié des snobs, qui cherchent à se distinguer de la masse et à se revêtir de l’originalité de l’artiste en faisant semblant de le comprendre. « De l’accouplement du non-conformiste et du snob, un système marchand peut naître », avec une réintégration de l’artiste dans l’échelle hiérarchique.
C’est peut-être parmi les artistes qui refusent de se réinscrire dans l’échelle hiérarchique qu’on a le plus de chances de trouver des génies, car ils trouvent leur gratification dans l’imaginaire et sont donc moins suspects. Ceci dit, il arrive qu’un artiste soit simultanément un fuyard et un « installé » dans la société (ex : Dali). Cela dépend du consommateur. Car si la réalisation de l’œuvre est une fuite vers l’imaginaire, l’œuvre créée et sa réception par le public ramène l’artiste vers la réalité, vers sa socio-culture. Séparation péremptoire entre la culture et les activités de production :
- l’homme cultivé est celui à qui sa vie professionnelle laisse le temps (et les moyens financiers) de devenir tel
- la culture permet à la bourgeoisie de maintenir sa dominance sur les moyens de production, en offrant à la masse un substitut (la culture permet une valorisation sociale de son image, une ascension, visant à calmer le malaise de ceux qui n’ont pas le pouvoir). La culture s’établit en parallèle d’un système qu’elle ne menace pas car il l’englobe : en pays capitalistes, mêmes les idées subversives, révolutionnaires, se vendent dans une société qui démontre son libéralisme idéologique en l’autorisant. La culture autorisée est très largement à usage externe, l’arborer permet de sauver les apparences en cas d’échec social. Cette culture est un bric-à-brac, un amoncellement de jugement de valeur dans lequel chacun peut faire son marché en fonction de ce qui le gratifie, sans rencontrer de contradictions.
L’enfance
Le système nerveux du petit enfant comprend déjà une structure pulsionnelle pour répondre aux besoins fondamentaux et une structure permettant l’apprentissage des automatismes exigés par le milieu. Lorsqu’il a faim, il crie (structure pulsionnelle). Bientôt, sa mémoire (apprentissage) va associer à la satisfaction l’odeur de la mère et autres stimuli. Plus tard il comprend que la mère est la source de ses gratifications, mais qu’il peut la perdre : il apprend la jalousie (oedipe). Il comprend ensuite que lorsqu’il se soumet à l’apprentissage qu’on lui inculque (faire pipi au pot), il est récompensé, tandis qu’il est puni dans le cas contraire. Le non-conformisme sera donc utilisé pour punir les parents.
Au départ, tous les systèmes neuronaux sont à peu près semblables. Ils se développent en fonction de la richesse de l’environnement (qui agit très tôt) et sont soumis à l’influence du milieu. Chaque milieu induit des jugements de valeur, un système de pensée. Celui d’un milieu bourgeois est plus favorable à une ascension sociale car il est conforme la pensée dominante. Il n’est pas dit en revanche qu’il favorise la créativité. Qu’il s’y oppose ou qu’il l’adopte, l’enfant est forcément déterminé par son milieu, il y a peu de chances qu’il échappe aux automatismes créés dans son système nerveux. Il est d’ailleurs difficile pour un groupe social d’éduquer autrement que dans le conformisme ou le conformisme-anti, d’échapper aux certitudes.
L’éducation favorisant le plus la créativité est une éducation relativiste. Apprendre qu’une pensée n’est juste qu’à un moment donné, pour un but donné. Cette éducation n’est pas socialement gratifiante (pour une ascension hiérarchique), mais elle laisse plus de liberté à la pensée et assure plus de tolérance. La relativité des jugements est aussi angoissante, la société comme l’enfant cherchant plutôt la certitude. Le relativisme permet d’interroger la socio-culture ambiante, alors que l’enfant qui a reçu une bonne éducation fonctionnelle ne fait que la servir, y trouvant sa gratification en toute bonne conscience, puisqu’on lui a appris que se soumettre à la société hiérarchisée, c’est œuvrer pour le bien commun.
« Alors que le sol vierge de l’enfance pourrait donner naissance à ces paysages diversifiés où faune et flore s’harmonisent spontanément dans un système écologique d’ajustement réciproque, l’adulte se préoccupe essentiellement de sa mise en « culture », en « monoculture », en sillons tout tracés, où jamais le blé ne se mélange à la rhubarbe, le colza à la betterave, mais où les tracteurs et les bétonneuses de l’idéologie dominante ou de son contraire vont figer à jamais l’espace intérieur. »
Les parents désirent, consciemment au moins, le bonheur de leur enfant. Celui-ci étant considéré comme dépendant de la place hiérarchique, on fait entrer l’enfant en compétition pour qu’il occupe la meilleure place possible. Cette attitude des parents est à la fois critiquable et compréhensible : dans une société entièrement fondée sur l’utilité économique, il est difficile d’être heureux sans indépendance financière, sans valorisation sociale (puisque les autres nous jugent à travers le prisme de la place hiérarchique et que leur regard est important pour se valoriser). Si les parents considèrent que le bonheur s’acquiert différemment, ils seront peut-être de moins bons parents aux yeux de la société mais peut-être de meilleurs parents aux yeux de leurs enfants, sauf si ceux-ci, tombant dans le conformisme environnant, leur reprochent de ne pas leur avoir appris à se battre.
Le rôle de l’adulte est d’apprendre à l’enfant à prendre conscience de lui-même, de ses rapports avec les autres (sous toutes leurs formes) et d’apprendre à en créer de nouveaux. Les moyens pour y parvenir ne sont pas codifiés. C’est à chacun de voir ce qu’il peut et veut transmettre (apprendre à participer à la foire d’empoigne ou chercher d’autres gratifications dans une fuite potentiellement dangereuse).
Les autres
La structure de l’homme ne se développe pas en l’absence d’interaction avec les autres. Mais les autres sont aussi les concurrents au sein de notre espace de gratification. Chez l’homme primitif, le groupe permet de protéger l’individu, qui ne se perçoit pas ou peu comme tel, les finalités du groupe étant les siennes. La dominance s’établissait sur la force et non sur la propriété. Dans les sociétés de pénurie, la conscience de groupe reste plus développée que dans nos sociétés d’abondance, sauf quand la pénurie est telle que le sauve-qui-peut individuel devient plus avantageux que l’entraide collective.
Quand le groupe s’unit pour défendre un territoire (la patrie), il défend tout un système socio-culturel avec sa hiérarchie. On fait croire aux individus qu’ils défendent un groupe alors qu’ils ne font que défendre un système de dominance. Chaque groupe fonctionne comme un système fermé qui s’oppose à d’autres systèmes fermés (classe, nation, entreprise…). « Toute finalité individuelle conforme à l’intérêt d’un système fermé, celui d’un groupe quel qu’il soit, donc forcément antagoniste, ne peut aboutir qu’à la destruction, à la négation de l’autre. Et ce ne sont pas les beaux sentiments qui changeront quelque chose. » La seule solution pour rompre les antagonismes serait de faire coïncider les finalités individuelles avec celle de l’espèce tout entière. L’intérêt pour l’espèce n’est pas seulement une fuite du quotidien ou un principe généreux, mais une logique qu’une structure peut adopter pour survivre, l’homme dépassant alors les autres espèces en se pensant en tant qu’espèce.
La liberté
La remise en cause de liberté humaine est une des notions les plus mal acceptées, car sans liberté, il ne peut y avoir de responsabilité, donc de mérite ou d’absence de mérite : les fondements de la reconnaissance sociale sont ainsi sapés. Nous appelons liberté la possibilité de nous gratifier sans rencontrer l’opposition d’autrui. Mais nous oublions que l’acte gratifiant n’est pas libre : il dépend d’une pulsion endogène ou d’un automatisme socio-culturel.
Les causes de l’illusion de liberté
L’illusion de liberté vient en premier du fait que nos pulsions relèvent de l’inconscient alors que le discours logique qui les masque est conscient. La société, par le discours logique, élève les pulsions primitives déguisées, transformées par la socio-culture, au rang de valeurs éthiques, permettant ainsi le maintien d’une structure hiérarchique. On considère également qu’un comportement est libre parce qu’il ne répond pas à une règle de causalité linéaire (telle cause, tel effet), qui caractérise à nos yeux le déterminisme. En fait, les comportements sont déterminés par les pulsions et les automatismes culturels, mais selon des schémas si complexes qu’ils nous échappent : l’illusion de liberté vient ici de l’ignorance. Or comment être libre alors que nous ne répondons qu’à nos pulsions et nos automatismes, quand notre système nerveux est imprégné de nos relations intériorisées avec les autres, quand on est un élément d’un ensemble qui nous détermine, tout en étant lui-même un sous-ensemble d’un ensemble plus vaste qui le détermine ? La seule liberté est de connaître les lois qui nous déterminent – c’est le rôle de la science – non pour s’en affranchir, mais pour imaginer un moyen de les utiliser au mieux pour notre survie. Ce faisant, on ne sera encore motivé que par des pulsions et des automatismes, à partir des matériaux imposés par le milieu.
Pourquoi les hommes tiennent à cette idée de liberté ?
D’une part, il est rassurant de se croire maître de son destin. Pourtant l’homme qui se veut libre n’aura rien de plus pressé que de se conformer au groupe pour s’assurer sa protection. D’autre part, la liberté détermine la responsabilité, qui détermine un certain nombre de gratifications sociales. Plutôt que de responsabilité (qui nécessite une liberté choix), il faut parler de capacité à manier des connaissances abstraites. Car la décision elle-même, entre les contraintes techniques et les automatismes pulsionnels et socio-culturels, est rarement libre. Quant au goût pour le maniement de ces connaissances abstraites répond moins à une éthique de responsabilité qu’à une forte volonté de dominance. La volonté, hyper-valorisée par notre culture, tout comme l’effort, est considérée comme nécessaire au bonheur. Mais la volonté n’est pas pour autant l’expression de la liberté.
La liberté ne se conçoit que par l’ignorance de ce qui nous fait agir. Dans l’ignorance des règles établissant les sociétés et leurs hiérarchies, les individus ont pu croire qu’ils les avaient librement choisies, comme ils pensent s’en débarrasser librement. En abandonnant « la notion de liberté, on accède immédiatement, sans effort, sans tromperie langagière, sans exhortations humanistes, sans transcendance, à la notion simple de tolérance », dépouillée de son apparence de don ou de mérite de celui qui la pratique. On n’est intolérant que parce que l’on croit l’autre libre de faire des choix opposés aux nôtres.
La mort
L’homme ne devient homme que par le langage, qu’en intériorisant les autres, ceux qui peuplent sa niche et, à travers eux, tous les hommes qui les ont précédés, avec leur expérience. Ce qui meurt quand on meurt, ce sont donc les autres en nous. La perte d’un être cher, c’est la mort en nous de toutes les relations intériorisées établies avec lui, la suppression brutale et définitive de l’activité nerveuse que nous tenions de lui. « Ce n’est pas lui que nous pleurons, c’est nous-même. Nous pleurons cette partie de lui qui était en nous et qui était nécessaire au fonctionnement harmonieux de notre système nerveux. »
Que donnons-nous durant notre existence ? Nous transmettons le message qui nous a été transmis, nous le transmettons par nos actes et nos paroles (et pas seulement à nos enfants). Nous ne donnons rien de plus et ne pouvons rien exiger de plus, si ce n’est qu’on nous transmette un message non déformé, et qu’on ne nous oblige pas à le répéter par cœur, ce qui empêcherait toute progression. Si le message s’est complexifié depuis l’origine, c’est parce que des hommes, au lieu de simplement le répéter, y ont ajouté une part sortie d’eux-mêmes. Ceux-là ont laissé une trace en nous, parce qu’ils ont apporté quelque chose de neuf dans le message humain. Ainsi, le seul héritage qui compte, ce n’est pas celui des biens ou de valeurs discutables, mais celui de la connaissance humaine. Cette petite part de nouveauté à introduire dans le message humain est peut-être le seul moyen de vaincre la mort. Les autres hommes ne font que transmettre ce qui leur a été donné, et il est bien inutile de conserver fastueusement leur dépouille. Pour que le message puisse s’enrichir constamment de l’apport de tous, il faudrait que le fonctionnement des zones associatives ne soit pas paralysé dès l’enfance.
Mais le rôle de l’homme peut être plus simple encore : il s’agit de vivre de manière à intégrer la niche de ceux qui l’entourent comme les autres intègrent la nôtre. La seule survie, c’est celle de l’information, des concepts que l’on réussit à incruster dans le système nerveux de l’autre et de tous ceux à qui cette information sera transmise de génération en génération.
« Dans notre organisme, certaines cellules naissent, vivent et meurent, sans que notre organisme, lui, ne cesse pour cela de vivre. Chaque jour, dans l’espèce humaine des individus naissent, vivent et meurent sans que l’espèce interrompe pour autant sa destinée. Chaque cellule durant sa courte vie remplit la fonction qui lui est dévolue en s’intégrant dans la finalité de l’ensemble. Nous ne nous attristons pas sur le sort réservé à ces cellules passagères. Pourquoi devrions-nous nous attrister sur celui des individus qui ont contribué à l’évolution déjà longue de l’espèce humaine ? Cette analgie semble montrer que l’individu isolé ne signifie rien sur le plan biologique comme sur le plan culturel, il ne représente qu’un sous-ensemble cellulaire, un élément isolé d’un tout. Il n’a pas d’existence propre par lui-même. Il n’y a que l’ignorance de ce que nous sommes qui a pu nous faire croire à la possibilité de l’existence de l’individu isolé (…). »
La mort est la seule expérience sur laquelle on ait un déficit informationnel total. L’absence de lutte ou de fuite possible génère une angoisse. Plusieurs « trucs » sont utilisés pour y remédier :
- agir, de n’importe quelle façon, pour ne pas y penser
- croire en un au-delà
- mourir pour une cause. Cela donne l’illusion que la mort sert à quelque chose, car on croit faire avancer l’humanité. Pourtant, on ne peut faire avancer l’humanité qu’à condition de connaître le sens de son évolution, ce à quoi personne ne peut prétendre. « Mourir pour quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de plus grand que nous, c’est le plus souvent mourir pour un sous-ensemble agressif et dominateur de l’ensemble humain ». Deux exceptions, Socrate et le Christ, qui ne meurent pas de gaîté de cœur, car ils devinent quel emploi les socio-cultures feront de leur assassinat. Lorsqu’une socio-culture exige qu’on se sacrifie pour elle, deux cas de figure sont possibles. Soit l’individu est dépendant vis-à-vis de cette socio-culture et dans ce cas, sa mort n’est pas réellement héroïque, car elle n’est que la recherche d’un moindre mal (comme le suicidaire), l’individu préférant la mort pour sa défense que sa disparition. Soit l’individu a conscience des déterminismes socio-culturels, auquel il n’y a plus lieu de se sacrifier pour le triomphe de l’une contre l’autre : il peut alors choisir de le faire quand même (afin de passer pour un héros) ou se déserter (quitte à passer pour un lâche). La plupart des hommes meurent sans avoir à faire ces choix, par accident ou par maladie.
La conscience de la mort est utile en ce qu’elle pousse à fuir par l’imaginaire créatif. Mais cette fuite n’est possible que si l’on ne connaît pas l’échéance. Dans le cas contraire, l’angoisse est trop forte, intolérable. Dès lors, pourquoi prévenir longtemps à l’avance les malades condamnés, sinon par sadisme ? Au moment de l’annonce, la résistance est d’autant plus forte que l’échéance est encore éloignée (alors que cette révolte s’adoucit lorsque la mort s’approche). En ce qui concerne la douleur, elle n’élève pas, elle isole car elle est incommunicable aux autres. D’où l’importance de tout ce qui la diminue. Quant à l’euthanasie, il est impossible de décider pour l’autre en fonction de nous-mêmes.
Le plaisir
« Il est bon de noter combien la charge affective des mots : bien-être, joie, plaisir est différente. Le bien-être est acceptable, la joie est noble, le plaisir est suspect. » Forte connotation sexuelle du plaisir, qui, même lorsqu’il ne l’est pas (sexuel), est mal vu, car contraire à la valorisation de la souffrance qui permet aux dominants de promettre aux dominés une vie meilleure dans un autre monde (paradis) ou dans une autre vie (intouchables en Inde). On a fait des Evangiles une interprétation curieuse consistant à privilégier l’image du Christ souffrant en croix à celui qui soulage la souffrance physique et offre le vin. Les églises réformées, s’élevant contre les débauches ecclésiastiques, ont abouti au puritanisme contemporain où le plaisir est assimilé au péché. Seule la réussite sociale est honorable car considérée comme un signe de mérite personnel et de la volonté divine, alors que c’est surtout une preuve de soumission aux principes des dites sociétés.
Qu’elle soit admise ou non, la recherche du plaisir (ou l’évitement du déplaisir) est la motivation de toute action. Mais dans nos sociétés, cette recherche devient « un sous-produit de la culture, une observance récompensée du règlement de manœuvre social, toute déviation devenant punissable et source de déplaisir. » La satisfaction du plaisir est assimilée parfois à une bestialité, alors que la satisfaction de la pulsion déguisée, acculturée, est considérée comme noble. Il y a conflit entre les pulsions et les interdits sociaux, ce qui conduit à une inhibition comportementale difficilement supportable. « La caresse sociale, flatteuse pour le toutou bien sage qui s’est élevé dans les cadres, n’est généralement pas suffisante, même avec l’appui des tranquillisants, pour faire disparaître le conflit. Celui-ci continue sa sape en profondeur et se venge en enfonçant dans la chair soumise le fer brûlant des maladies psychosomatiques. » En revanche, le plaisir qui résulte de l’assouvissement d’une pulsion et qui ne se laisse pas emprisonner par les automatismes culturel, qu’on appelle alors désir, peut déboucher sur la création imaginaire.
Le bonheur
« Être heureux, c’est être à la fois capable de désirer, capable d’éprouver du plaisir à la satisfaction du désir et du bien-être lorsqu’il est satisfait, en attendant le retour du désir pour recommencer. » Le bonheur, c’est la succession répétée de ces trois phases. Les pilules du bonheur, en supprimant le désir, ne peuvent atteindre leur but. Mais elles suppriment la frustration (frustration = suppression de la récompense prévue ; or cette suppression active les mêmes aires cérébrales inhibitrices que la punition) et permettent un évitement du déplaisir.
Le désir est à la source du bonheur, il est nécessaire à la fois pour aller à sa rencontre (il tombe rarement du ciel) et pour en profiter (on jouit moins d’un bonheur non désiré). La socio-culture nous apprend à désirer notre ascension sociale et les biens qui en sont la marque, afin de nous faire entrer dans le système de production. A la retraite, une fois sorti de celui-ci, ce conditionnement n’a plus d’objet, le désir est désoeuvré et ne peut plus conduire au bonheur. Si on recherche le bonheur dans la satisfaction des pulsions, on est bloqué par les règles socio-culturelles. Si on le cherche dans la soumission à la socio-culture, on obtient un bonheur frustré, car les pulsions sont insatisfaites et l’aspiration à la dominance n’est jamais comblée. Reste l’imaginaire, « jardin intérieur que l’on modèle à sa convenance. […] Y pénétrer, c’est choisir la meilleure part, celle qui ne sera point enlevée. […] On regarde, de là, les autres vieillir prématurément, la bouche déformée par le rictus de l’effort compétitif, épuisés par la course au bonheur imposé qu’ils n’atteindront jamais. » L’absence de malheur ne suffit pas à garantir le bonheur. Le désir ne suffit pas s’il est inassouvi. Mais même si le bonheur est atteint, son accomplissement provoque la disparition du désir qui l’a fait naître et aboutit à terme à sa propre disparition. « Il ne reste donc qu’une perpétuelle construction imaginaire capable d’allumer le désir et le bonheur consiste peut-être à savoir s’en contenter. » Pourtant la société tend à rejeter l’imaginaire comme non fonctionnel. « Ne pouvant plus imaginer, l’homme moderne compare » et le désir est remplacé par l’envie.
« Il faudrait apprendre aux individus que leur bonheur et leur singularité ne peuvent être trouvés que dans l’expression de leur pensée en ce qu’elle a de différent et de semblable, dans leurs constructions imaginaires. »
Le travail
Le travail est initialement nécessaire au maintien de la structure biologique, car il permet d’assouvir des besoins fondamentaux. L’homme est capable, contrairement aux autres animaux, d’ajouter de l’information au monde qui l’environne, ce qui lui permet d’améliorer les conditions de conservation de sa structure, d’autant plus que l’information se transmet d’une génération à l’autre. Progressivement, la part de l’information est devenue de plus en plus importante dans le travail humain, au point qu’elle a fini par être émiettée, chaque individu n’ayant accès qu’à une part limitée (la hiérarchie s’établissant en fonction de la part d’information maniée) et dépendant de ce fait des autres pour assouvir ses besoins, comme les autres dépendent de lui. On arrive ainsi à la création de structures sociales complexes. L’introduction de machines transforme le travail. Pour la production d’objets manufacturés, l’homme utilise à chaque fois une information actualisée et de l’énergie. Pour la production d’objets mécanofacturés, l’homme transmet une fois l’information à des machines. Le travail humain qui reste à accomplir autour est parcellaire, sans rapport évident avec la signification de l’objet. L’information très technique devient l’apanage de quelques uns. De ce fait, la signification globale du travail s’est perdue et, avec elle, la motivation. Le lien direct entre l’assouvissement des besoins fondamentaux et le travail effectué n’existe plus. Le temps libéré par l’automation n’a pas permis à l’homme de s’interroger sur sa condition et les structures sociales : il n’a permis que l’établissement d’une société de loisirs, d’une surproduction de biens indicateurs de hiérarchie, qui entretiennent le système.
En revanche, lorsque le travail répond à un désir, mérite-t-il encore le nom de travail ? Bien peu de personnes sont concernés par cette question. Même le travail intellectuel est bien souvent parcellisé : un spécialiste d’un domaine ne connaîtra rien sur un autre. Peu ont une vision d’ensemble des structures. Peu ont l’occasion de s’informer de façon globale, non dirigée sur leur profession. Il en résulte de l’ennui et un sentiment diffus de manipulation. Le travail ne peut être un but en soi, car, entièrement tourné vers la production de biens, l’homme oublie son rôle sur la planète, qui est de faire évoluer les structures sociales, les relations interindividuelles. Il faudrait que les hommes prennent conscience de leur rôle dans l’évolution de l’espèce, du frein que constituent tous les groupes fermés (communauté, nation…), afin de pouvoir imaginer une vie nouvelle. Nécessité d’établir une nouvelle grille pour avoir une vision d’ensemble des événements qui surgissent, pour comprendre la structure qui donne sens et qui relie les faits les uns aux autres, afin de pouvoir agir efficacement pour trouver un équilibre de satisfaction. Une grille dépassée conduit au rejet des éléments nouveaux qui n’y entrent pas, à l’intolérance. « Il faut à l’homme contemporain une nouvelle grille englobant les autres sans les nier, une grille ouverte à tous les apports structuraux contemporains. Mais si cette grille n’est pas généralisée à l’ensemble des hommes de la planète, celui qui la possède trouvera toujours devant lui l’intransigeance du non-initié. Alors, à moins d’accepter de disparaître, il ne lui reste que la fuite dans l’imaginaire ».
« L’homme est un être de désir. Le travail ne peut qu’assouvir ses besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais. »
Le travail consiste à libérer de l’énergie pour maintenir une structure. Chaque cellule libère de l’énergie pour se maintenir et elle libère un énergie supplémentaire, une plus-value, qui sert au maintien de l’organisme entier. De même, chaque individu au travail travaille pour le maintien de sa structure mais fournit un effort supplémentaire par rapport à ce qui lui est strictement nécessaire. Malheureusement, en système capitaliste comme en système socialiste, bien qu’avec des orientations différentes, la plus-value sert à établir une structure sociale de dominance. Si l’on considère l’homme sous l’angle de son apport productif, dont la plus-value permet le maintien de la structure sociale, celui qui produit le plus en un minimum de temps est socialement mieux récompensé. Or celui qui produit le plus est celui qui détient l’information abstraite capable de faire fonctionner les machines. Ceux dont le travail est peu chargé d’information et qui dégagent une plus-value moindre restent en bas de l’échelle. En ce qui concerne la manipulation de l’information abstraite, on peut distinguer deux formes. L’une résulte de l’exploitation de l’information existante, transmise par les générations précédentes (abstraction et mémoire). L’autre consiste à utiliser l’imagination pour apporter une information nouvelle (abstraction, mémoire et imagination). Cependant, on remarque que les individus qui n’utilisent que la première forme, alors même qu’ils n’ajoutent rien au capital de connaissances de l’espèce sont tout aussi valorisés dans l’échelle hiérarchique que ceux qui utilisent la seconde, surtout si ces derniers créent une information nouvelle qui ne débouche pas sur un processus de production de marchandises. L’information technique est donc la chose la plus indispensable pour assurer les dominances interindividuelles ainsi qu’en groupes sociaux ou entre nations. Elle a permis aux nations qui la possédaient de s’emparer des matières premières de celles qui ne la possédaient pas, ce qui parut juste, puisque cela récompensait l’usage d’une faculté spécifiquement humaines, l’imagination. Permettant d’établir et de maintenir sa dominance, le progrès technique est considéré comme un bien en soi, en oubliant que sa motivation première n’avait, elle, rien de spécifiquement humain. La notion même de progrès a été réduite à celle de progrès technique.
La vie quotidienne
Pour le citoyen lambda, la vie quotidienne est remplie d’un travail mécanique (qu’il soit manuel ou intellectuel), détaché de l’objet produit, et dépendant de ceux qui possèdent les moyens de production. La motivation est puisée dans l’espérance de la promotion sociale, compensation octroyée par la soumission au système de production et seule gratification possible. Les plaies narcissiques peuvent également être pansées par la possession d’objets promus par la publicité et dont la consommation est nécessaire à l’entretien du système. A la retraite, ces gratifications disparaissent (au moins celles qui sont liés à l’ascension professionnelle) et les vieux croupissent dans le sentiment de leur inutilité (par rapport au système productif).
La culture ou l’engagement militant sont d’autres soupapes. Mais dans le dernier cas, il ne s’agit le plus souvent que de se soumettre à une nouvelle hiérarchie de groupe, de se conformer à idées déjà pensées, sans que le recours à l’imagination soit accepté. Pourtant seule l’action politique de groupe donne l’espoir de peser de quelque poids dans un monde trop vaste, dont la profusion d’informations noie l’individu, qui ne peut réagir efficacement (d’où un sentiment d’impuissance et d’angoisse).
La seule chose qui puisse transfigurer la vie d’un homme, c’est d’obtenir plus d’information sur lui-même, de décrypter son propre fonctionnement. Débarrassé des jugements de valeur, il pourra alors laisser libre cours à sa créativité, pour créer de nouveaux outils de connaissance, et non de nouveaux outils de travail.
Le sens de la vie
« Allez demander à l’une de mes cellules hépatiques, le sens de sa vie. Elle vit bien, pourtant, puisque je vis avec elle. Je doute fort qu’elle vous réponde. ». « Dire que la vie a un sens peut se traduire en disant qu’elle est le support structuré, le message, le signifiant d’une sémantique, d’un signifié », qui étrangement, ne serait compréhensible que par l’Homme. Hypothèse illusoire. De même le concept de Vie, comprise comme une force, un souffle qui anime les choses indépendamment des lois de la nature, est une erreur. « La recherche du sens de la vie [ne peut] être interprétée que comme la recherche d’une finalité de l’ensemble des processus vivants dans cette partie infiniment limitée de l’univers, la biosphère » et pas comme la recherche du sens d’un principe vital. La science moderne a permis de décrypter la structure, le signifiant du message contenu dans les processus vivants. Mais nous sommes incapables d’en connaître la sémantique, le signifié. Nous ne sommes pas même sûrs que ce signifié existe, qu’il y ait réellement un message. « Nous sommes dans la position de quelqu’un ayant en main un papier couvert de signes, qui se croirait dépositaire d’un message rédigé dans une langue qu’il ignore, persuadé qu’il lui faut le porter dans les meilleurs délais possibles vers un destinataire qu’il ne connaît pas. Il a beau connaître parfaitement la structure physico-chimique de l’encre et du papier […] il ne peut être sûr que ce papier qu’il a entre les mains est un message, que ce message a été rédigé par quelqu’un, voulant informer un autre, non plus que du sens de cette information. Ou bien l’on quitte le domaine de la science pour celui de la Foi. »
Si la finalité globale nous échappe, on peut tenter de définir une finalité restreinte. Or la seule finalité qui se dégage pour une structure vivante, c’est de maintenir sa structure. On pourrait imaginer que de même que les organismes unicellulaires se sont agrégés pour former des organismes plus complexes, l’homme, grâce à la conscience qu’il a de constituer une espèce (contrairement aux autres espèces, qui n’ont pas conscience de cette appartenance et de leur dispersion sur la terre), transforme son code génétique pour atteindre un nouveau palier d’organisation englobant l’ensemble des individus humains dans un organisme planétaire. Mais la encore, on reste dans le domaine de la structure, du signifiant, mais pas du signifié.
« Le sens de la vie d’un être humain ne peut se comprendre dans le domaine de la Science, que si on ne le désunit pas de celui de l’espèce. » « Toutes les idéologies, concepts, sentiments, automatismes culturels qui, animant un individu, l’arrêtent sur le chemin qui le mène à l’espèce et le sécurisent par une appartenance à un groupe social, relèvent de la préhistoire de l’espèce humaine. »
La politique
« La politique devrait être la forme la plus élaborée des activités humaines. Seule espèce à se concevoir en tant qu’espèce, l’espèce humaine cherche encore son organisation planétaire. Imaginer des rapports interindividuels permettant l’établissement de groupes humains, capables eux-mêmes de s’intégrer sans antagonisme dans des ensembles humains de plus en plus importants pour parvenir enfin à constituer un organisme planétaire fonctionnant harmonieusement et permettant à chaque individu d’œuvrer de telle façon, pendant sa courte vie, qu’en assurant celle-ci il assure en même temps celle de l’espèce, tel est en définitive, semble-t-il, l’objet de la Politique. C’est d’abord une science de l’organisation des structures sociales. »
Or la politique consiste plutôt à déguiser sous des discours logiques et apparemment désintéressés, énonçant des principes prétendument valables pour toute l’humanité, une défense plus ou moins consciente de sa propre position dans la hiérarchie, de son intérêt. Si les faits ne peuvent être contestés, l’interprétation logique qui en est faite et les conclusions sur l’action à mener en conséquence, sont toujours discutables. Si l’on ne tient pas compte des motivations sous-jacentes au discours, on ne peut progresser. Car après un éventuel renversement de l’ordre établi, ces motivations vont aboutir à une nouvelle compétition pour la dominance, et une nouvelle hiérarchie.
« On devine ainsi la tromperie que peut constituer ce qu'il est convenu d'appeler la démocratie. L'opinion ” politique ” d'un individu n'exprimant le plus souvent que sa satisfaction ou son insatisfaction en fonction du niveau qu'il a atteint dans l'échelle hiérarchique suivant l'image qu'il s'est faite de lui-même, l'opinion d'une “majorité” n'est jamais le fait d'une connaissance étendue, à la fois globalisante et analytique des problèmes socio-économiques, mais le résultat de l'intégration d'innombrables facteurs affectifs individuels et de groupe, qui trouve toujours un discours logique ensuite pour valider son existence. »
On améliore la satisfaction de l’opinion en augmentant le pouvoir d’achat de la majorité qui peut ainsi obtenir plus de biens gratifiants. Mais pour que l’échelle hiérarchique soit conservée, le niveau de vie général doit s’élever sans que les disparités économiques disparaissent, puisqu’elles sont le reflet de cette hiérarchie. Elles sont maintenues par l’apparition de nouveaux biens répondant à de nouveaux besoins acquis (et non plus fondamentaux), créés et entretenus à grand renfort de publicité. La production de biens permet de nouveaux profits qui entretiennent la dominance.
« Or, utiliser le profit pour maintenir les échelles hiérarchiques de dominance, c’est permettre, grâce à la publicité, une débauche insensée de produits inutiles, c’est l’incitation à dilapider pour leur production le capital matériel et énergétique de la planète, sans souci du sort de ceux qui ne possèdent pas l’information technique et les multiples moyens de faire-savoir. […] C’est en définitive faire disparaître tout pouvoir non-conforme au désir de puissance purement économique de ces monstres producteurs. » « Il semble, du point de vue économique, qu’aussi longtemps que la propriété privée ou étatique des matières premières, de l’énergie et de l’information technique, n’aura pas été supprimée, aussi longtemps qu’une gestion planétaire de ces trois éléments n’aura pas été organisée et établie, subsisteront des disparités internationales qui ne peuvent que favoriser la pérennité des disparités intranationales. »
Si l’on cherche maintenant un modèle alternatif, on doit d’abord constater que la suppression du profit comme base de la dominance (système socialiste) n’aboutit pas à la disparition de celle-ci. Il faut donc inventer un nouveau système de relations interindividuelles. Un « projet autogestionnaire planétisé » pourrait être la solution, à condition que l’ensemble des hommes connaissent les mécanismes qui les font penser, juger, agir.
« Il existe peut-être parmi les discours logiques, parmi les idéologies susceptibles d’orienter l’action, une hiérarchie de valeur. Mais, en définitive, le seul critère capable de nous permettre d’établir cette hiérarchie, c’est la défense de la veuve et de l’orphelin. Don Quichotte avait raison. Sa position est la seule défendable. Toute autorité imposée par la force est à combattre. Mais la force, la violence, ne sont pas toujours du côté où l’on croit les voir. La violence institutionnalisée, celle qui prétend s’appuyer sur le plus grand nombre devenu gâteux non sous l’action de la marijuana mais sous l’intoxication des mass media et des automatismes culturels traînant leur sabre sur le sol poussiéreux de l'Histoire, la violence des justes et des bien-pensants, ceux-là même qui envoyèrent le Christ en croix, toujours solidement accrochés à leur temple, leurs décorations et leurs marchandises, la violence qui s'ignore ou se croit justifiée, est fondamentalement contraire à l'évolution de l'espèce. Il faut la combattre et lui pardonner car elle ne sait pas ce qu'elle fait. […] Prendre systématiquement le parti du plus faible est une règle qui permet pratiquement de ne jamais rien regretter. Encore faut-il ne pas se tromper dans le diagnostic permettant de savoir qui est le plus faible. […] Je serais tenté de dire plutôt qu’il faut éviter d’être du côté d’une majorité triomphante et si par hasard il arrive qu’une minorité devienne une majorité, alors il faut trouver autre chose. Il faut créer une nouvelle minorité qui ne soit ni l’ancienne ni la nouvelle, mais quelque chose d’autre. Et tout cela n’est valable que si vraiment vous ne pouvez pas vous faire plaisir autrement. Si, en d’autres termes, vous êtes foncièrement masochiste. Sans quoi, la fuite est encore préférable et tout aussi efficace, à condition qu’elle soit dans l’imaginaire. Aucun passeport n’est exigé. »
Explication de l’échec du marxisme : croire que seuls les rapports de productions sous-tendent les rapports humains, sans tenir compte de ce qui sous-tend les rapports de production, c’est-à-dire les systèmes nerveux à la recherche du pouvoir et de la dominance nécessaires à l’aboutissement du projet individuel, de préférence à celui de l’autre.
Le passé, le présent et l’avenir
Contraction de l’espace conduisant à un accroissement de l’inhibition : on voit une catastrophe à l’autre bout du monde et on ne peut réagir en retour. Difficulté d’imaginer l’avenir avec nos connaissances présentes sans savoir vers quel but on se dirige. Toute action, toute idée doit être sans cesse repensée, adaptée à l’évolution. Dans ces conditions, on ne peut établir avec certitude un comportement ou une idéologie valable pour tous et susceptible de leur être imposée. L’idéal vers lequel nous tendons est fuyant, il ne nous attend pas figé. « Nos pratiques révolutionnaires sont-elles capables d'autocorrections successives pour atteindre un but qui ne sera pas celui que nous avons imaginé, mais un autre qui ne sera déjà plus le même quand il deviendra l'objet de nos désirs ? Et, finalement, n'est-ce pas souhaitable, car la poursuite d'un but qui n'est jamais le même et qui n'est jamais atteint est sans doute le seul remède à l'habituation, à l'indifférence et à la satiété. C'est le propre de la condition humaine et c'est l'éloge de la fuite, non en arrière mais en avant, que je suis en train de faire. C'est l'éloge de l'imaginaire, d'un imaginaire jamais actualisé et jamais satisfaisant. »
La société idéale
Elle n’existe pas et nous ne saurions l’imaginer, car nous ne pouvons imaginer qu’à partir des données existantes, c’est-à-dire imaginer « à courte distance », en progressant pas à pas, car le but imaginé se modifie à chaque fois que nous avançons, car les données changent et il fait sans cesse recalculer la trajectoire. « Notre désir ne peut être qu’à la dimension de notre connaissance. » Notre rôle se limite à essayer de mieux comprendre la grammaire de l’espèce, en sachant que nous ne pouvons en comprendre la sémantique et en espérant que cette compréhension puisse éviter la répétition de certaines erreurs.
Impossibilité de proposer et d’inventer seul un modèle social et impossibilité de le faire vivre au sein d’un groupe restreint. « Je pense que la survie d’un isolat humain, même national, est inconcevable aujourd’hui, quand les systèmes englobants présentent des structures socio-économiques différentes de la sienne. Il faut donc mondialiser son système et il n’a pas besoin des autres pour cela, mais encore besoin de tous les autres. » D’autre part, lors de la mise en œuvre d’un modèle, des faits nouveaux surviennent toujours qui en condamnent la réalisation tel qu’il avait été imaginé. L’erreur et le danger consistent alors à vouloir réaliser le modèle sans prendre en compte les faits nouveaux. « Ce n’est pas l’Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l’évolution. C’est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance. » Tout ce qu’on peut faire, c’est accumuler des faits expérimentaux permettant de déboucher sur des lois générales (pour l’espèce).
Une foi
L’homme ne peut pas savoir si l’organisation a un sens et si elle émane d’une conscience émettrice. Ceci relève du domaine de la foi. La foi naît de l’angoisse de l’homme. Elle lui fournit un mode d’emploi de l’existence, là où l’homme, ignorant, ne peut agir (c’est de l’action paralysée par l’ignorance que naît l’angoisse). Mais en introduisant la notion de punition en cas de non respect de la règle, la foi, devenue religion, fait naître une autre angoisse. « Les dogmes sont aussi appréciés que l’angoisse est fréquente. La seule analogie que ces dogmes présentent entre eux, c’est d’être toujours à l’origine du sectarisme, d’une échelle de valeurs valable pour les seuls croyants du dogme envisagé et de la fermeture d’un système, voué alors à la désagrégation et à la mort. » Les échelles hiérarchiques de dominance trouve dans la religion un appui (opium du peuple) et il y a souvent coopération entre hiérarchie religieuse et hiérarchie politique.
Indéniable goût du cosmique chez l’homme, quête du sens et de l’origine venant d’une angoisse existentielle. Or l’homme a peu de temps pour se penser, c’est pourquoi les églises (« celles où l’on reste debout et interrogateur […] pas celles où l’on rampe en récitant ») se dépeuplent. Par l’intermédiaire d’un ami croyant, Laborit s’est construit une image du Christ – « chaque homme a son Christ à lui, même et surtout peut-être s’il rejette et du moins s’il rejette l’image que la niche environnementale a tenté de lui imposer » - sans rapport avec les manipulations religieuses qui ont été faites de lui. « Pour moi, je me contente d'aller saluer, quand j'en ai le temps, celui qui disait à cette brave Marthe faisant la cuisine, qu'elle perdait le sien et que Marie, assise à ses pieds, écoutant sa parole, Marie qui avait choisie la connaissance, avait choisie la meilleure part, celle qui ne lui serait pas enlevée. Celui qui nous conseillait de faire comme les lys des champs qui ne filent ni ne tissent, les lys des champs qui avaient atteint déjà à son époque, la croissance zéro. Celui qui chassait les marchands du temple, ce temple qui est la maison de Dieu, c'est-à-dire nous-mêmes. Celui qui aimait quand même le jeune homme riche, ce jeune homme, vous vous souvenez, qui faisait tout ce le Christ conseillait de faire et demandait ce qu’il pouvait faire encore de plus : « Abandonne tout et suis-moi. » Le petit jeune homme n’osa pas et reste très triste. Le Christ l’aima car il état seul sans doute à le savoir enchaîné par ses automatismes socio-culturels. Celui qui demandait à son Père, sur le mont des Oliviers, de lui éviter de boire cette coupe douloureuse qui lui était tendue, jusqu'à la lie, faisant montre ainsi d'un manque total de virilité et de courage, scrogneugneu. Celui qui était venu apporter non la tristesse, mais la joie de la bonne nouvelle. Celui qui avant Freud savait que les hommes devaient être pardonnés parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font et obéissent à leur inconscient. (…) Celui qui s'opposait à la lapidation des femmes adultères et conseillaient de ne pas juger si l'on ne voulait pas être jugé. Celui qui à quatorze ans refusait de suivre sa mère et ses frères qu’il prétendait ne pas connaître. Sainte Famille et doux Jésus ! Celui qui est venu apporter le glaive et non la paix, dresser le fils contre son père, et qui racontait des histoires invraisemblables où les ouvriers de la dernière heure étaient aussi bien payés que ceux de la première. Saintes échelles hiérarchiques ! On comprend que par la suite celles-ci aient préféré qu’une telle organisation soit valable pour l’autre monde mais surtout pas pour celui-là ! Celui du sermon sur la Montagne, sermon qui tranchait si complètement avec les commandements et les « garde à vous » ! d’un Dieu vengeur. Comment à partir d’un tel poème, a-t-il pu naître un système aussi primitif de coercition dominatrice ? »
La science a remplacé la foi dans le traitement de l’angoisse : on attend d’elle l’immortalité et une réponse au besoin de sens. Or elle ne peut répondre à ces besoins. « Le tragique de la destinée humaine ne vient-il pas de ce que l’homme comprend qu’il en connaît assez pour savoir qu’il ne connaît rien de sa destinée, et qu’il n’en connaîtra jamais suffisamment pour savoir s’il y a autre chose à connaître. »
Attirance de certains chrétiens pour le marxisme, lorsqu’ils réalisent que l’Eglise n’a jamais rien fait pour renverser les dominances (elle les a souvent soutenues), rejetant toute justice dans l’autre monde (à se demander pourquoi le Christ s’est incarné). Les chrétiens orthodoxes leur répondent que le marxisme est une idéologie dangereuse, conduisant au stalinisme, comme si le christianisme n’avait jamais connu de mortelles dérives. Les chrétiens marxistes font une sorte de synthèse entre le signifiant fourni par Marx (la syntaxe, la structure, élaborée en fonction de son époque) et le signifié laissé par le Christ (dans un signifiant qui ne correspond plus à notre époque). Coïncidence difficile « car le signifié que nous croyons découvrir aujourd’hui dans le message du Christ, est celui que nos connaissances actuelles du signifiant nous permettent de comprendre. Cependant, le phénomène le plus troublant, c’est que cet imaginaire incarné, qui en conséquence ne peut être autre chose que ce que nous sommes, puisse contenir un invariant suffisamment essentiel pour, toujours et partout, guérir l’angoisse congénitale de l’homme. »
Et puis encore
Synthèse retraçant sous forme métaphorique et poétique l’histoire de l’évolution et les thèses de Laborit.