Mythes incas
Par Gary Urton
Introduction
L'Empire inca s'étendait du nord de l'Equateur (près de l'actuelle frontière avec la Colombie) jusqu'à la moitié du Chili. Divisé en quatre parties unifiées sous la puissance inca, le territoire était nommé Tahuantinsuyu. Ce territoire comportait une grande diversité géographique (côte, montagne, forêt tropicale). Des institutions telles que l'ayllu répondent à cette diversité L'ayllu est un groupe dont les membres, dispersés entre plusieurs zones, procèdent entre eux à des échanges de biens. Ils ont également des cultes communs (momies ancestrales). La civilisation inca intègre tous ces groupes dans une organisation hiérarchisée et centralisée, tant au niveau de leurs activités que de leurs mythes.
Il faut distinguer religion andine et religion inca. Les religions andines vénèrent des déités locales et leurs mythes portent sur l'origine du cosmos, les relations entre humains et animaux, les rencontres entre ancêtres des ayllus. La religion inca est une religion d'Etat, avec une mythologie unifiant les groupes locaux sous la domination inca. Dans les deux religions, le culte et l'entretien des momies sont fondamentaux.
La capitale de l'Empire inca est Cuzco. La ville est divisée en quatre quartiers (de même que le territoire est divisé en quatre parties). Le centre de ville est le Coricancha (enclos doré ou temple du soleil) qui hébergeait les momies de rois défunts et des idoles.
La hiérarchie inca est dominée par le roi (Sapa Inca), représentant d'Inti (dieu du soleil) sur terre. La reine, première épouse, est appelée qoya et personnifie la lune (Quilla). Vient ensuite la noblesse, hiérarchisée en fonction de sa proximité avec la lignée royale. Les autres épouses du roi sont souvent issues de la noblesse provinciale. Des administrateurs veillent à la bonne marche de l'Etat dans tout l'Empire et à ce que tous paient le tribut dû à l’Etat.
Les foyers redevables, de même que l'administration, sont organisés sur un mode décimal. Les comptes-rendus (quipus) et les messages sont transmis d'un endroit à l'autre par des coureurs (chaskis). L'unité de l'Empire est célébrée par de nombreux rituels (dont le sacrifice quotidien d'une centaine de Lamas à Cuzco).
Dans les provinces, les seigneuries locales, appelées curacas, exercent également une surveillance au nom de l'Etat. Les liens entre la province et la capitale sont aussi réaffirmés par des sacrifices humains (capacochas : enfants envoyés à Cuzco pour être bénis et sacrifiés à leur retour dans leur pays). Le contrôle de la population se faisait également par des déplacements de population. Il existe aussi une classe de serviteurs héréditaires de l'Etat, les yanaconas.
La mythologie inca subit les influences des civilisations pré-incas. 5 périodes, distinguées par leur expression artistique, précèdent l'époque inca :
* horizon ancien ou civilisation Chavín (900-200 av. JC) : existence de pyramides ; thèmes tirés de la faune, la flore ; présence récurrente du « dieu au bâton » (figures debout, mi-homme, mi-animal, tenant dans chaque main un bâton ou un épi de maïs et qui constituent une déité certainement importante jusqu'à l'époque inca).
* intermédiaire ancien (200 au.JC-50 ap.JC) : période de rivalités entre des pouvoirs locaux, mal considérée par les Incas, malgré ses apports. Existence de cités et de formes d'art complexes (tombeaux du seigneur de Sipan). Représentation des rituels sur les céramiques des Moches (au nord également). Cimetières de momies aux textiles ornés dans le sud.
* horizon médian (500-1000 après JC), avec deux centres : Tiahuanaco (altiplano) et Huari (hautes terres méridionales), Leur iconographie présente des similitudes : dieux au bâton, figures à tête de faucon représentées de profil.
* période intermédiaire tardive (1100-1400) : une seconde période de développements régionaux non centralisés. Une des civilisations les plus riches sur cette période est celle de Chimú (côte nord). Elle possède des mythes des origines élaborés. Il existe aussi des récits de rencontres entre les rois de Chimú et les rois incas aux temps mythiques.
Les institutions telles que la royauté, l'Etat centralisé, les ayllus, le culte des ancêtres existent avant les Incas. La persistance de thèmes iconographiques d'une époque à l'autre permet de penser que l'élaboration des mythes incas est un processus long poursuivi au travers l'évolution des sociétés andines.
Sources pour l'étude des mythes incas
En l'absence de textes incas (pas de système d'écriture connu), les mythes sont rapportés par des textes espagnols. Des récits sur le passé inca sont racontés dans les quipus, interprétables par des quipucamayoqs, lors de cérémonies. Les amautas, poètes de cour, étaient également chargés de tenir des chroniques du passé et de la généalogie. Ces informations ont été transmises aux espagnols presque exclusivement par des hommes de la noblesse inca, ne révèlant qu'une partie des mythes. Il est possible également que la transmission aux espagnols ne soit pas exempte de manipulations. Les espagnols aimaient notamment souligner le caractère tyrannique des chefs incas pour justifier leur conquête. Le regard chrétien sur les « superstitions » incas est aussi à prendre en compte. Il est donc nécessaire de confronter les sources aux sites archéologiques. Il n'existe pas de chronologie à dates fixes fiable et indiscutable.
La grande diversité des peuples incas implique une grande diversité de mythes d'origine. D'autres mythes tendent à unifier l'origine de tous ces peuples, pour favoriser l'unité de l'Empire et jsutifier sont fonctionnement. Il en est ainsi des mythes sur l’origine des rois incas et de l'organisation impériale. Enfin, un mythe commun aux peuples andins rattachent l'origine du cosmos au lac Titicaca et à Tiahuanaco.
Les mythes d'origine cosmique
Au commencement du monde étaient les ténèbres. De ces ténèbres émergea Viracocha (ou Pachacamac dans certains mythes côtiers). Il créa une première race humaine qui vécut dans l'obscurité avant de s'attirer sa colère. Viracocha transforma ces êtres en pierre, après un déluge. On trouve des statues en pierre sur le site de Tiahuanaco, près du lac Titicaca.
Viracocha créa ensuite les astres, auxquels il ordonna de venir depuis une île du lac Titicaca. Il créa une deuxième race humaine, à partir de la pierre du bord du lac. Il les répartit en groupes auxquels il donna des vêtements, une langue… Il créa en même temps les animaux. Viracocha dispersa ces ancêtres primordiaux dans le monde souterrain avant de les faire émerger en divers points, donnant à chaque nation un lieu d'origine différent. Pour les faire émerger, il sillonna le territoire avec ses deux fils (nommant aussi les végétaux) jusqu'à l'océan avant de disparaître à l'horizon.
L'existence de trois Viracocha dans ce mythe résulte peut-être d'une influence espagnole et catholique (Trinité). Les chroniqueurs indigènes convertis aiment ces analogies et veulent se montrer bons chrétiens. Cependant, le triadisme est présent dans de nombreuses cultures, indépendamment du catholicisme.
Des développements de ce mythe parlent des rencontres de Viracocha avec la population, notamment dans la vallée de Cuzco, créant ainsi un lien entre l'origine du monde et l'origine du pouvoir inca. Il existe dans ce mythe des oublis surprenants : Viracocha et ses fils sont censés avoir parcouru l'Empire du Titicaca vers le nord-ouest, ce qui néglige les populations du sud-est.
Un mythe rapporté par un autre chroniqueur établit la division du territoire en quatre quartiers par un être puissant qui le répartit entre quatre seigneurs (dont Manco Capac) en leur donnant l'ordre de conquérir les peuples qui y sont présents.
Le Pachacuti, autre grand mythe fondateur, désigne l'idée d'une histoire cyclique de la civilisation, de création et destruction des mondes. Les mythes distinguent généralement cinq âges, avec cinq civilisations de plus en plus sophistiquées. Les incas appartiendraient au 5e âge.
Les mythes d'origine de l'Etat inca
Le lieu d'origine des Incas est Pacaritambo, au sud de Cuzco. Là, une montagne appelée Tambo Tocco possédait trois grottes. C'est de la grotte centrale, Capac Toco, que viennent les Incas. Certains mythes affirment que les ancêtres sortant de la grotte auraient cheminé dans le monde souterrain depuis le lac Titicaca, reliant l’origine des Incas au mythe général des origines.
La première génération sortie de la grotte comprend 4 hommes et 4 femmes (frères et soeurs ou époux, selon les versions). Le couple le plus âgé est composé de Ayar Manco (Ayar signifie cadavre, établissant un lien avec les momies des rois incas) et Mama Ocllo.
Les huit ancêtres s'allient avec les Indiens tambos (sortis d'une grotte latérale de Tambo Tocco) pour conquérir la terre fertile où ils fonderaient leur capitale. Le couple aîné donne naissance à un garçon, Sinchi Roca. Plus loin, il se débarrasse de l'un des ancêtres, Ayar Cachi, semeur de troubles. Il retourne dans la grotte originelle et y est enfermé. Celle-ci devient une huaca (site sacré).
Le groupe arrive à Cuzco et décide de s'y installer. L'un des ancêtres, Ayar Uchu, après avoir rapporté à Ayar Manco des paroles du soleil confirmant son choix et lui enjoignant de s'appeler Manco Capac, est transformé en un rocher qui fera l'objet d'un culte.
Les ancêtres entrent dans Cuzco, avec l'aide d'Alcavicça, et Manco Capac (ou Mama Huaco) sème le premier champ de maïs. Lorsque le groupe arrive au centre de Cuzco (place de Huanaypata), Ayar Auca, le dernier frère, est transformé en pierre, adorée comme une huaca Les autres fondent la ville.
Il existe des versions moins glorieuses de l'origine des Incas, selon lesquelles Manco Capac se serait fait passer par ruse pour un fils du Soleil, effrayant ainsi les gens de Cuzco et prenant la ville. Ces versions ôtent au pouvoir inca sa légitimité.
Liste des rois incas (mythiques ou réels) attestés : Manco Capac
Sinchi Roca
Lloque Yupanqui
Mayta Capac
Capac Yupanqui
Inca Roca
Yahuar Huacac
Viracocha Inca
Pachacuti Inca Yupanqui
Tupac Inca Yupanqui
Huayna Capac
Huascar et Atahualpa
Certaines des informations possédées sur les rois sont attestées historiquement. D'autres sont mythiques. Ainsi un jeune prince, Viracocha Inca ou Pachacuti Inca Yupanqui aurait défendu Cuzco contre une attaque extérieure, alors que tous avaient fui, avec l'aide de pierres transformées en soldats pour venir en aide au prince courageux. Les pierres sont devenues huacas. C'est après cet épisode fondateur que les Incas auraient commencé à fonder un empire au-delà de la vallée de Cuzco.
Un autre épisode mythique est la rencontre entre Pachacuti Inca Yupanqui et Viracocha, qui conduisit à une réforme religieuse. Viracocha se substitua alors au soleil comme dieu suprême dans le panthéon du Coricancha. Mais il existe une autre vision de l'évolution de la religion, attribuant au même roi le glissement du culte de Viracocha à celui du Soleil.
Mythologies côtières et provinciales
Il existe pour les dynasties locales péruviennes des mythes d'origine distincts. C'est le cas, au nord du Pérou, pour les vallées de Lambayaque et de la Moche. Le travail des conteurs incas consistent à incorporer ces mythes à la mythologie inca, en préservant la centralité du pouvoir inca.
Des interrogations subsistent sur la relation entre Viracocha (dieu créateur pour les peuples montagnards) et Pachacamac (dieu créateur pour les populations côtières). Certains mythes identifient Pachacamac au soleil.
Durant les campagnes menées par les prêtres espagnols pour combattre les croyances des autochtones, les pratiques « idolâtres » ont été consignées, fournissant une importante source d'information sur les mythes et les pratiques rituelles. On note par exemple l'importance de l'environnement naturel dans les cultes. Les montagnes sont nommées et dotées d'un esprit, rattaché au culte des ancêtres des différents ayllus. Les grottes abritent les momies de ces ancêtres.
Le passé inca dans le présent andin
Le mythe de l'Inkarrí (Inca et rey) prédit le retour de l'Inca et la destruction du monde espagnol. Ce millénarisme est dans la lignée du Pachacuti. L'Inca espagnol aurait détrôné et décapité l'Inkarrí. Celui-ci reviendra lorsque son corps aura repoussé, à partir de sa tête enterrée. Ce mythe pourrait avoir un rapport avec deux décapitations pratiquées par les espagnols : celle d'Atahualpa, ordonnée par Francisco Pizarro et celle de Tupac Amaru, ordonnée par Francisco de Toledo.
Les lieux mythiques incas continuent à avoir une grande importance symbolique pour les péruviens.