L’étrange défaite
Par Marc Bloch
Biographie
Normalien, agrégé d’histoire, Marc Bloch (1886-1944) s’est révélé comme un spécialiste de l’histoire médiévale (Rois thaumaturges, La société féodale), et de la société rurale (Caractères originaux de l’histoire rurale française). Il doit une grande part de sa notoriété à sa qualité de co-fondateur (avec Lucien Febvre) des Annales d’histoire économique et sociale (1929), et à son travail de réflexion sur sa discipline (Apologie pour l’histoire).
Mais le citoyen français, d’origine juive, qu’est Marc Bloch, se distingue aussi par son rôle actif dans la défense de sa patrie. Mobilisé en 1914, il termine la guerre comme capitaine. En 1939, il est mobilisé sur sa demande, alors que son âge et sa charge familiale (six enfants) l’en dispensent. Après la débâcle, il passe dans la zone non-occupée, déguisé en civil. Très tôt, il entre en contact avec des groupes de résistants, avant de s’engager dans Combat. En 1943, abandonnant sa famille pour entrer dans la clandestinité, il se met au service de Franc-Tireur et organise les comités de libération de la région de Lyon. Arrêté le 8 mars 1944 par la Gestapo, il est torturé, puis fusillé le 16 juin 1944. Comme historien, comme combattant français d’origine juive, Marc Bloch possédait donc parfaitement l’expérience et les qualités d’observation et d’analyse susceptibles de produire un témoignage exceptionnel sur L’Étrange défaite.
Synthèse
L’Étrange défaite fut rédigée de juillet à septembre 1940. L’édition utilisée accompagne cet ouvrage de textes complémentaires (testament de Marc Bloch, écrits clandestins, annexes) et inachevés. Pour une plus grande cohérence, nous ne prendrons en compte, dans cette étude, que la première partie (L’Étrange défaite elle-même), seule achevée, et dont la publication fut voulue par Marc Bloch.
L’Étrange défaite est avant tout un témoignage - comme le souligne le sous-titre, Témoignage écrit en 1940 - et non un ouvrage d’histoire. Cela reste néanmoins l’oeuvre d’un historien, rompu à l’analyse historique, ce qui confère à ce texte une fiabilité certaine. C’est d’ailleurs cette légitimité à témoigner que Marc Bloch met en avant, dans la première partie du triptyque qui constitue L’Étrange défaite, en se présentant au lecteur (« Présentation du témoin »). Ceci fait, l’auteur en vient au but même de son témoignage : « le procès-verbal de l’an 1940 », l’explication du « plus atroce effondrement de notre histoire » (p.29), c’est-à-dire la débâcle française du printemps 1940. Marc Bloch se consacre d’abord à l’aspect militaire de la défaite, dans « la déposition d’un vaincu ». Il souligne alors « l’incapacité du commandement », la vétusté de la conception française de la guerre, par contraste avec la modernité allemande. Il insiste également sur l’esprit de renoncement qui semblait caractériser une grande partie de l’état-major, ce qui le mène à la dernière partie de son analyse, à savoir « l’examen de conscience d’un Français ». C’est toute la société française qui se trouve alors mise en cause, dans toutes ses couches sociales, dans tous ses groupes politiques, dans son régime et dans ses élites, dans sa mentalité même. L’Étrange défaite constitue enfin un appel aux générations futures. Marc Bloch les met en garde contre les erreurs de leurs aînés, et leur souhaite d’inventer à la fois un nouveau régime et une nouvelle société.
Etude détaillée
Présentation du témoin
Marc Bloch donne ici les éléments qui rendent son témoignage légitime et fiable. Il se présente d’abord comme un historien, un observateur qualifié - notamment en ce qui concerne le monde rural. Il met ensuite en avant son action au cours des deux guerres qu’il a menées, c’est-à-dire le parcours d’un officier qui a connu tous les degrés de l’armée, du rang de sergent d’infanterie à celui de capitaine, proche de l’état-major. Enfin il s’affirme en tant que juif, non pratiquant, et plus encore comme citoyen français, attaché à la République. Il insiste également sur le fait que son engagement dans la Seconde guerre mondiale soit volontaire : il ne s’agit pas du témoignage d’un soldat plaintif et contraint, mais de celui d’un volontaire ayant « le goût de l’ordre dans le commandement. » (p.33)
L’auteur présente également les événements qu’il va tenter d’expliquer, tels qu’il les a vécus. Il raconte donc sa drôle de guerre, en tant que capitaine, chargé du ravitaillement en essence, dans l’état-major de la 1ère armée. Il décrit la fuite en avant de l’armée face à l’ennemi, le passage en Angleterre, le retour à Cherbourg, la défaite, et le passage, déguisé en civil, dans la zone libre. Il s’agit d’une guerre vécue dans l’ombre de l’état-major et non sur le lieu des combats. C’est à partir de ce vécu que Marc Bloch élabore son explication militaire de la défaite.
La déposition d’un vaincu
« L’incapacité du commandement » est pour Marc Bloch le premier facteur explicatif de la défaite. Ne voulant pas condamner unilatéralement, l’auteur prend soin de montrer l’importance des individualités, et le respect du devoir professionnel qui caractérise l’ensemble de l’état-major. Néanmoins, son analyse se concentre sur les faiblesses du commandement.
En premier lieu, l’auteur dénonce une inaptitude à « penser » la guerre. L’armée de 1939 se nourrit des préceptes de la guerre précédente. Il en résulte un équipement inadapté, notamment un mauvais usage des bombardements par avion, dont les effets psychologiques sont pourtant dévastateurs. Bien pire, l’incapacité à comprendre la guerre de vitesse n’a pas permis d’évaluer correctement les distances et l’avancée des allemands. Cette incompréhension profonde, cette « étonnante imperméabilité aux plus clairs enseignements de l’expérience » a rendu impossible la correction des premières erreurs. D’où un affolement continu, dû à la surprise, et non à la lâcheté des hommes. Cet écart entre Français et Allemands, dans la façon de concevoir la guerre, M. Bloch la schématise ainsi : « Nous avons en somme renouvelé les combats familiers à notre histoire coloniale, de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs. » (p.67)
En second lieu, l’auteur explique le dysfonctionnement de l’alliance franco-anglaise. Il accuse l’anglophobie, motivée par une rancune historique, ou, bien plus souvent, par une évidente différence de mentalité. Il montre également comment le rembarquement prioritaire - et compréhensible - des anglais, ainsi que leur rapide retrait de la campagne, a définitivement brisé une solidarité qui ne fut jamais bien vivace. C’est d’ailleurs la cause profonde de l’échec de l’alliance : il y a eu peu de travail commun entre les deux armées, et pas de vie commune, ferment nécessaire de la camaraderie.
En troisième lieu, c’est la mauvaise qualité des services de renseignements qui est mise en cause : la diffusion des informations, trop rapidement classées secrètes, est insuffisante, et rendue d’autant plus difficile que le nombre d’échelons à traverser pour les faire circuler est grand. Les liaisons sont mal organisées. Surtout la paperasserie, due aux habitudes bureaucratiques de l’entre-deux-guerres, est encombrante et mal adaptée à une situation d’urgence.
En dernier lieu, Marc Bloch procède à la mise en accusation des chefs, en dénonçant une « crise de l’autorité » : si la volonté de dressage n’a pas disparu, la capacité à prendre des sanctions efficaces contre les éléments incompétents semble avoir été ensevelie sous des années de routine. L’auteur accuse aussi les rivalités entre généraux et entre bureaux, le cloisonnement entre les services concurrents, et le manque général de coopération. Il met également en cause l’âge avancé du haut commandement, et surtout son esprit de renoncement : en 1940, nul chef n’est capable de dynamiser ses troupes. Enfin, c’est l’École de Guerre et sa « sclérose intellectuelle » qui sont mises en cause : sa formation dogmatique, abstraite, ne prépare pas réellement au commandement, et ne donne pas un esprit souple, apte à s’adapter aux modalités évolutives d’une guerre. La guerre de 1940 aura donc « été une guerre de vieilles gens ou de forts en thèmes engoncés dans les erreurs d’une histoire comprise à rebours. » (p.158)
Examen de conscience d’un Français
Si la responsabilité militaire n’est pas mince dans la défaite de 1940, l’armée n’est cependant que le reflet des mentalités collectives. L’esprit de renoncement de l’armée était celui de la population toute entière. La guerre de 1939-40 n’était pas de celle où l’on peut distinguer un avant et un arrière, en raison de sa rapidité. La population civile aurait donc dû faire corps avec l’armée pour défendre chaque ville. Le sang des civils, des jeunes, a été trop épargné, la résistance pas assez vive.
Ce esprit de renoncement, M. Bloch le voit en germes dans la société d’avant guerre. Il commence par mettre en accusation les éléments « de gauche ». D’une part, il dénonce l’attitude des ouvriers et des syndicats dans les années précédant la guerre : alors que la patrie est menacée, la défense des intérêts quotidiens (salaires, cadences de travail) restent prioritaires, ralentissant le réarmement. D’autre part, l’auteur montre comment l’idéologie internationaliste et pacifiste a fabriqué des hommes peu aptes à lutter, sans mesurer combien le joug nazi serait plus asservissant que le capitalisme. La meilleure démonstration du caractère ambigu de ce type de raisonnement, c’est le nombre de transfuges de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, révélateur des dangers d’un pacifisme « à tout prix ».
Ensuite, c’est le régime qui est mise en cause. D’une part, la démocratie n’a pas été capable d’informer les masses : les insuffisances de la presse sont flagrantes, les bibliothèques indigentes. L’enseignement, trop magistral, trop orienté vers les examens, a donné du monde contemporain une image déformée, sans le recul historique nécessaire pour comprendre son temps. Plus grave est l’absence d’une soif d’information de la part des élites, qui se sont contentées de cette situation. Sans esprit critique, il ne peut y avoir d’ « hérétiques » capables de secouer une population somnolente. D’autre part, les incohérences des partis, de droite (passage de la germanophobie à la collaboration) comme de gauche (les communistes réclament des canons pour l’Espagne après avoir refusé de voter les crédits de guerre) n’ont pas permis de clarifier le jeu politique. Enfin, le parlementarisme, tel que l’a pratiqué la Troisième République (régime d’assemblées) a affaibli l’Etat, et ne l’a pas préparé à la guerre. La bureaucratie développée dans les grands corps d’Etat, devenus immuables et sans dynamisme, n’a pas favorisé le rapprochement avec la population (« morgue collective »), et n’a pas formé de fonctionnaires aptes à résister en masse.
Enfin, M. Bloch met en accusation la bourgeoisie et les milieux dirigeants. Ceux-ci ont été malmenés économiquement (baisse des profits, salariat résistant), et politiquement (fin de la domination des notables). Il est cependant regrettable que cette menace d’un renversement de hiérarchie sociale ait conduit la bourgeoisie à condamner unilatéralement le Front Populaire, sans avoir compris l’enthousiasme collectif qu’avait suscité l’expérience. Manquant d’informations sur les ressources de la population française, les milieux dirigeants en sont venus à penser que rien ne pouvait s’améliorer : c’est l’origine du défaitisme de 1940. Seuls les intellectuels, tels Marc Bloch, auraient pu sonner l’alarme, en dénonçant par exemple le dangereux manque de réalisme de la politique extérieure française dans l’entre-deux-guerres, ou encore le manque de fondement de l’esprit de défaitisme. Par crainte d’être isolés, ils n’ont pas eu le courage de donner aux mentalités collectives les éléments dont elles avaient besoin pour évoluer.
Si Marc Bloch dresse de son époque ce tableau impitoyable et juste, c’est avant tout dans le souci de donner aux générations qui auront à reconstruire la France les éléments qui ont manqué avant la guerre. En signalant les erreurs d’hier, il espère que la France libérée sera capable de se doter d’une démocratie où le pouvoir sera proche des masses. Il confie à ceux qui lui succéderont le soin d’inventer cette nouvelle société.
Enjeux
Ce témoignage de Marc Bloch est exceptionnel sous de multiples aspects. D’une part, il mêle d’une façon assez rare l’émotion du moment et le recul de l’analyse historique. Il ne s’agit pas là de l’étude quasi scientifique, et par là même un peu froide, de l’historien dans ses fonctions. Pourtant, il ne s’agit pas non plus d’un témoignage lyrique et peu objectif. C’est la synthèse exacte entre l’émotion sincère du citoyen français, blessé par la défaite et refusant de s’avouer vaincu, et le recul critique nécessaire à tout travail d’histoire. On est frappé de voir à quel point l’analyse de l’auteur, produite « à chaud », est pourtant juste. Les travaux postérieurs n’ont fait que confirmer les thèses de Marc Bloch. On ne peut donc que s’incliner devant le remarquable effort de l’historien-citoyen, capable de remettre en cause, avec autant de justesse, à la fois sa propre personne et la société dans laquelle il a vécu.
D’autre part, ce témoignage fournit une mine d’informations, dont seul, peut-être, le regard exercé d’un historien pouvait prendre note. L’auteur a su tirer profit de sa proximité avec les hautes sphères de l’armée, de son expérience de la Première guerre mondiale, pour analyser une foule d’anecdotes, illustrant à la perfection des explications qui perdent ainsi leur caractère abstrait. De même, l’intellectuel français peut mettre en avant une foule d’éléments observés dans l’entre-deux-guerres, pour affiner et concrétiser son analyse de la société. Tableau vivant et fin, le travail de Marc Bloch est donc à ce titre plus enrichissant que bien des ouvrages historiques. Formidablement ouvert sur l’avenir, toujours présent à l’esprit de l’auteur, il constitue de plus une leçon de morale, un appel à l’esprit de résistance active et constructive, toujours d’actualité.