Généalogie de l'islamisme

Synthèse de l'ouvrage d'Olivier Roy.

Synthèse

La perception de l’islam par les occidentaux est un des exemples qui expliquent le succès d’une thèse comme celle de Huntington. Islam et islamisme sont en effet des sujets de débats passionnels, d’affrontement. Dans cet ouvrage, O. Roy veut tenter de cerner et d’expliquer l’islamisme dans sa pluralité, d’évaluer la pertinence de l’hypothèse d’une menace islamique, ainsi que la capacité du radicalisme à se répandre dans les communautés immigrées en Europe. Il s’interroge sur le processus de radicalisation, sur son articulation avec la modernité et avec le modèle démocratique. En étudiant l’évolution du radicalisme aux contacts des différentes situations politiques et historiques, il insiste particulièrement sur les oppositions profondes qui divisent le monde islamique, et qui, sans empêcher l’internationalisation des réseaux, limitent très significativement les possibilités d’une menace islamique généralisée. Il présente l’islamisme comme une forme d’adaptation à une « modernité traumatisante », comme un symptôme plutôt qu’une alternative politique viable.

Etude Détaillée

Qu’est-ce que le radicalisme islamique ?

Définition des termes

Pour éviter les confusions, il est nécessaire de revenir sur la définition d’un certain nombre de termes. Islam, fondamentalisme, néo-fondamentalisme, islamisme (ou radicalisme islamique) ne désignent pas les mêmes courants. L’islam regroupe toutes les écoles qui constituent la religion musulmane. En lui-même, il n’est ni radical, ni politique. Le fondamentalisme est une volonté de retourner aux textes originaux (le Coran et la Sounna de Mahomet), en négligeant les évolutions de l’histoire et de la pensée. Il peut s’accorder avec un régime conservateur ou révolutionnaire. L’islamisme constitue une politisation et une lecture radicale du fondamentalisme. Le néo-fondamentalisme marque un retrait par rapport à cette politisation : leur violence vise à imposer la chariat à la population civile plutôt qu’à renverser le système étatique.

Les quatre traditions théologiques de l’islam

L’islam repose sur quatre traditions : la tradition sunnite, le chiisme, le hanbalisme et le wahhabisme. Le fondamentalisme traditionaliste sunnite, pragmatique, ne cherche pas le retour à la communauté (oummah) originelle, brisée à la mort du prophète Ali. Elle accepte le compromis avec les Etats en place à condition que ceux-ci instaurent le respect de la chariat, et laissent une place aux oulémas (docteurs en loi) dans le système éducatif et juridique. Le chi’isme (10 % des musulmans), en attendant le retour du douzième iman, laisse l’interprétation de la loi à un clergé composé de grands oulémas et d’ayatollahs. Cette marge d’interprétation est rejetée par les autres traditions, et fait des chi’ites des hérétiques aux yeux des wahhabis (qui paradoxalement se la permettent en partie). Le clergé s’est politisé au XIXe (progression occidentale). L’idéologisation de Chariati a finalement amené en Iran une collusion entre religion et révolution. Le hanbalisme a connu son apogée aux XIII - XIVe siècles (avec Ibn Taymina) et refuse toute interprétation concernant ce qui n’est pas directement présent dans les textes. Le wahhabisme, apparu au XVIIIe siècle, rejette toutes les interprétations antérieures, et met en place un islam puritain, mais pas révolutionnaire.

L’islamisme contemporain

Les mouvements islamistes s’appuient sur deux pères fondateurs, Hassan al Banna et Abu Ala Maududi. Tous deux envisagent l’islamisme comme une idéologie totalisante, capable d’amener des sociétés, retournées à l’ignorance pré-islamique (la djahilliya de Maududi), vers un système politique et social capable de concurrencer le capitalisme et le socialisme. Il veulent donc établir un Etat islamique juste, indispensable préalable à une totale application de la chariat.

Al Banna, égytien, a fondé les Frères Musulmans (1928), Maududi, issu du sous-continent indien, a créé le Jama’at Islami (1941). Ces mouvements sont dirigés par un Guide (ou Emir) élu, un conseil consultatif et des comités spécialisés. Ils ont les caractéristiques d’un mouvement social, d’une confrérie religieuse (les membres, formés, s’engagent dans leur vie publique et privée) et d’un parti. Tous deux ont essaimé dans les autres pays musulmans (le Hamas est une section des Frères Musulmans ; le Jama’at afghan a renforcé l’influence pakistanaise en Afghanistan) en formant des sections plus ou moins autonomes. Un troisième pôle est apparu autour du Refah turque (mouvement parlementaire).

La montée de l’islamisme est le produit de la modernisation et de la crise économique des pays musulmans. L’urbanisation a détruit les solidarités rurales, remplacées par les associations islamistes. La jeunesse diplômée a manqué de débouchés, ce qui a facilité l’islamisation des campus. La crise a, de plus, accentué la perte de légitimité d’Etats dominés par des groupes minoritaires (militaires ou autres). L’islamisme a donc été porteur d’une contestation de la société civile.

Doctrine du radicalisme islamique

L’islamisme, à l’inverse du fondamentalisme traditionaliste, ne sépare pas l’action politique de la religion. La priorité est donc d’établir un Etat islamique, où la seule souveraineté reconnue serait celle de Dieu, à l’exclusion de celle du peuple (démocratie) ou du roi (monarchie). La doctrine reste assez vague lorsqu’il s’agit de déterminer qui doit gouverner : comment choisir le Guide et la Choura (conseil formé par l’élite de la communauté) ? Les imperfections du système iranien montrent la difficulté de répondre à cette question.

L’idéologie est totalisante, tous les domaines doivent être pensés selon l’islam, et pas seulement le droit, ce qui implique une possibilité élargie d’ijtihad (interprétation). D’où un rejet des oulémas traditionnels, néanmoins remplacés par de nouveaux oulémas, nécessaires pour interpréter une chariat fortement intellectualisée. L’islamisme doit penser l’économie (et l’articulation de la chariat, qui, par exemple, interdit l’usure, avec le système économique mondial) et la société. La place attribuée de la femme par l’islamisme est différente de l’enfermement prôné par les traditionalistes et les néofondamentalistes. La femme doit rester voilée (militantisme affiché) mais elle doit étudier et travailler.

Le rapport à la modernité est ambigu. L’islamisme rejette les acquis culturels et rompt avec la société occidentale. Il est cependant largement urbain et composé de catégories sociologiquement élevées (ayant parfois étudié en Occident). Il conserve les sciences et techniques modernes pour les islamiser. L’exemple le plus frappant de cette ambiguïté est le militantisme, qui s’appuie sur les technologies modernes (internet, vidéo…) pour diffuser une prédication fondamentalisme.

Les mouvements extrémistes

L’islamisme s’est radicalisé sous l’influence de deux penseurs, Sayyid Qotb et Khomeiny. Qotb a préconisé la violence politique (envers les Etats et les oulémas) et instauré le takfir (respect des canons de l’islam pur) comme signe de reconnaissance du véritable islamisme. Sa doctrine fait du djihad une obligation individuelle. Khomeiny et Qotb pensent que l’application de la chariat doit attendre la mise en place de l’Etat islamique, la logique révolutionnaire doit donc l’emporter sur le réformisme.

Plusieurs mouvements extrémistes ont donné corps à ces théories. La révolution iranienne a satellisé les groupes chi’ites, comme le Hezboullah libanais, créé en 1982. Intrumentalisés par l’Iran entre 1980 et 1988, les extrémistes chi’ites sont ensuite devenus autonomes, et leurs violences ont pris des cibles politiques précises, sans réelle motivation religieuse (ex : combat du Hezboullah contre Israël). Les extrémistes sunnites se sont développés en Afghanistan (Hizb-i-Islami), en Jordanie, en Palestine. Mais ils se sont particulièrement signalés en Egypte. Le Takfir wal Hjra et le Djihad islamique (responsable de l’assassinat de Sadate en 1981) ont leur base au Nord du pays, tandis que le Gama’at Islamiyya bénéficie d’une assise rurale au Sud. Ce dernier semble être aujourd’hui le plus dangereux des trois mouvements. Cependant, à l’image de tous les groupes sunnites, il ne s’agit que d’un groupuscule sans réelle base populaire, assez proche de la secte.

L’activité principale de ces groupuscules est assez largement de nature terroriste. Le terrorisme comme moyen de pression politique est très largement considéré comme contre-productif par les Etats qui le pratiquaient auparavant. Mais des groupuscules incontrôlables (GIA, Gama’at Islamayya) continuent à le pratiquer à l’égard des populations, en se réclamant de l’islam pour justifier leurs exactions.

Les néo-fondamentalistes

Le FIS algérien est à la croisée de l’islamisme et du néo-fondamentalisme. L’interruption du processus démocratique qui allait l’amener au pouvoir l’a orienté vers le terrorisme (GIA). Les violences inouïes dirigées contre la population civile, l’attitude à l’égard des femmes rapprochent le FIS (en tant que branche politique du GIA) du néo-fondamentalisme.

Les mouvements néo-fondamentalistes (ex : talibans) se distinguent en effet par leur volonté de ré-islamiser la population civile, vers laquelle ils dirigent l’essentiel de leurs violences. Cette priorité explique leur relatif désintérêt pour l’action politique (ce qui permet de comprendre pourquoi ils sont moins combattus). Ces néo-fondamentalistes sont issus d’une seconde génération d’islamistes, moins éduqués en raison de la dégradation du système scolaire, remplacé par les écoles coraniques. La chariat est leur seul bagage doctrinaire, et la violence leur principal moyen d’action.

Une menace islamique ?

Les internationales islamiques

L’existence de réseaux islamistes dans le monde est incontestable. Les Frères Musulmans ont édifié un système de propagande (par le biais d’ONG comme l’International Islamic Relief Organisation ou d’universités islamiques) mais il est plus culturel que politique. Les Afghans (anciens volontaires mobilisés pour la guerre d’Afghanistan) forment une diaspora de militants, là encore relayée par des ONG. Cependant, leur manque d’enracinement et leur faible idéologie en réduisent la menace potentielle. Les réseaux néo-fondamentalistes (ex : le Tabligh) concernent avant tout les pays musulmans et ont peu d’ambitions stratégiques. Néanmoins la diffusion de leur enseignement (Ligue Islamique Mondiale) retarde l’intégration de certaines communautés musulmanes en Europe.

Le manque d’unité

Ce qui affaiblit la menace que pourraient représenter ses réseaux, c’est leurs profondes divisions. Ces divisions sont d’abord religieuses : les chi’ites, déjà isolés par leur soutien à l’Iran, sont rejetés par les fondamentalistes. L’Iran chi’ite préfère soutenir des laïcs plutôt que des sunnites. Il existe également des lignes de partage nationales : en effet, la cause islamique est bien souvent liée aux intérêts nationaux (Soudan, Palestine), voire infra-nationaux (Afghnanistan). Enfin, il existe une grande variété de stratégies (réformisme, action révolutionnaire).

L’islamisme dans les populations immigrées (en France)

Le problème provient moins d’un islam qui sort de la clandestinité (construction de mosquées, respect des grands rites) que d’une possible islamisation des populations immigrées. Cette islamisation prend deux visages : celui, clandestin, des activistes qui soutiennent une lutte extérieure en faisant pression sur l’Etat, et celui, manifeste, des fondamentalistes qui veulent officialiser la chariat. Cependant cette islamisation est peu efficace pour plusieurs raisons. D’abord, elle se heurte à la division de la communauté, représentée par des autorités multiples (Union des Organisations Islamiques, recteur de la Grande Mosquée…). Ensuite, des facteurs culturels contribuent à l’éclatement : perte des repères identitaires, faiblesse de la vie associative, individualisme qui s’oppose à l’encadrement du clergé. La radicalisation concerne une petite minorité en quête d’identité, elle ne remet pas en cause la possible intégration de l’islam dans un cadre républicain laïc.

L’importance du débat concernant l’islamisation des populations est due à la place que tiennent en France les rapports entre laïcité et religion. La question se focalise sur le port du voile : il faut concilier liberté de culte, principe de laïcité et surtout liberté individuelle. Comment garantir, en effet, qu’une autorisation du port du tchador ne se traduirait pas par des pressions accrues sur des jeunes filles musulmanes qui avaient jusque là un motif pour refuser de le porter ?

Mais l’idée de menace est surtout liée à un fantasme entretenu par les clichés médiatiques : « …l’islam fait alors figure de grand autre (…). [Il] a succédé au communisme comme figure du mal extérieur » (p.139).

Le Mythe de la menace islamique

« Le grand malentendu »

La confusion entre islam et islamisme est permanente dans le monde occidental. Et la question de savoir si l’islamisme est la perversion ou la réalité de l’islam est une querelle sans fin. Sauver l’islam aux yeux des occidentaux est une opération délicate. Les musulmans libéraux appréciés par les occidentaux perdent leur crédit dans le monde musulman. Certains auteurs s’appuient sur une stricte séparation entre islam et islamisme et mettent en évidence l’intérêt stratégique du malentendu pour le dénoncer. Cependant, il est difficile d’affirmer que l’islamisme est une lecture erronée du Coran, dans la mesure où celui-ci reste impénétrable, à la merci des interprétations stratégiques qui en sont faites.

Islamisme et modernité

L’islamisme peut à plusieurs titres être considéré comme une forme particulière d’adaptation à la modernité. Il utilise dans son combat les techniques les plus modernes. Il est l’un des vecteurs de la lutte du Sud contre le Nord. Il est également un vecteur de la lutte contre des régimes autoritaires laïcs (souvent soutenus par les occidentaux). Cependant les réponses qu’il apporte ne sont pas à la hauteur des problèmes soulevés. Les divisions et la faiblesse des bagages conceptuels le condamnent à l’échec et expliquent le glissement vers le néo-fondamentalisme.

Islamisme et démocratie

Pour les raisons que nous venons d’évoquer, l’islamisme ne constitue pas une alternative possible à la démocratie. Il ne présente pas un système politique, économique et social viable, capable de se maintenir autrement que par la violence et l’autoritarisme. Ceci signifie que l’islamisme peut être une menace réelle, s’il est purificateur et extrémiste. Cependant, tuer la démocratie pour la sauver de l’islamisme ne constitue pas une solution, comme l’illustre tristement la situation en Algérie. Dans la mesure du possible, l’opposition à l’islamisme doit rester démocratique, particulièrement lorsqu’il ne fait que servir de vecteur à une large contestation.

En ce qui concerne l’islam, de manière générale, il ne semble pas incompatible avec la démocratie et ses institutions, comme on peut le voir en observant les mouvements islamistes modérés et parlementaires présents dans les pays démocratiques.

Conclusion

Généalogie de l’islamisme permet d’avoir une vision plus précise du monde islamique, en évitant toutes les confusions qui pourraient nuire à la compréhension de la situation actuelle. En retraçant l’histoire de l’islam et de l’islamisme des origines à nos jours, ce livre rend plus claires les relations stratégiques des pays musulmans, en montrant l’articulation entre la religion et la politique internationale, et leur instrumentalisation mutuelle. L’ouvrage distingue clairement réalité et fantasme, en évitant la polémique. Peut-être peut-on lui reprocher d’aborder le problème de l’intégration des communautés immigrées de façon quasiment unilatérale (en considérant surtout le cas français), alors qu’une comparaison avec d’autres pays (anglo-saxons notamment) aurait pu être enrichissante, en raison de la différence des politiques adoptées (le voile est mieux accepté et banalisé au Royaume-Uni). Néanmoins, il présente l’avantage de donner synthétiquement une connaissance de base indispensable pour consulter des ouvrages plus spécialisés

 
geopolitique/islam/roy.txt · Dernière modification: 2007/12/15 19:48 (édition externe)     Haut de page