Richesse du monde, pauvreté des nations

De Daniel Cohen

Synthèse

Richesse du monde, pauvreté des nations tente de dénoncer un certain nombre d’idées reçues, dues à des erreurs d’analyse, sur l’origine des inégalités croissantes qui sont observées dans le monde contemporain. Plutôt que d’accuser la mondialisation, et, à travers elle, les pays du Sud, qui, tels de nouveaux barbares, viendraient menacer la civilisation occidentale, D. Cohen met en cause une troisième révolution industrielle, inévitablement douloureuse, comme toutes les périodes transitoires, et dont la mondialisation ne ferait qu’accentuer les effets, tant positifs que négatifs. Ce processus pourrait, à terme, permettre la convergence entre les économies du Sud et celles du Nord - phénomène déjà en cours en Asie - , tournant ainsi la page des inégalités exceptionnellement fortes entre nations, telles que nous les connaissons depuis deux siècles. C’est là le « grand espoir du XXIe siècle ». Dans le même temps, ce processus pourrait pérenniser la paupérisation d’une fraction de la société au Nord, à moins qu’une volonté politique renaissante ne vienne modifier la donne. Il faut alors accepter de changer les perspectives d’analyses - en ne prenant plus la mondialisation et le Sud comme coupables - afin de mettre en place un véritable projet alternatif, capable de recréer les solidarités détruites par l’économie, en organisant une redistribution adaptée à la nouvelle structure des inégalités.

Etude détaillée

I - La « misère du monde » n’est pas indépassable

La « misère du monde » est avant tout celle des paysans, et particulièrement des paysans africains. Cette misère est le résultat de tout un système d’exploitation. Exploitation de la femme africaine, tout d’abord, par l’homme et par la famille : ce demi-esclavage dispense de l’investissement en capital, entretenant ainsi le cercle de la pauvreté. Exploitation de la campagne par la ville, ensuite : la moitié de la richesse produite est accaparée par les Marketings Boards, organismes étatiques qui maintiennent des prix agricoles bas, afin d’éviter les émeutes de la faim dans les villes, sur lesquelles reposent la légitimité de l’Etat. Cependant, cette politique accentue l’exode rural des paysans les plus pauvres, ce qui accroît le poids démographiques des villes et les risques de famine.

Ce système d’exploitation s’appuie sur les théories mercantilistes, qui prônent l’exploitation de la campagne pour favoriser la population urbaine, plus susceptibles de créer des richesses. Ces préceptes ont été remis en cause par les physiocrates, qui, en favorisant le libéralisme (et donc l’abandon de la réglementation qui étouffait les campagnes) sont à l’origine de l’industrialisation des pays occidentaux et asiatiques. Le maintien d’un système mercantiliste fermé est favorisé en Afrique par l’absence de démocratie : l’élite exploite la nation toute entière, gaspille la rente minière ou pétrolière (Zaïre…). La démocratie, comprise comme la lutte contre « l’arbitraire fiscal du prince », est un préalable indispensable à l’amorce d’un cercle économique vertueux.

Cependant, si la prospérité économique semble difficile à installer dans certaines régions, les inégalités Nord/Sud ne sont pas irréductibles, comme le montrent les exemples de Hong-Kong et Singapour. Malgré des conditions de départ extrêmement défavorables (plus encore Singapour), ces deux micro-Etats ont réussi à atteindre un niveau de richesse supérieur à celui de la Grande-Bretagne, par une très large ouverture aux échanges, le développement d’une épargne susceptible de financer l’investissement, et en favorisant la scolarisation de la population (par des méthodes parfois contestables). Leur enrichissement provient donc de l’effort fourni, et non du progrès technique (la croissance de la productivité est très faible à Singapour) : il n’y a pas de « miracle asiatique », ce qui signifie que le modèle peut être suivi. Il l’est d’ailleurs effectivement (Ile Maurice). On peut ajouter que l’ouverture limite les excès du dirigisme (la politique de l’Etat doit recevoir la validation des marchés) et de la corruption, ce qui n’est pas le cas en Afrique.

Dans le cas de certains pays asiatiques, il y a donc bien eu un rattrapage sur le plan économique. Reste la question du rattrapage politique : on peut penser que l’éducation de la population, mise en place pour répondre aux impératifs économiques débouchera sur des revendications démocratiques. On risque également de voir apparaître un problème identitaire, dans la mesure où l’identité culturelle de ces pays risque de se dissoudre quelque peu dans le marché mondial.

II - Les bouleversements engendrés par la troisième révolution industrielle

« La grande peur de l’Occident » semble reposer essentiellement sur les effets destructeurs du commerce international, et notamment du commerce avec les pays du Sud. Il est vrai que les changements de spécialisation peuvent s’avérer douloureux. Ainsi l’industrialisation de la Grande-Bretagne a-t-elle entraîné la désindustrialisation de l’Inde, et, de surcroît, une mauvaise spécialisation de celle-ci (culture du coton, du pavot…), incapable d’entraîner le décollage du reste de l’économie. C’est pour cette raison que l’industrialisation d’une partie du Sud fait craindre, au Nord, une désindustrialisation des pays occidentaux.

On doit cependant constater que s’il y a désindustrialisation, celle-ci n’est pas régressive, mais consiste plutôt en une sophistication croissante des produits. Cette dernière ne se fait d’ailleurs pas au profit du capital, mais au profit du travail qualifié. Elle n’atteint donc pas les « manipulateurs de symboles » ou « producteurs d’idée » (logiciel…) - selon la typologie de R. Reich - et ne touche que partiellement les deux catégories intermédiaires que sont les « fonctions de production et reproduction » de la société (enseignement, santé…) et les services quotidiens. En revanche, elle affecte vivement les « travailleurs routiniers » (chute des salaires des non-qualifiés aux USA, hausse du chômage en France), ceux qui n’ont pas « d’idée ». L’ouverture internationale vient seulement renforcer le caractère inégalitaire de la création d’idée, elle ne le crée pas.

Le creusement des inégalités est donc dû à une troisième révolution industrielle, bien plus qu’à d’autres phénomènes souvent cités comme uniques coupables, à savoir la tertiarisation (qui crée plus d’emplois qualifiés et que de working poor), la désyndicalisation, la dérégulation, l’immigration… Cette troisième révolution, informatique, augmente l’exigence de qualification, de professionnalisation. Surtout, elle favorise les appariements entre les travailleurs les plus performants (théorie de la production O-ring, mise en avant par M.Krémer), d’ailleurs affranchis des limites géographiques grâce à l’informatique (on peut coupler un service de gestion de Singapour et un service marketing new-yorkais). Cela entraîne une homogénéisation des personnels au sein des entreprises, et une valorisation de la négociation sur la qualité des prestations, par rapport à la négociation sur le salaire. En organisant une segmentation des marchés, ce processus d’appariements favorise non seulement l’exclusion de tous ceux qui sont moins qualifiés, mais aussi celle de ceux qui, à qualification égale, sont moins performants, et n’ont pas su s’associer à une chaîne de production. Il ne constitue donc pas uniquement une ligne de partage entre catégories d’emploi, mais également au sein de chacune de ces catégories. Il a revanche le mérite de laisser une place aux pays du Sud - dans la mesure où ils ont les qualités requises - puisqu’il est ouvert, flexible. Cette flexibilité est la conséquente du dislocation du modèle fordiste. En effet, le fordisme favorisait l’affiliation, et une plus grande stabilité des carrières, ce qui signifie qu’il était moins ouvert aux nouveaux candidats. La fin de ce modèle provoque une désaffiliation, qui, pour les qualifiés, implique un nouveau contrat social (les appariements et leur flexibilité), et qui, pour les non-qualifiés, semble être synonyme d’exclusion.

III - Mutations économiques & cohésion sociale

Le processus d’appariements sélectifs ne se cantonne pas à la sphère économique. Il touche de nombreuses « institutions » de la société occidentale, comme l’école, la famille, ou la nation. Ainsi, la scolarisation de masse, en faisant une norme d’un certain niveau de savoir, est d’autant plus excluante pour ceux qui ne parviennent pas à ce niveau. La segmentation de plus en plus visible de l’éducation renforce la sélectivité des appariements, par la mise en place de stratégies éducatives (sélection des meilleurs établissements, des meilleurs classes…). Le phénomène d’appariement joue également dans le mariage, lorsque celui-ci ne repose plus sur un critère matériel de partage de richesses, mais sur la complémentarité des goûts. Le mariage devient une relation contractuelle, soumise par ailleurs à plusieurs menaces. D’une part, la famille peut être mise à l’épreuve par une évolution asymétrique des carrières (à conditions égales), qui bouleverse la donne initiale. D’autre part, elle subit « la pression sociale de l’épanouissement personnel » (F. de Singly) dont la morale individualiste favorise la séparation, tout comme une entreprise peut être amenée à rompre un appariement en cas d’insatisfaction. Enfin, « l’intégration économique rétracte le champ des communautés politiques ». La « patrie » semble à la fois trop petite, économiquement, et trop vaste, politiquement, pour que l’on puisse se passer de la recherche d’une cohésion internationale.

Outre cet éclatement des modèles sociaux, la principale menace qui pèse sur la cohésion sociale est l’apparition d’un nouveau paupérisme. En France, il se traduit par un chômage de masse, mais surtout de longue durée, qui concerne essentiellement les travailleurs les moins qualifiés. Ceux-ci sont sans cesse distancés par les exigences des recruteurs, qui utilisent les études moins comme un élément de qualification que comme un instrument de différenciation, entre ceux qui ont la plus grande capacité à apprendre et s’adapter, et ceux qui en ont une moindre. Il ne s’agit donc plus seulement d’atteindre le niveau d’étude moyen, mais de maintenir un écart par rapport à cette moyenne.

Cependant, on constate que, malgré ce type de raisonnement, les non qualifiés retrouvent plus facilement un travail aux USA qu’en France, où le chômage constitue pour cette catégorie de travailleurs une « trappe de pauvreté ». Il y a d’abord une différence dans le choix de la politique économique: outre-Atlantique, on met en œuvre une politique plus proche du modèle classique, alors qu’en France, on tente, selon la théorie keynésienne, de solvabiliser les consommateurs, notamment en freinant la « déflation salariale ». Le modèle keynésien fait en effet reposer la demande de travail sur les anticipations des producteurs. Dans ce cas, la négociation salariale n’a plus d’autre rôle que de fixer le taux d’inflation, par rapport au niveau de l’emploi. Ce modèle, incarné par la courbe de Philips, s’est trouvé démenti par la stagflation. On a vu poindre un autre modèle d’explication, la théorie des insiders/outsiders, selon laquelle le chômage influe peu sur la négociation salariale, dans la mesure où celle-ci est menée par les insiders, ceux qui ont un emploi. Ceux-ci freinent la baisse des salaires, dès lors que le taux de chômage n’apparaît plus comme une menace. C’est pourquoi ce dernier décroît difficilement, même en période d’inflation. Pour lutter contre le chômage, une baisse des coûts salariaux est donc inefficace puisqu’elle sera absorbée par les insiders. L’élimination du chômage passe donc par une lutte contre les rentes de situation, donc par une déréglementation, au moins partielle.

Outre les choix économiques, il y a une différence dans la structure du chômage en France et aux Etats-Unis. En effet, si le taux de séparation est plus élevé aux USA, la durée du chômage est plus courte. Le chômage est là-bas un fait banal, alors qu’il constitue en France une situation exceptionnelle, par laquelle on transite rarement, même lorsque l’on change d’emploi. Ce qui signifie que l’offre d’emploi s’adresse plus aux personnes ayant déjà un emploi qu’au chômeur. Ces différentes « cultures » du chômage expliquent en partie pourquoi les ajustements se font plutôt sur les prix aux USA, où rien n’est fait pour freiner le processus embauche/licenciement, et pourquoi ils se font sur les quantités en France où les embauches et les licenciements sont plus rigides. Elles expliquent surtout pourquoi le chômage est un phénomène plus excluant en France.

IV - La nécessaire ré-invention du politique.

Pour expliquer l’impossibilité de relances keynésiennes, on fait souvent appel à deux contraintes, celle de l’inflation et celle du déficit extérieur. Le problème majeur reste pourtant celui de la dette publique. Il est apparu que « la globalisation financière crée une dialectique subtile de dépendance et de soutien aux finances publiques ». Ce qui signifie qu’en raison de leur déficit public, certains pays ne peuvent plus recourir à l’arme budgétaire pour mener leur politique économique, sous peine d’être sanctionnés par les marchés qui financent leur dette.

Cependant la contrainte extérieure ne saurait expliquer les problèmes redistributifs auxquels les pays occidentaux doivent aujourd’hui faire face, qui sont liés à la nouvelle structure des inégalités, et à un déséquilibre démographique (retraites). Ces problèmes ne peuvent être résolus sans faire appel à une volonté politique forte, capable d’imposer des instruments nouveaux, qui n’aggravent pas la stigmatisation des exclus, comme l’instauration d’un revenu d’existence généralisé. Or, c’est précisément la volonté politique qui manque, à cause d’une certaine méfiance envers le processus de redistribution, éprouvée par ceux que les mutations économiques n’ont pas affectés. Tant que ceux-ci considèrent que la réalité ne correspond pas à leurs attentes, ils resteront hostiles à une redistribution plus égalitaire (alors que durant les Trente Glorieuses, l’impression de recevoir plus que ce qui était attendu poussait à la générosité). Cet individualisme vient donc renforcer les effets de la troisième révolution industrielle, la majorité laissant délibérément de côté une minorité d’exclus, dont le poids politique n’est pas assez fort pour provoquer un retournement de situation en leur faveur. De cela résulte un manque d’inventivité politique, qui fait que seuls le statu quo ou l’abandon totale de l’Etat-providence sont envisagés, sans que la mise en œuvre de solutions nouvelles soient prises en considération, alors qu’il s’agit bien de répondre à des phénomènes nouveaux.

Conclusion

Le livre de D. Cohen a de nombreux avantages, et notamment celui de ne pas être ennuyeux, travers que tous les observateurs de la mondialisation n’ont pas su éviter. Il redonne à chaque phénomène - mondialisation, rattrapage du Sud - sa dimension réelle, réduisant ainsi la place que peuvent tenir les explications simplistes dans la compréhension des phénomènes économiques actuels. Il a également le mérite de ne pas présenter de points de vues caricaturaux, en évitant le naïf enthousiasme libéral et le catastrophisme fataliste de ceux qui présentent la mondialisation comme un rouleau compresseur exterminateur. Il laisse ainsi un espace à l’action politique, même s’il semble assez pessimiste sur la capacité de celle-ci à se mettre en place (non sans raisons, d’ailleurs).

Cependant l’idée selon laquelle la convergence Nord/Sud pourrait se réaliser au cours du XXIe siècle n’est-elle pas un peu optimiste ? Si, effectivement le rattrapage est déjà en route dans certains Etats, encore qu’il puisse être freiné (crises financières, néo-protectionnisme), d’autres ne semblent pas à même de réaliser un tel bond en avant, en raison de leur délabrement politique (Russie et plus encore Afrique sub-saharienne). Le resserrement des inégalités Nord/Sud n’est donc pas nécessairement plus facile, dans certaines régions, que celui des inégalités présentes au sein de chaque société. « L’Odyssée du monde » n’a pas encore trouvé la voie qui la mènera à destination.

 
geopolitique/cohen/nations.txt · Dernière modification: 2007/12/02 15:27 (édition externe)     Haut de page