Table des matières

La vision des vaincus

par Nathan Watchel

Le traumatisme de la conquête

La mort des dieux

L'arrivée des Espagnols est précédée de présages (ceux-ci ont-ils été inventés a posteriori, témoignant dans ce cas d'une volonté d'expliquer les événements ?). Parmi ceux-ci, on peut citer la prédiction du huitième empereur inca Viracocha, annonçant l'arrivée d'inconnus qui détruiraient l'empire sous le règne du douzième inca. Il aurait dressé une statue à l'image de sa vision, celle d'un homme barbu de haute taille. Huayna Capac, onzième empereur, aurait recommandé, à sa mort, la soumission aux nouveaux venus. Au Mexique, comme Pérou, il existait le mythe d'un Dieu créateur ayant disparu à l'horizon sur l'océan et supposé revenir. Cette mythologie sert les Espagnols.

L'arrivée d'hommes inconnus constitue une perturbation du cours normal des choses, qui, selon le mode de pensées de ces sociétés, est interprété comme une irruption du divin. Les hommes blancs, avec leurs barbes, leurs vêtements, leurs chevaux, leurs armes et leur écriture, impressionnent. Ils sont parfois considérés comme des dieux. Dans la guerre civile qui oppose Huascar et Atahuallpa, Pizarro aide dans un premier temps Huascar. Le clan de celui-ci considère ces étrangers qui les aident comme de nouveaux Viracochas. Leur brutalité et leur cruauté dissipe rapidement l'illusion. D'autres, comme Atahuallpa, ne prêtent jamais aux étrangers de caractère divin, ne se soumettant en rien. L'interprétation religieuse est donc en partie liée aux considérations politiques.

Les explications de la défaite sont multiples :
* sous-estimation de l'ennemi, le nombre de combattants étant déterminant dans la pensée indienne, les Espagnols paraissent faibles
* une conception différente de la guerre (qui consiste plus à capturer l'ennemi pour le sacrifier ensuite qu'à le tuer directement) et de sa finalité (existence d'accords de paix laissant un espace de liberté pour les coutumes du vaincu, a contrario de l'écrasement culturel qui accompagnent les victoires espagnoles)
* affaiblissement lié aux épidémies (avant même la dernière expédition de Pizarro, il y a une épidémie sous le règne de Huayna Capac)
* guerres intestines et alliances avec des indigènes opposés au pouvoir central (les cañaris contre les incas) qui fournissent les effectifs espagnols.

Pour les indiens, la conquête est un traumatisme, l'anéantissement de leur monde (violences physiques, pillages…) et de leur culture (les étrangers pillent les temples sans être punis, ils opposent leur vrai Dieu aux « fausses idoles »). Références religieuses, traditions, cadre de pensée, tout est balayé. Les Incas, avec la mort de l'empereur perdent leur « père », leur guide.

La danse de la conquête

Le folklore péruvien comprend une célébration, sous forme de pièce populaire, de la mort d'Atahuallpa, exécuté en 1533 sur l'ordre de Pizarro. Il met en scène la vision que les Incas ont des Espagnols (cf. Ci-dessus) et une incompréhension mutuelle, qui touche à la langue (recours indispensable de l'interprète Felipillo) et au système de communication. Les Incas sont déroutés par l'écrit. Lorsque le père Valverde remet une Bible à Atahuallpa, celui-ci ouvre le livre en pensant entendre un message. N'entendant rien, il jette la Bible, ce qui donne le signal du massacre de Cajamarca. Le folklore mêle des épisodes historiques, tel que celui-ci, à des inventions (Pizarro puni par le roi d'Espagne pour l'exécution d'Atahuallpa). Il met en place un espoir messianique (Inkarrí). Le folklore témoigne de la persistance du traumatisme de la conquête.

Les changements sociaux au Pérou (1530 – 1570/80)

Les structures de l’Etat inca

On distingue généralement trois types de terres au Pérou : les côtes, la montagne et la forêt tropicale. Pour étudier le pouvoir inca, il faut faire une subdivision dans la seconde catégorie en distinguant la puna (plaine des hauts plateaux) et la zone montagneuse intermédiaire (quechua). Dans la première, outre l’élevage de lamas, seule la pomme de terre est cultivable (agriculture de subsistance organisée dans le cadre de l’ayllu). Dans la seconde, on peut également cultiver le maïs, importé de pays plus chauds bien avant les incas. C’est une culture plus prestigieuse (initialement les épis de maïs et la chicha sont plutôt réservés aux dieux ; voir aussi les mythes d’origine des Incas, avec le premier champ semé par Mama Huaco). Mais elle nécessite une irrigation et l’aménagement de terrasse. Si elle préexiste à l’empire inca, son développement demande de grands travaux que seul un système centralisé peut permettre. Le maïs est donc une culture de surplus mise en place dans un cadre étatique.

La terre est partagée entre trois propriétaires : l’Inca, le Soleil et les communautés. En théorie, toute la terre appartient à l’Inca, qui en fait don à la communauté. Celle-ci, en échange, doit lui verser un tribut. La propriété symbolique de l’Inca permet donc d’instaurer la réciprocité. Les terres du Soleil et de l’Inca (dont il est difficile de connaître les proportions par rapport au tout) sont également cultivées par la communauté. La terre de l’ayllu est redistribuée aux familles en fonction de leur besoin. Au-delà du travail de chaque famille, il existe des systèmes d’entraide. Il existe aussi des propriétés individuelles, dont l’importance est difficile à évaluer, celles des curacas principaux et celles des momies incas, cultivées par des serviteurs à vie, les yana. La répartition des terres n’est de toute façon pas tout à fait similaire d’une région à l’autre. On retrouve ces problématiques de partage pour le bétail et les mines de métaux précieux.

La circulation des biens se fait par le troc mais surtout par le tribut : soit le tribut est versé directement à Cuzco, soit l’Inca fait des transferts d’une réserve à l’autre. Les tributaires sont les hommes de la communauté de 25 à 50 ans. Le tribut est dû sous forme de travail sur les terres de l’Inca, du Soleil et des curacas. Les artisans seuls acquittent le tribut par leur travail spécialisé et non par une contribution aux champs. Le tribut prend trois formes :
* le travail collectif sur les terres de l’Inca, du Soleil et des curacas
* le travail individuel et temporaire, appelé mita, sur les mêmes domaines. Les membres de la communauté cultivent alors les parcelles des réquisitionnés.
* le tribut textile : la communauté doit tisser des vêtements à partir de matières premières fournies par l’Inca (même chose pour les curacas)

L’Inca en retour puise dans ses réserves pour donner aux vieillards ou à ceux qui sont inaptes au travail. Il intervient aussi dans les cas de disettes. Ce système permet une redistribution et une circulation des biens, même si la majorité d’entre eux sont consommés sur place. En même temps, il ancre les hommes dans leur communauté, le tribut pesant collectivement sur l’ayllu, sous la surveillance du curaca. Sauf permission spéciale, un homme n’a pas le droit de quitter sa communauté.

Dans cette organisation, les yanas constituent une catégorie à part. Ils sont détachés de leur communauté pour être attaché à un maître (sans être vraiment esclaves puisqu’ils ont quelques possessions individuelles). La fonction est partiellement héréditaire, un des enfants d’un yana devant prendre la charge de son père (les autres sont renvoyés dans la communauté d’origine)

Trois principes numériques organisent la société inca :
* dualité (2 et 4) : l'empire est divisé en 4 parties, dirigés chacun par un apo, les apos étant chapeautés par l'Inca. De même, Cuzco est découpée en quatre quartiers, regroupés en deux moitiés, qui constituent deux groupes matrimoniaux. La plupart des communautés sont organisées de la même façon
* tripartition : une division tripartite se superpose au principe de dualité. La société est divisée en trois groupes : les collana – groupe des chefs, des conquérants incas - , les cayao – groupe des vaincus – et les payan – groupe intermédiaire. A Cuzco, chacun des quartiers est divisé en trois groupes, chacun de ses groupes étant lui-même divisé en trois ceques (les ceques sont des groupes de bâtiments sacrés, organisés en lignes convergeant vers le centre de Cuzco. Des groupes sont assignés au culte de ces bâtiments). De plus, à Cuzco, chaque quartier est assimilé à un cadre de la division tripartite (le quartier de Collasuyu est cayao, par ex ; le 4e quartier est mixte). Les ayllus devaient comporter 300 indiens et la division tripartite s'y appliquait propablement aussi.
* système décimal : à l'intérieur des quatre quartiers de l'empire, les tributaires sont divisés en groupes de 40000 (province grouvernée par un tukrikuk de la caste inca), sous-divisés en groupes de 10000, 1000, 500, 100, 50, 10. Les chefs de groupes de 40000 à 100 sont des curacas exemptés de tribut. En dessus, les chefs sont plutôt des sortes de contremaîtres. En pratique, les groupes ne devaient pas être numériquement aussi exact mais des transferts tentaient de faire coller réalité et théorie.

Le système paraît à première vue hypercentralisé avec une surveillance de l'Inca sur tous les échelons de curacas et des plus hauts curacas sur leurs subordonnés, par des systèmes de contrôles multiples. Néanmoins, il est probable que le pouvoir réel de l'Inca ait été plus limité. Les rapports entre curacas et Inca sont des rapports de réciprocité et de redistribution. La réciprocité est plutôt assurée dans le cadre des systèmes dualistes et tripartites, la redistribution grâce au système décimal qui organise la bureaucratie inca.

L'ensemble se double d'un système religieux qui se superpose aux croyances locales, pour former une vision du monde cohérente.

La destructuration

La destructuration démographique

La Conquête provoque une baisse démographique importante mais difficile à évaluer, car les chiffres concernant la population en 1530 ne reposent que sur des extrapolations. On pourrait raisonnablement estimer la population de l’empire à 10 millions de personnes à cette date. En 1560, ce chiffre serait de 2,5 millions d’habitants, les pertes étant très inégales selon les régions (Nord – autour de Quito – plus touché que le sud…). La pyramide des âges est déséquilibrée : vers 1560, le nombre d’enfants semble témoigner d’une forte natalité (la chute démographique est donc due à une forte mortalité) et le nombre de femmes est très supérieur au nombre d’hommes. Une dizaine d’années plus tard, l’équilibre des sexes se rétablit mais la natalité semble baisser dans le dernier quart du XVIe siècle, ce qui inciterait à penser que le traumatisme de la conquête à des répercussions sur les comportements biologiques.

La baisse démographique est due en grande partie aux abus espagnols (sans parler de la guerre elle-même) : dans les terres sous administration directe du roi d’Espagne – qui s’alarme à propos de la condition indigène – la chute est moindre que dans les territoires sous la férule des « encomenderos ». Les épidémies jouent aussi un rôle important. La première (1524 – 1526) précède l’arrivée de Pizarro, en se propageant (peut-être) depuis le Mexique. Une seconde épidémie, précédée par une épizootie chez les lamas, frappe en 1546. La variole fait des dégâts entre 1558 et 1559. L’épidémie de variole la plus forte a lieu entre 1585 et 1591.

Une sorte de « sondage » entre 1582 et 1586 montre que les indiens ont conscience de cette baisse démographique et de ses causes. Certaines réponses données par les indigènes montrent qu’ils ont conscience d’un effondrement des règles de vie traditionnelle (qui paradoxalement fait que certains se sentent désoeuvrés malgré le tribut espagnol). La diffusion de l’alcoolisme révèle elle aussi la ruine des valeurs anciennes.

La destructuration économique

Cuzco, l’ancien centre économique est remplacé par deux pôles : Lima et les mines de Potosi. L’organisation de certaines régions autour de cultures complémentaires est parfois cassée (jusqu’à ce que les Espagnols s’aperçoivent de son bien-fondé). Les indiens sont souvent spoliés de leurs terres. L’abandon de la discipline du système inca et les bouleversements démographiques font que les terres sont moins bien cultivées : les rendements baissent.

La nature du tribut change, tant dans sa composition (blé, miel, coca, argent) que dans son mode de fonctionnement. Avant les Indiens cultivaient en commun une terre appartenant à l’Inca en échange du droit à cultiver leurs propres terres : le tribut consistait en une force de travail donné en échange d’un droit. Les Indiens doivent désormais prélever le tribut sur leurs propres terres et c’est le produit qui est donné à l’encomendero, sans réciprocité. En revanche, les Indiens maintiennent leur pratique communautaire, en déterminant entre eux des parcelles de leurs terres à cultiver en commun pour payer le tribut, qui reste donc collectif. De même, une sorte de mita est maintenue, les Indiens allant à tour de rôle travailler sur les terres personnelles de l’encomendero. Mais ils ne reçoivent plus de nourriture ou quoi que ce soit d’autre en échange. Le tribut textile est toujours dû (en coton cette fois) mais sans que l’encomendero fournisse la matière première. Enfin, les curacas sont désormais eux aussi soumis au tribut. En raison de circonstances particulières, certaines indiens (comme dans l’ancienne vallée sacrée) bénéficient d’un traitement relativement privilégié. D'autres sont soumis à un arbitraire total. Dans l'ensemble, les espagnols utilisent à leur profit les structures de la société inca, en en éliminant le sens et toute notion de redistribution ou de réciprocité.

La destructuration sociale

Le statut des curacas évolue. D'une part, les curacas ayant le rang le plus élevé disparaissent. De même, les chefs d'ayllus perdent leur pouvoir. Seuls subsistent les chefs de rang moyen. Certains d'entre eux profitent de leur situation pour s'enrichir aux dépens de leus concitoyens, tout en maintenant une certaine forme (dégradée) de réciprocité vis-à-vis d'eux, contrairement aux espagnols. Mais on peut d'autre part considérer que, globalement, le pouvoir des curacas s'amenuise. En effet, s'ils sont indispensables aux espagnols pour obtenir de la population indienne les travaux forcés qui lui sont demandés, ils usent dans cette tâche leur autorité. De plus, ils sont désormais soumis au tribut, alors qu'eux-mêmes reçoivent un tribut diminué.

L'évolution d'une autre catégorie constribue à destructurer la société traditionnelle. Après la colonisation, le nombre de yanas, catégorie auparavant minoritaire, augmente considérablement. En effet, les yanas ne sont pas soumis au tribut et paraissent donc, relativement aux autres indiens, plus favorisés. Les guerres ont également provoqué des déplacements de population. Ceci explique que beaucoup d'indiens se déclarent yanas alors qu'ils ne l'étaient pas : le nombre de membres détachés de leurs ayllus pour être attachés à un maître (un espagnol, un curaca) augmente donc, affaiblissant les ayllus et transférant sur les membres restants la charge du tribut. D'autre part, les yanas constituaient autrefois un groupe prestigieux, au service de l'Inca. Désormais, bon nombre errent de maître en maître. Yana devient alors synonyme de vagabond, fainéant.

L'extirpation de l'idolâtrie

Le culte de l’Inca cesse à la mort d’Atahuallpa. Les missionnaires cherchent à extirper l’idôlatrie des esprits indiens, détruisant de nombreuses huacas et contraignant les indigènes à enterrer leurs morts. Cependant, les croyances traditionnelles se perpétuent et certains cultes sont secrètement maintenus.

Tradition et acculturation

Les métisses auraient pu servir de liens entre les indiens et les espagnols, mais ils sont généralement méprisés et rejetés par l’un et l’autre camp.
Sous l’influence espagnole, de nouveaux produits sont introduits au Pérou, mais certains (blé) ne sont cultivés que pour le paiement du tribut, non pour la consommation des indigènes. Les fruits et légumes sont les éléments les mieux acceptés par les indiens. Certains aliments autrefois réservés aux seuls dignitaires se répandent dans toute la population : c’est le cas notamment de la viande et de la coca.
Sur le plan vestimentaire, les indigènes restent généralement fidèles à leurs tenues traditionnelles. Cependant, ils adoptent le sombrero à la place de la coiffe traditionnelle qui permettait d’identifier leur origine (signe d’affaiblissement des communautés). Les curacas affichent le prestige qui leur reste en s’habillant à l’espagnol, imités en cela par les indiens enrichis. Les plus puissants obtiennent des espagnols l’autorisation de se déplacer à cheval.

Concernant la langue, seule l’élite indienne apprend l’espagnol, ainsi que certains yanas, lorsqu’ils ont un contact quotidien avec un maître espagnol. Les autres continuent à parler l’aymara et le quechua, le quechua ayant été favorisé par les Incas dans un souci d’unification.

L’évangélisation demeure superficielle. Elle contribue à la destructuration sans être suffisamment solide pour permettre une réorganisation. Son échec partiel est d’abord dû à l’insuffisance du nombre de missionnaires et à leur renouvellement trop fréquent, qui les empêche de bien connaître leurs ouailles, sans compter que certains d’entre eux ne sont pas d’une moralité irréprochable (faisant travailler à leur service les prisonniers pour sorcellerie, qui ne participent donc pas au tribut communautaire, par exemple). La méconnaissance (réciproque) de la langue de l’autre est également un frein important.

La pratique religieuse est donc souvent superficielle et contrainte, les indigènes acceptant mal les dogmes de la foi, retournant l’accusation d’idolâtrie contre les chrétiens (statues, images pieuses). Leur résistance est essentiellement passive mais les cultes locaux de huacas et les croyances indigènes persistent à travers les siècles. Le culte chrétien sert parfois à camoufler le culte traditionnel (huaca cachée derrière l’autel…). Le dieu chrétien est parfois considéré comme un dieu appartenant à une sphère séparée, sans rôle aucun dans la destinée des indiens. Indirectement, les espagnols reconnaissent le poids des cultes traditionnels, faisant jurer les indiens baptisés sur leurs dieux et non sur la croix, quand il s’agit de prêter serment !

Dans l’ensemble, malgré le choc reçu, la société indienne présente une résistance culturelle relativement forte aux apports espagnols. Il y a donc déculturation sans acculturation, avec la coexistence de deux systèmes de pensée, l’un dominé et l’autre dominant, ce qui perpétue le traumatisme de la conquête.

Révoltes

Manco, fils de Huayna Capac, membre du clan de Huascar, commence par s’allier à Pizarro, lors de la conquête pour combattre Atahuallpa. A la mort d’Atahuallpa, Pizarro nomme Tupac Huallpa, un autre fils de Huayna Capac au poste d’Inca. Celui-ci étant rapidement empoisonné, Pizarro nomme alors manco comme Inca fantôche. Dans un premier temps, Manco tente de respecter le « contrat » passer avec Pizarro. Mais les humiliations qu’il subit (cf. roman) l’amènent à se révolter. Il réussit à fuir les espagnols sous prétexte d’aller chercher une statue d’or massif et réunit une armée de 50000 hommes. A ce moment, Almagro est parti à la conquête du Chili, Francisco Pizarro fonde Lima tandis que Cuzco est aux mains d’Hernando, Juan et Gonzalo Pizarro. Manco assiège la ville, avec une armée un peu mieux adaptée au combat contre les espagnols, dont la situation semble désespérer. Par excès de confiance ou de doute, Manco ne profite pas assez rapidement de son avantage et les espagnols parviennent à faire une sortie en prenant Sacsahuaman. Manco se replie à Ollantaytambo, menant des négociations parallèles entre Almagro, revenu du Chili pour combattre Pizarro et Pizarro lui-même. Il doit finalement fuir devant une poussée almagriste et se réfugie dans la montagne (province de Vilcabamba). Il rétablit dans sa retraite le culte de l’Inca, incitant les indiens à rejeter la religion nouvelle, quitte à continuer de manière secrète le culte traditionnel, comme le feront les indiens pendant des siècles. Par ailleurs, il harcèle les espagnols et les indiens collaborateurs pendant tout son règne. Les espagnols lui opposent un autre inca fantôche, son frère Paullu, qui réussit à survivre à toutes les discordes occidentales en ondoyant d’un camp à l’autre. Manco est assassiné en 1545. Son successeur Sayru Tupac, accepte de se rallier aux espagnols (1555) mais est rapidement empoisonné (1560). Titu Cusi, un autre fils de Manco, lui succère et poursuit la lutte de son père.
Cependant, il tient plus à l’Etat néo-inca qu’au maintien du culte et des traditions. Il accepte ainsi, lors de négociations (entreprises après la découverte d’une menace de soulèvement général des indiens), de se faire baptiser.

En dehors de l’Etat néo-inca, la révolte s’organise au sein d’une secte religieuse millénariste, le mouvement Taqui Ongo. Ses adeptes prêchent la résurrection et la revanche des dieux traditionnels sur le dieu espagnol. Le culte traditionnel est réorganisé autour de deux huacas principales, celle de Pachacamac et celle du lac Titicaca. D’autre part, les huacas, autrefois objets externes, peuvent selon la secte s’incarner dans des hommes. L’intégration de la secte implique une rupture radicale avec le monde espagnol, mais celle-ci est non violente, les indiens attendant plutôt la victoire de leurs dieux. Ce qui n’empêche pas la répression espagnole d’être féroce.

Tupac Amaru succède à Titu Cusi en 1571. le vice-roi Francisco de Toledo décide alors d’en finir avec l’Etat néo-inca. Le dernier inca est capturé, emmené à Cuzco et décapité après avoir reçu le baptême. Il meurt au milieu d’une foule compacte et atterrée.

On peut donc conclure que la résistance des indigènes à la colonisation a été plus importante qu’on en le dit généralement, avec des manifestations violentes ou non, et plus ou moins ouvertes à l’acculturation (état néo-inca de Titu Cusi : résistance violente mais pas complètement hostile à l’acculturation ; Taqui Ongo : non violent mais totalement hostile à l’acculturation). Les espagnols ont rencontré une résistance beaucoup plus difficile à combattre tant au nord du Mexique qu’au nord du Chili. Dans les deux cas, il s’agit de zones de peuplement nomades qui ne bénéficiaient d’institutions préexistantes, aztèques ou incas. Cela permet de déduire l’importance d’un système étatique préexistant pour asseoir la domination espagnole (un pouvoir dominateur se substitue à un autre).

Globalement, les indiens observent vis-à-vis de leurs traditions une fidélité qui constitue un refus silencieux et obstiné de la colonisation, une sorte de victoire dans la défaite.